Comprendre l’expérience du Bloc de gauche au Portugal

vendredi 9 juin 2017.
 

Miguel Romero : Parlons d’abord des origines du Bloc de gauche.

Francisco Louçã : Il y a eu un processus social d’échec de la gauche dans le référendum sur l’avortement en 1988 [1]. L’ensemble de la gauche s’était engagé avec l’espoir de gagner mais cela s’est terminé par une défaite, une défaite de peu, mais une défaite inattendue et lourde par ses conséquences morales. Cela a évidemment conduit une organisation comme l’UDP (Union démocratique populaire, une organisation d’origine maoïste), qui avait à l’époque une moindre influence électorale mais une meilleure implantation militante que le PSR (Parti socialiste révolutionnaire, section de la IVe Internationale) à réfléchir sur l’opportunité de faire une proposition au PSR pour créer une nouvelle force politique à même de reconfigurer complètement le champ de la gauche socialiste. C’est ce qu’ils ont fait. Il n’y avait alors pas de tradition unitaire suivie ni de rapprochement militant. Il y avait eu un accord électoral en 1983, six ans plus tôt, mais qui s’était traduit par un échec, avec des résultats insignifiants.

Miguel Romero : Vous aviez mené ensemble la campagne pour le droit à l’avortement ?

Francisco Louçã : Oui, mais pas seulement l’UDP et le PSR. Un ensemble de courants ont participé à cette campagne, notamment les militants du Parti communiste ou du Parti socialiste, des catholiques et même des personnes de droite qui n’acceptaient pas que les femmes soient condamnées pénalement pour avoir avorté. Pendant cette campagne, certaines options ont en partie rapproché le PSR et l’UDP, mais bien au-delà. Un rapport s’est créé entre le mouvement social et les partis politiques, l’expression d’un mouvement dans un cadre unitaire, mais, au final, rien qui crée une culture politique propice à la survenue d’un nouveau parti. Effectivement, la proposition de création du Bloc est une initiative de leur direction politique. Lorsque j’ai rencontré Luis Fazenda [dirigeant de l’UDP], à la suite de plusieurs réunions entre représentants de nos deux partis, nous nous connaissions très peu. Nous nous connaissions de loin, nous nous étions rencontrés, à l’occasion, dans des réunions, mais nous n’avions jamais discuté de questions de fond. Dans ce processus de rapprochement, certaines personnes ont joué un rôle important : c’est le cas, notamment, de Fernando Rosas, une figure politique connue de la gauche intellectuelle portugaise, de la génération qui a précédé la nôtre, venue du Parti communiste, puis de l’extrême gauche marxiste léniniste, et qui collaborait déjà depuis de nombreuses années avec le PSR.

Il y avait un sentiment très général qu’une époque s’achevait. L’effet moral de la défaite de la campagne pour le droit à l’avortement, qui a été ressentie comme un échec et la fin de l’époque ouverte par le 25 avril 1974. Les traditions propres à chaque parti ont conduit la majorité de leurs militants à reconnaître qu’on avait besoin de quelque chose de nouveau. C’était vrai pour le PSR et l’UDP, mais aussi pour PXXI (Politica XXI, une organisation issue d’une rupture dans les rangs du PCP) qui s’est également associée à ce processus, mais on pensait au départ qu’une coalition serait suffisante. C’est là qu’est apparue une proposition précise, une proposition osée : ne pas se contenter d’une coalition, mais créer un nouveau mouvement politique. Les conditions n’étaient pas réunies pour la fusion des partis, qui exigerait un rapprochement sur le plan idéologique ; cette voie manquait d’intérêt alors qu’il était possible, et bien plus important, de créer une organisation politique, dont la force et l’unité se situeraient au-delà de l’idéologie. Pour aboutir à un accord politique solide, il n’était pas besoin d’avoir la même analyse de la révolution de 1917 ou de la révolution chinoise de 1949. Il fallait se consacrer à la définition des tâches politiques et à la construction d’une culture politique pour ce nouveau mouvement, à partir de la base. Cette proposition a d’abord rencontré des difficultés dans les rangs de l’UDP et du PSR. Mais elle a fini par s’imposer. Je crois que le choix de cette option a été décisif, même si c’était la plus difficile.

Miguel Romero : Tout cela me rappelle notre situation ici, dans l’État espagnol, après la défaite lors du référendum contre l’Otan [mars 1986]. Vous avez été plus intelligents que nous, plus « politiques » au meilleur sens du mot. Vous avez compris qu’il y avait une opportunité pour convertir une défaite en une avancée pour la gauche anticapitaliste et vous ne l’avez pas laissé passer. Ici, en 1999, nous ne l’avons pas vue et quand nous avons cru la voir quelques années plus tard, c’était un trompe-l’œil.

Francisco Louçã : Il faut dire que, quand on est en phase de recul, construire une nouvelle organisation est quelque chose de risqué. La proposition politique que nous avons faite s’adressait à beaucoup de gens qui n’étaient ni du PSR, ni de l’UDP, ni de PXXI. Attirer largement la gauche indépendante a constitué un élément très important. En quelques mois, le Bloc est devenu une organisation de 1 200 à 1 300 membres, dont la majorité n’étaient pas dans les organisations fondatrices. Plus que tout, le Bloc était une force politique capable d’agir. En politique, c’est comme cela que les choses se passent : quand une opportunité se présente, on a la force d’y répondre ou on ne l’a pas ; on lui offre une réponse ou elle disparaît. Nous avons très vite été confrontés à des défis importants : par exemple, le mouvement pour l’indépendance du Timor, en 1999, après l’effondrement de l’occupation indonésienne, qui a eu un grand écho au Portugal. De même les mobilisations contre les guerres des Balkans. C’est également l’année où ont eu lieu les élections européennes. Le Bloc s’y est présenté pour la première fois et nous n’avons eu aucun élu.

Miguel Romero : Mais vous avez fait mieux que le PSR et l’UDP auparavant ?

Francisco Louçã : Nous avons obtenu plus de suffrages que ceux des différentes organisations précédemment. Cela facilitait la compréhension que ce score à Lisbonne nous permettrait d’avoir un député aux prochaines élections législatives. Cette échéance était proche, et cela a créé un capital d’espérance positive et d’expectative qui a déséquilibré le jeu électoral. Nous avons obtenu deux députés à Lisbonne puis, lors des scrutins successifs, 3, 8 et 16. Ces succès électoraux ont eu un impact immédiat dans l’intervention publique, dans l’intervention sociale et tout cela dans un laps de temps très court. On a pu vérifier que le projet de création d’une force politique reposait sur des idées fortes : la lutte anti-globalisation — c’était l’époque de pleine croissance de ce mouvement — contre la guerre, contre le capitalisme. Nous avons pu offrir des réponses immédiates et cela nous a permis de faire quelque chose qui ne s’était encore jamais produit. La politique portugaise institutionnelle reposait sur deux partis à gauche et deux partis à droite dans un équilibre assez stable. Les mouvements internes à ses partis ne débouchaient pas sur des changements structurels. L’UDP avait eu un seul député en 1976. Des ruptures se sont produites au sein du Parti socialiste mais elles ont été réabsorbées par la suite. Le Parti communiste a eu jusqu’à 45 députés (il n’en a plus que 13 aujourd’hui). Il ne s’était formé aucun parti susceptible de dépasser l’influence du Parti communiste sur le plan électoral. L’apparition d’un cinquième parti sur la scène nationale est un cas unique dans une configuration très stable. Nous parlons de la situation vingt-cinq ans après le 25 avril 1974.

Miguel Romero : Je comprends que vous ayez laissé de côté les questions idéologiques, mais comment avez-vous formalisé les bases politiques de cet accord ? J’imagine que vous avez un document de référence commun.

Francisco Louçã : Le Bloc s’est constitué sur un texte politique intitulé Começar de novo (Pour un nouveau départ), un texte de référence succinct que nous avons ensuite développé sous la forme d’un document plus programmatique, après s’être assuré de la solidité de notre accord politique face aux enjeux de la société. Ce texte était le résultat naturel de l’évolution des organisations, des courants et des militants indépendants, qui ont joué un rôle très important dans notre direction. Il présentait nos réponses face au capitalisme réellement existant, la financiarisation, la globalisation et l’échange inégal, les mécanismes d’exploitation et leur extension dans la société, la question institutionnelle de l’Union européenne... et d’autres thèmes auxquels il fallait répondre : la délinquance sociale en tant qu’exploitation, la vision de la guerre... Sur toutes ces questions, l’accord politique reposait sur des bases très solides.

Nous avons, en quelque sorte, occupé un espace politique qui n’existait pas, un espace politique qui ne s’était pas révélé à lui-même. Ce succès est aussi dû au rôle décisif de la direction, parce que toute organisation qui a une influence institutionnelle se voit exposée à de fortes pressions, toute organisation qui dépasse le stade d’un petit groupe de quelques centaines de membres se voit soumise à d’énormes tensions et différenciations. Soit il y a une direction capable de gérer ce processus, d’absorber les connaissances, d’élaborer collectivement, d’affirmer une autorité politique, soit le processus échoue. L’autorité est très importante, l’autorité politique de masse pour ainsi dire. Ce qui consolide une organisation, c’est de voir sa direction représenter une alternative aux partis existants et agir pour que cette alternative prenne corps dans la lutte sociale de masse.

Il y a longtemps déjà, un de nos camarades soulignait qu’un parti n’a d’influence politique que quand il est une référence obligatoire dans les débats nationaux ; dans toutes les questions importantes en débat, il doit être une référence. J’y crois fermement. Sur des questions comme le traité de Lisbonne, les programmes de stabilité, les orientations fondamentales de la politique économique... le débat est exacerbé et c’est là que se juge la capacité de peser, de créer une polarisation.

Miguel Romero : Un aspect de votre expérience me paraît particulièrement intéressant. Il y avait donc avant la création du Bloc un panorama politique fondamentalement stable, à l’image de ce que connaissent la plupart des pays européens. L’apparition du Bloc déséquilibre, déstabilise cette configuration dans la mesure où une force politique, qui n’est pas soumise aux règles de la « gouvernabilité », se présente dans le jeu institutionnel.

Francisco Louçã : Oui, c’est exact. Quand nos premiers députés ont été élus, ce fut une surprise. Cela mettait en évidence une base électorale forte qui reflétait, d’une certaine façon « l’avrilisme », la résistance politique du 25 avril 1974. Ensuite, les succès électoraux ont été l’expression d’une culture de gauche, socialiste, radicale, où se reconnaissaient des militants d’autres partis.

Le principal était de rejeter l’idée que le Bloc ne serait qu’un « aggiornamento » de l’extrême gauche et, au contraire, d’en faire une force politique qui postule au rôle dirigeant à gauche. C’était explicite dès le départ, mais c’est devenu de plus en plus manifeste, dans la mesure où les objectifs doivent être définis en adéquation avec ce que permet la situation. Nous savions que la clé de notre intervention n’était pas de disputer au Parti communiste un espace semblable à celui qu’il occupe. Nous ne pourrions nous imposer face au Parti communiste qu’en affirmant un objectif bien plus ambitieux, une recomposition globale de la gauche. Cela nous a conduit dès le début à adopter une position très unitaire en direction du PC, alors qu’il a d’abord cherché, comme on pouvait s’y attendre, à mépriser et ignorer l’existence du Bloc. Ensuite, il a adopté une politique double : des rapports très unitaires au Parlement, construits sur des discussions et des négociations intenses, et, parallèlement, une attitude très polémique sur le terrain social et sur les référents politiques. Plus le Parti communiste s’est montré agressif sur le plan politique, plus cher il l’a payé. Cela nous a permis d’attirer des secteurs qu’il influençait historiquement et de gagner la confiance d’une base populaire considérable qui se reconnaissait dans le Parti communiste, dans la lutte contre l’austérité ou dans un syndicalisme combatif.

La clé résidait dans notre capacité à répondre au défi représenté par le Parti socialiste, en tant que parti de gouvernement, et au régime d’« alternance ». Nous avons pu avoir un impact politique considérable quand le Parti socialiste a perdu les élections en 2002 face à la droite. Nous avons développé une activité politique très forte, dans l’affrontement avec le nouveau gouvernement, en proposant une politique très unitaire avec le PC et le PS, ce que le PC a toujours refusé. Il dénonce en permanence la symétrie entre le Parti socialiste et la droite. Peu importe qui des deux gouverne… C’est vrai que les politiques appliquées peuvent même être pires sous un gouvernement socialiste, comme nous le voyons actuellement avec la législation du travail adoptée par le gouvernement Sócrates, mais, du point de vue social, ils n’ont pas la même base. Nous avons donc développé une intervention très active, en dialoguant avec les militants de base socialistes, qui représentent un secteur important de la population, pour leur exposer nos critiques et nos propositions alternatives : c’est là que réside notre véritable lutte pour l’hégémonie et c’est ce qui a guidé notre action. La direction du Parti socialiste était à ce moment-là entre les mains de Ferro Rodrigues, ancien dirigeant du MES (Mouvement de la gauche socialiste) à l’époque du 25 avril. Je l’ai connu quand j’avais quatorze ans. Nous avons pu engager beaucoup d’actions en commun, dans la lutte contre la pauvreté et pour la sécurité sociale, malgré nos profondes divergences en matière de politique économique. Cette équipe de direction du Parti socialiste a été décapitée par une procédure judiciaire, un artifice juridique. C’est José Sócrates qui lui a succédé, un technocrate libéral.

Avec le temps, il est devenu clair que le Bloc devait répondre à deux préoccupations : d’abord, construire un mouvement influent dans les masses, représentant une force sociale importante avec une conscience anticapitaliste et une politique socialiste ; sur cela il ne peut y avoir de doutes. Mais en même temps nous devions développer un centre d’intervention, capable de relations tactiques pouvant être efficaces dans la confrontation avec les politiques libérales. Je crois que c’est la principale différence entre le Bloco de Esquerda et beaucoup d’autres organisations révolutionnaires européennes que nous connaissons. Pour nous, l’intervention tactique a une grande importance. Il y a un espace « identitaire » d’affirmation d’une culture politique, d’une idéologie, mais l’action politique de l’organisation ce n’est pas l’affirmation de son identité, c’est sa relation avec d’autres secteurs pour créer des convergences. Car s’il y a une attaque contre la sécurité sociale, l’âge de départ à la retraite, les salaires, ce qu’on attend d’une organisation de gauche qui revendique une influence de masse, c’est l’importance de son rôle dans la lutte pour arrêter cette attaque.

C’est une manière de faire de la politique pour vaincre : nous devons être plus forts là où les gouvernements sont les plus faibles ; nous devons créer les convergences là où les politiques socialistes ont le plus d’appuis.

Miguel Romero : Est-ce un critère de la direction ou une culture des militants du parti ? Je t’entends répéter, comme dans un cours de formation, que dans la politique révolutionnaire le fait « d’avoir raison » n’a pas beaucoup de valeur : ce qui importe c’est d’intervenir pour changer la réalité. Mais, pour changer la réalité, l’initiative du parti ne paraît pas suffisante ; il faut un lien étroit avec les mouvements sociaux et cela peut provoquer des conflits entre « le secteur politique » et le « secteur social ».

Francisco Louçã : Ces conflits existent. En général, les mouvements sociaux sont peu organisés au Portugal. Le plus fort et le plus structuré, c’est le mouvement syndical, mais le taux de syndicalisation n’est que de 15 % à 18 %. En outre, sa capacité d’organisation, d’intervention sociale est limitée, bien qu’il soit capable de promouvoir certaines grandes actions politiques qui ont un fort impact, telles des manifestations de 100 000 à 200 000 personnes sur les questions de l’enseignement, de la santé, du chômage, de « l’austérité »…

Il n’existe pas de mouvement féministe structuré, les mouvements écologistes ou alternatifs sont faibles, il n’y a pas non plus de fort mouvement internationaliste. Avec nos militants nous faisons donc un travail de pionniers et cela a parfois une influence sur nos relations avec les organisations sociales. Depuis plusieurs années, quatre ans déjà, nous avons décidé de nous impliquer dans le travail d’organisation sociale des jeunes précaires, en collaboration avec quelques organisations syndicales mais aussi en subissant l’hostilité d’autres syndicats et de certaines organisations non syndicales. Nous développons nos propres initiatives politiques : mobilisations, initiatives législatives, création de réseaux associatifs, etc. Mais c’est l’initiative politique qui est à l’origine de ces mouvements et nos militants essayent d’occuper le plus grand espace politique possible.

Miguel Romero : Je comprends, mais il me semble qu’une telle situation doit provoquer des tensions ou au moins des risques de tension entre les militants « politiques » du Bloco et les militants « sociaux » du mouvement…

Francisco Louçã : C’est une chose inévitable et naturelle dans un mouvement de masse. De plus, il faut prendre en compte que le Bloco a des caractéristiques de « mouvement politique » ; nous avons autour de 8 000 adhérents avec des niveaux de militantisme très inégaux. Ce qui fondamentalement définit notre identité politique c’est le conflit public, la confrontation très forte avec le gouvernement au Parlement, qui est au Portugal le centre du débat politique. Tous les quinze jours il y en a un avec le Premier ministre, un débat dur, au cours duquel nous présentons des options alternatives, ce qui a des conséquence importantes y compris sur le parti gouvernemental. Au cours de la précédente législature, alors que le Parti socialiste avait la majorité absolue, notre politique d’alliances avec des secteurs socialistes critiques a conduit plusieurs fois le gouvernement au bord de la défaite au Parlement : dans deux cas le gouvernement ne l’avait emporté que par deux voix, car des députés du PS avaient voté contre leur gouvernement. Il s’agissait de questions importantes : les privatisations, les politiques de la santé et de l’éducation et surtout la législation du travail. Au Portugal cela a représenté une rupture importante. C’est de là que viennent nos relations avec Manuel Alegre, qui dirigeait ce processus d’insoumission politique et parlementaire et qui sera un candidat important des gauches lors de la prochaine élection présidentielle. Nous avons réussi à construire une convergence importante avec de nombreux secteurs capables de défendre le bien public contre les privatisations ou le droit du travail contre la précarisation de sa législation. Cela a amélioré notre capacité d’expression au sein du mouvement des masses, a rendu plus difficile l’offensive gouvernementale et a permis de déséquilibrer ce conflit politiquement.

Nous créons un espace social pour la lutte politique, augmentant de cette manière les possibilités de convergences. Notre ligne, c’est la défense des services publics, notre principal combat c’est la lutte contre la libéralisation et la privatisation, la défense des services publics de l’enseignement et de la santé avec la défense de la démocratie économique contre l’inégalité. Nous voulons que les gens comprennent que nous sommes utiles, que nous pouvons décider et que, de ce point de vue, nous leurs servons pour changer leur vie. Et nous voulons que cela ait un impact sur le conflit avec le gouvernement et le Parti socialiste.

Miguel Romero : Il me semble que cette politique dépend largement des résultats immédiats, disons de l’obtention des « succès » — pas simplement électoraux. Autrement dit, qu’elle implique d’atteindre, au moins partiellement, les objectifs mis en avant. Dans la situation actuelle il est très difficile d’obtenir de tels « succès »… Il me paraît très problématique de fonder la construction d’une organisation anticapitaliste sur la tactique et ses résultats à court terme.

Francisco Louçã : Une pression des « résultats » existe, mais je ne crois pas que ce soit l’aspect décisif. Face au désespoir social nous avons affaire à un réformisme sans réformes, à une social-démocratie sans compensations. Ceci provoque une crispation sociale et par conséquent la crainte du chômage, de la précarité, de l’isolement des salariés… La perception de l’injustice est accrue du fait de notre capacité d’agir. C’est en soi un résultat : lorsque les gens prennent conscience que quelqu’un combat pour eux, que quelqu’un est disposé à démasquer ce système économique démentiel, d’expliquer, de dévoiler l’injustice, c’est en soi quelque chose qui renforce la mobilisation et l’organisation.

Par exemple, une chose que nous faisons fréquemment c’est d’expliquer très directement les scandales financiers, le fonctionnement du système bancaire. Cela nous a valu de nombreux procès intentés par les administrateurs, les entrepreneurs. Nous avons fait face à de très nombreuses attaques de leur part. Belmiro de Azevedo, l’entrepreneur le plus connu du pays, m’a récemment attaqué de manière très violente. Cela nous renforce… Ces patrons savent pourquoi nous menaçons leur pouvoir. Il y a eu le cas de l’effondrement d’une banque, en 2008, au cours de la crise — de nombreuses banques ont eu des difficultés, mais l’une s’est effondrée. Une commission d’enquête parlementaire a été créée et ainsi, car nous y étions, nous avons pu connaître et dénoncer tous les détails des trafics offshore, des commissions… Nous avons pu organiser des réunions publiques pour expliquer ce qui s’est passé, comment cela s’est passé — ce fut une véritable éducation anticapitaliste, permettant une perception concrète de ce qu’est l’économie, une façon de renforcer l’indignation, la politisation, la mobilisation et la riposte populaires.

Miguel Romero : Comment se déroulent de telles réunions publiques ?

Francisco Louçã : Nous les organisons régulièrement, dans tout le pays, pour rendre compte de notre travail parlementaire et pour débattre avec la population. De plus, depuis deux ans, nous avons commencé à organiser au mois d’août des rassemblements dans les rues, sur les places publiques, à l’extérieur, auxquelles participent les passants. Cette année nous avons rassemblé de cette manière plus de 20 000 personnes. Nous y parlons toujours des sujets très concrets, qui attirent une grande attention sociale. Le public est un public très intéressant : des retraités, des électeurs du Parti socialiste, des enseignants, des jeunes. Nous avons une pyramide d’âges inverse à celle du Parti communiste : le PCP a peu de suffrages des jeunes et beaucoup de suffrages de personnes âgées, alors que notre électorat, c’est le contraire. Maintenant nous commençons à modifier un peu cette relation.

L’enjeu, c’est d’avoir un fort impact politique qui fasse simultanément percevoir la nécessité des changements concrets, pratiques, mais aussi leur difficulté. Nous ne voulons pas créer des illusions sur ce qui pourra se produire, nous ne promettons pas aux gens une augmentation des salaires, nous montrons comment une augmentation des salaires serait possible si des mesures de justice économique étaient réalisées. Cela donne à l’anticapitalisme une force beaucoup plus grande que toute propagande, car cela permet d’exprimer concrètement ce qu’est l’injustice, pourquoi les entreprises ne payent pas d’impôts, pourquoi on paye en une heure des commissions de trente millions d’euros à un banquier, pourquoi un directeur peut gagner sept fois le salaire d’un employé, etc.

Miguel Romero : Depuis sa fondation le Bloco est une organisation très plurielle. Comment travaillez-vous dans ces conditions ? La recherche du consensus est-elle systématique chez vous ? Comment gérez-vous les désaccords ?

Francisco Louçã : Lors de notre dernier congrès, l’année dernière, trois listes étaient présentes : la majorité a obtenu près de 81 %, une motion minoritaire 11 % et une autre 8 %. Sur cette base nous élisons à la proportionnelle les 80 membres du Bureau national, notre organe de direction, dont 16 ou 17 sont issus des minorités et présentent leurs points de vue. Une des minorités fait partie d’un courant trotskiste appelé « moreniste » et elle a une attitude systématique d’opposition. Ils font un travail de type « entriste » qui n’est pas très significatif : ils ont quelques militants, quelques jeunes, mais ne jouent pas un rôle important dans la réflexion politique du Bloco. D’autres courants, regroupés dans la deuxième minorité, collaborent et ont des accords partiels avec la majorité. Il faut dire que la majorité elle-même est aussi très diversifié du fait que nous avons des organisations régionales qui sont fortes. Le pays est également très diversifié, de sorte que dans chaque région il y a des perceptions différentes et un travail différent du point de vue de la synthèse politique. Cela s’exprime dans les congrès, les assemblées, les conférences régionales et sectorielles (syndicales, écologiques, des jeunes, des maires et conseillers municipaux — qui sont 350, dont la majorité participe aux conseils sans exercer des responsabilités directes, seulement dans quelques cas nous faisons partie d’une majorité municipale). Nous avons peu d’implantation dans les institutions locales, en proportion bien plus faible qu’au niveau national.

Miguel Romero : Excuse-moi d’insister, mais la gestion démocratique des divergences qui surgissent dans la pratique d’un grand parti me semble très complexe. Il y a une culture, qui vient des forums sociaux et qui a percé dans de nombreuses organisations, dont l’unique critère est celui du consensus. Mais cela tend à transformer les désaccords en une sorte de maladie, alors que dans un groupe libre et sain c’est quelque chose de normal.

Francisco Louçã : Dans une structure comme les forums sociaux la pratique du consensus est possible car on y travaille avec les plus petits dénominateurs communs et avec une liberté d’action : en dehors du consensus, chacun fait ce qu’il veut. Dans un parti cela est impossible : un parti doit travailler sur la base du plus grand accord possible et non du plus petit. Dans la politique à long terme, la cohérence stratégique de la direction est décisive, la direction doit savoir où elle va et comment elle agit.

Miguel Romero : En effet, mais il s’agit d’objectifs très difficiles à atteindre et qui ne peuvent l’être sans débat.

Francisco Louçã : Tous les éléments sont importants : on peut à la fois avoir une direction avec une conscience très claire et rejeter les méthodes qui conduisent à la division. Un parti comme le Bloco a à la fois une présence publique forte, une importante présence institutionnelle et une grande diversité sociale. La direction doit être capable d’interpréter tous les signaux et de prendre les décisions qui renforcent le Bloco. On les prend quotidiennement, de manière permanente. Ce sont des décisions importantes. Par exemple, maintenant nous avons un affrontement avec le gouvernement sur une loi de finances régionales, c’est un affrontement très dur, avec des implications publiques, des menaces de démission du gouvernement, etc. Nous avons en même temps un conflit concernant la législation du travail et un problème important dans une grande entreprise multinationale qui va fermer, licencier des travailleurs… La capacité d’agir sur tous ces terrains dépend largement des décisions tactiques, très précises. Et comme nous vivons dans un univers où la politique c’est la communication, « tactique et précis » se réfère aussi aux choix des mots : la manière de conduire une politique se fait largement à travers l’image, à travers la proposition que l’on avance, le conflit des idées, la présentation d’alternatives, l’organisation sociale qui est reconnue et qui crée l’impact. Cela suppose de faire des choix très précis : une direction ne parle pas à plusieurs voix, elle utilise des termes très concentrés et cela implique un niveau de confiance très élevé et un haut niveau de consultation. Quand je dois prendre des décisions immédiatement, je consulte les personnes-clef concernées, les autres parlementaires, ceux qui ont le plus d’expériences et de connaissances sur le sujet ; si quelqu’un doit faire une intervention qui peut peser sur l’image du Bloco, nous examinons ensemble la manière exacte de la faire. Il ne s’agit pas seulement de politique en général, mais des questions de détail pour savoir exactement comment exprimer chaque point de vue. Pour prendre un exemple : le Premier ministre donne le lundi une interview sur la situation politique. Toutes les télévisions transmettent en direct les réponses des différents partis. Par conséquent il est très important que notre réponse soit la plus précise et non ce qu’un dirigeant pense à ce moment-là. Avant de répondre, nous prenons quelques minutes pour les consultations. Car la conception politique d’une organisation se fonde beaucoup sur la communication.

Miguel Romero : Peux- tu développer un peu…

Francisco Louçã : Il s’agit là d’un des grands changements que le Bloco a réalisé et qui ne dérive pas seulement de la présence institutionnelle, que nous avons gagné mais que nous pouvons perdre. C’est une option stratégique que nous avons choisie au cours des dernières cinq années : transformer notre modèle de communication par rapport aux traditions de gauche que nous connaissons.

Miguel Romero : C’est un sujet important. Peux-tu expliquer en quoi consiste votre système de presse ? Concrètement, pour prendre en considération une des plus anciennes traditions de la gauche en matière de communication : quel est le rôle du périodique de l’organisation ?

Francisco Louçã : De plus en plus réduit. Nous avons un journal mensuel qui est envoyé aux membres du Bloco et diffusé dans les kiosques. Il est possible que dans le futur il cessera de paraître, parce que notre centre de communication c’est maintenant l’internet. Nous avons un portail web où travaille une équipe professionnelle déjà importante — une dizaine de personnes — qui s’occupe de l’information, de la radio, de la télévision et des relations avec la presse. Nous menons aussi une intervention importante dans les réseaux sociaux. C’est un système d’information fortement développé avec un objectif ambitieux. Nous voulons atteindre le niveau de 100 000 personnes — 1 % de la population — qui suivront quotidiennement l’information que nous produisons.

Miguel Romero : En êtes-vous encore loin ?

Francisco Louçã : Déjà entre 40 000 et 50 000 personnes suivent toutes les formes de communication que nous utilisons : réseaux sociaux, accès à internet, diffusion par YouTube, etc.

En outre, plusieurs personnes travaillent en tant que conseillers de presse avec la direction du Bloco. Les rapports avec la presse sont difficiles.

Miguel Romero : Ce terme de « conseillers de presse » me surprend dans une organisation militante…

Francisco Louçã : Il s’agit de professionnels de la communication, qui sont aussi parmi nos meilleurs cadres politiques. Nous avons besoin de gens spécialisés, capables de communiquer avec les directeurs des journaux, les responsables de la télévision, ceux qui dirigent les informations, et de leur fournir les réponses adéquates.

Nous vivons dans un monde centré sur l’information. La communication dominante dans ce monde c’est la fabrication des rumeurs comme arme politique, ce sont les agences de communication formées par des « spin doctors » (manipulateurs de l’opinion). Nous devons les vaincre. C’est un combat de grande intensité et nous devons être les plus capables dans cette lutte, en créant des idées mobilisatrices et en informant la mobilisation sociale. C’est pourquoi nous avons dû décider d’un profond changement de notre système de communication, qui sera de plus en plus important dans notre politique.

Miguel Romero : Bon, passons à un autre sujet. Supposons que vous considérez qu’un objectif est juste mais qu’à court terme il n’est pas mobilisateur, car il est trop radical : par exemple, l’interdiction des licenciements. Dans ce cas que faites-vous ? Est-ce que vous l’écartez ?

Francisco Louçã : Nous présentons un programme dont nous voulons qu’il soit cohérent du point de vue des idéaux socialistes. Nous ne sommes pas intéressés par la distinction paralysante entre le programme maximum et le programme minimum. Lorsque nous avançons une proposition d’action, une réponse, une intervention immédiate conjoncturelle, nous faisons en sorte qu’elle soit compréhensible pour la population et que par conséquent elle serve à développer notre capacité d’influence dans ce cadre, à partir de cette réponse. Pour revenir à ta question sur l’interdiction des licenciements, qui est comme tu le sais un sujet de discussion avec les camarades des autres pays européens, nous défendons une idée qui me paraît juste, difficile et provocatrice : l’interdiction des licenciements dans les entreprises qui font ou ont fait des bénéfices. Si elles ont eu des bénéfices au cours des années passées, l’idée est qu’elles les restituent à la société en maintenant l’emploi. Les gens comprennent que c’est une position forte, bien qu’elle ne fasse pas partie de la tradition du mouvement ouvrier sur cette question. Je crois que c’est une position compréhensible et correcte. Par contre, il me semble que l’idée générique de l’interdiction des licenciements, hors de ce contexte, peut être creuse. Elle signifierait la nationalisation automatique par un gouvernement libéral de toutes les entreprises en faillite, ce qui n’a pas de sens, ni aucune crédibilité. Cela ne correspond ni au niveau de perception de la population travailleuse, ni à aucune capacité de mettre en pratique un modèle socialiste. Un gouvernement de gauche avec une culture socialiste ne pourrait pas le faire immédiatement et c’est la raison pour laquelle cela ne peut être considéré par les travailleurs comme une réponse concrète au chômage. C’est de la poésie politique : ça n’aide pas, ça ne semble pas être mobilisateur, ça ne permet pas de mener une bataille importante pour la conscience des gens. Je comprends que cela fait partie de la recherche d’alternatives qui surgissent dans la lutte politique et sociale. Mais nous ne choisissons pas les propositions parce qu’elles sont les plus radicales, mais pour répondre au mieux à la question posée et, pour que, de cette manière, elles aient le plus grand impact.

Miguel Romero : C’est peut-être un préjugé, mais il me semble que plus un parti obtient des succès importants, et plus il se « nationalise ». Par contre, il paraît clair que les conditions pour faire avancer une politique anticapitaliste sont de plus en plus internationales. Pour poser une question concrète : franchement, je ne vois pas beaucoup d’intérêt du Bloco pour les questions hors du Portugal.

Francisco Louçã : No comment.

Miguel Romero : J’insiste…

Francisco Louçã : Alors, sérieusement. Aujourd’hui il ne fait pas de doute qu’un programme socialiste serait étranglé par l’Union européenne. Toute politique socialiste active devra affronter les institutions de l’UE pour transformer les conditions de la politique européenne. C’est évident. Toutefois, nous n’avons pas encore de possibilités de victoire sur ce terrain. Nous sommes encore dans le contexte de la construction politique d’une intervention européenne. D’autre part, plus un parti ou un mouvement est fort dans un pays, plus il est dépendant de la politique nationale, plus il est absorbé par elle. Même une coordination mondiale ou européenne de la gauche doit se fonder sur des partis nationaux forts et non sur des organisations minoritaires qui se coordonnent pour des raisons idéologiques. Il faut essayer un rapprochement de courants très divers, un peu comme Trotsky l’avait tenté durant des années avec les Anglais de l’ILP, avec les Hollandais du SAP, avec le Poum… Il s’agit de rapprocher des courants très divers, beaucoup plus divers que ce que nous pouvons imaginer.

Il faut observer cela posément. Il y a une certaine nationalisation de la politique lorsqu’elle est décisive, c’est vrai. Une organisation politique avec une influence de masse fait l’objet de demandes dont elle ne serait pas l’objet dans d’autres circonstances et de ce fait elle doit faire face à des priorités. En même temps, elle ne peut cesser d’avoir une forme de coordination internationale, c’est certain. Mais nous sommes dans une phase de reconstruction de la gauche et il y aura encore ici et là des succès et des échecs. Il est aussi certain que le Portugal ce n’est pas, par exemple, la France. La France est le pays de l’Europe le plus politisé et c’est un pays central. La perception des relations politiques y est beaucoup plus différente qu’au Portugal. C’est compréhensible, car la France joue un autre rôle dans la construction européenne — de même que l’Allemagne et l’Italie, et même l’Espagne. Le Portugal est un pays plus périphérique de ce point de vue et il ne cessera pas de l’être.

Miguel Romero : Je vais te poser une question sur un sujet qui sera probablement polémique au sein de la gauche européenne. Lors de l’élection présidentielle qui aura lieu en janvier prochain, le Bloco va soutenir la candidature de Manuel Alegre, un membre connu de la gauche du PS. Peux-tu expliquer les raisons de cette décision ?

Francisco Louçã : Manuel Alegre a été candidat à la présidentielle il y a cinq ans. Le PS avait alors présenté Mario Soares et donc il s’est présenté comme candidat alternatif. Il a mis en marche un mouvement qui nous a surpris, car il obtint beaucoup plus de voix que Mario Soares [Lors de l’élection présidentielle du 22 janvier 2006, le candidat du bloc de droite (PSD, CDS/PP) Anibal Cavaco Silva a obtenu 2 773 431 voix (50,54 %), suivi de Manuel Alegre avec 1 138 297 voix (20,74 %), de Mario Soares (PS) avec 785 355 voix (14,31 %), de Jerónimo de Sousa (PCP) avec 474 083 voix (8,64 %), de Francisco Louçã (Bloco de Esquerda) avec 292 198 voix (5,32 %) et de António Garcia Pereira (PCTP-MRPP, maoïste) avec 23 983 voix (0,44 %).]]. Il a attiré l’électorat socialiste et beaucoup de voix de la gauche indépendante, fort critiques envers le gouvernement socialiste d’alors. Ce fut la première preuve que nous avons eu qu’il était possible de dialoguer avec une partie de l’électorat socialiste en rupture. A partir de là notre vision tactique s’est précisée et a eu un objectif direct visant à établir un dialogue permanent avec ce secteur.

Ce dialogue a été lancé, en particulier avec Alegre, qui par ailleurs a radicalisé sa différenciation avec le PS, dont il fut député et même vice-président de l’Assemblée de la République. Alegre a voté contre le gouvernement sur des questions économiques très importantes, en accord avec nous, ce qui a provoqué une très importante crise dans le PS.

Le dialogue et les convergences établies sur cette base politique ont permis de réaliser deux grands forums, un sur la démocratie et la politique de la gauche et l’autre sur les services publics. Les deux ont eu lieu à Lisbonne et ont eu un très fort impact politique, parce que jamais auparavant un dirigeant du PS n’avait soutenu une réunion convoquée par des forces si différentes. Des syndicalistes, des dirigeants de la CGTP et bien d’autres gens de la gauche ont participé également à ces réunions, qui ont été perçues comme un acte de transformation de la politique de gauche au Portugal.

Par la suite, Alegre a décidé qu’il ne sera pas candidat du PS au Parlement, car il était en désaccord avec la réforme du Code du Travail, tout en restant militant du PS et en participant aux initiatives de son parti. Maintenant il a pris la décision d’être candidat à la présidence.

Cette candidature a produit une grande division dans le PS. Pour le moment le gouvernement du PS ne s’est pas prononcé [2]. En réalité, le problème du PS c’est qu’aucun de ses dirigeants ne veut être candidat, car il aurait moins de voix qu’Alegre. Une importante partie du centre et de la droite du PS s’est prononcée contre Manuel Alegre, l’accusant d’être une personne très proche du Bloco. Le PC a déjà annoncé qu’il présentera un candidat et a également critiqué Manuel Alegre à cause de ses relations avec nous, tout en disant que ses voix ne manqueront pas pour élire un candidat des gauches.

Miguel Romero : Aviez-vous envisagé la possibilité d’adopter une attitude semblable : présenter une candidature du Bloco en annonçant d’emblée un désistement ?

Francisco Louçã : Dans cette élection une candidature du Bloco n’aurait pas de sens, car le résultat sera décidé dès le premier tour. La droite est unie derrière le président sortant, Cavaco Silva, et donc soit l’actuel président gagne dès le premier tour, soit c’est la gauche qui l’emporte. Aucun président sollicitant le renouvellement de son mandat n’a encore perdu l’élection, mais il est aussi vrai qu’aucun président sortant ne s’est encore présenté pour son dernier mandat en faisant face à un tel défi. La polarisation électorale sera totale.

Si nous avions un candidat, il serait insignifiant du point de vue électoral et sectaire du point de vue politique. Mais ce n’est pas la raison pour laquelle nous ne nous présentons pas. Notre choix fait partie de la politique que nous conduisons : nous voulons développer au maximum un courant capable de faire croître au sein du grand espace électoral du PS la contradiction d’un débat stratégique : le libéralisme ou les politiques publiques, le libéralisme ou le socialisme. Et c’est ce qu’Alegre représente. Son discours est très fort sur la précarité, le chômage, le Code du Travail et il est évident qu’il appartient à un secteur de gauche du PS. Récemment, son intervention contre le Programme de stabilité et de croissance présenté par le gouvernement Sócrates, dans lequel il condamnait les privatisations, la politique salariale et la détérioration des services publics, a eu un très grand impact dans la société et sur le débat politique, provoquant des réponses du gouvernement. Et le Bloco a été le seul parti qui a présenté au Parlement un texte alternatif au Programme de stabilité et de croissance, un texte avec des alternatives au gel des salaires, aux privatisations et à la politique fiscale, montrant comment on devrait financer les services publics et la sécurité sociale.

La création d’un parti majoritaire passe par le développement continuel de ce type de différenciations et par le changement politique qu’elles représentent. D’autre part, nous avons un gouvernement de majorité relative qui, de ce fait, veut faire avancer les élections législatives. Il fait face à des difficultés constitutionnelles pour les convoquer, mais il veut les avancer au plus vite en profitant du fait que le dramatique ajustement budgétaire n’est pas encore en vigueur en 2010 ; il sait bien comment il lui sera difficile de gouverner avec cette réduction des dépenses publiques, des salaires et des retraites.

Or, le PS a perdu la majorité absolue du fait de la croissance des votes pour le Bloco de Esquerda. Et cette montée des votes du Bloco s’explique, dans une large mesure, par la relations que nous avons établie avec les électeurs critiques du PS. Les électeurs socialistes mécontents ont senti qu’il pouvait y avoir une alternative et que des passerelles de dialogue existaient déjà à gauche. Cela a changé la perception des centaines de milliers de personnes. Le gouvernement le sait. S’il convoque des élections anticipées, il tentera d’isoler le Bloco afin de récupérer la majorité absolue.

Le seul parti de la gauche qui est en concurrence avec le PS, c’est le Bloco, car c’est là que se décide si le PS aura une majorité absolue. Pour nous une politique d’isolement lors de l’élection présidentielle aurait été la pire des erreurs que nous pouvions commettre. Nous devons situer la contradiction et les difficultés au sein du PS et pour notre part nous appuyer sur la force d’une politique de convergence. Par conséquence, pour l’affrontement décisif, celui de la question du gouvernement, plus nous serons capables de construire la convergence, le dialogue et l’élargissement, et plus nous serons forts et capables de priver le PS de l’instrument de notre isolement, dont il pourrait profiter dans ce contexte.

Miguel Romero : Bon, nous devons penser déjà à terminer cet entretien. Dans son dernier article, Daniel Bensaïd proposait de récupérer l’idée « communiste » comme celle qui correspond le mieux à ce que nous voulons faire, même en reconnaissant que c’est un terme contaminé par le stalinisme. Les mots ne doivent pas nous empêcher de rêver, mais je crois qu’il est vrai que nous ne disposons pas de termes qui explicitent de manière satisfaisante ce que nous sommes et pour quelle société nous luttons. Qu’en penses-tu ?

Francisco Louçã : Il est certain que des militants de plus en plus nombreux récupèrent le terme « communisme » — galvaudé par la tragédie de l’Union soviétique ou de la Chine — dans le sens du bien commun, d’une société transformée de manière radicale, mais c’est un processus qui se limite au plan des idées : c’est une référence militante de quelques couches les plus politisées. Par contre, je ne crois pas que nous parviendrons à dépasser à court terme la marque imprimée par la tragédie soviétique pour que ce mot fonctionne comme forme d’identification sociale, produisant la sympathie pour notre projet. Certes, le siècle soviétique s’est terminé avec la chute du Mur et la centralité de l’histoire de l’Union soviétique pour toutes les formations de la gauche a pris fin. Mais nous devons encore dans ce XXIe siècle faire face à cette histoire, comme à celle de la Chine, qui sera encore plus importante dans l’avenir, et cela d’une manière très différente de celle du XXe siècle, en tenant compte qu’aujourd’hui d’autres mouvements émancipateurs existent, qui peuvent faire des contributions importantes. Je crois que nous devons avoir l’esprit très ouvert sur cette question.

Toutefois, dans l’intervention sociale, en nous définissant comme « la gauche socialiste », nous sommes mieux perçus et plus contestataires, nous sommes mieux placés dans la lutte pour l’hégémonie que nous menons contre ceux qui se disent « socialistes » et dont la politique est souvent la plus agressive contre la population travailleuse.

Miguel Romero : Finalement, il me semble que la plus grande réalisation du Bloco au cours de ces années, c’est sa fiabilité, le lien politico-moral qu’il a établi avec une partie significative du « peuple des gauches », qui va au-delà de ses propres électeurs. Cherchez-vous à renforcer cette réalisation d’une manière spécifique ou bien est-ce la conséquence dérivée de votre intervention politique ?

Francisco Louçã : Ce que nous voulons, c’est être les plus indépendants, pour avoir des relations directes avec une partie de la population. Mais il est évident que l’aspect décisif de la communication c’est la manière dont nous construisons un discours qui a un impact sur des millions de personnes et qui fait partie de la création d’un mouvement social de lutte. Le noyau qui est chargé de cela est très politisé, bien préparé et très attentif aux moindre détail. Les détails doivent toujours être les plus rigoureux. Il faut toujours une attention millimétrique à ce qu’on fait et à ce qu’on dit. Le régime moderne de la communication c’est celui du clip : les discours politiques sont de 25 secondes. Il faut donc être le plus direct et le plus mobilisateur, contre les discours « pacificateurs » et aliénants.

Comment se construit la crédibilité dans le contexte de cette relation ? Avant tout, par la cohérence politique. Par exemple, en ce qui concerne la question fiscale — un thème que nous travaillons depuis dix ans — nous nous préoccupons de l’inégalité fiscale, de la lutte contre l’évasion… Nous tentons de construire une perception publique de cela. Dans une situation d’injustice il est important que les gens connaissent les modalités de cette injustice, comment elle fonctionne. Nous avons une intervention très directe sur tout cela.

D’autre part, il s’agit de la capacité d’accumuler la confiance. Les gens suivent nos interventions dans les débats avec le gouvernement. Le Premier ministre est un homme très agressif, en particulier face au Bloco, car il sent que notre politique est en contradiction avec la sienne. C’est un très grand avantage pour nous. D’abord, parce que les médias se concentrent sur le conflit et non sur le consensus. L’information qu’ils mettent en premier c’est l’affrontement entre le gouvernement et nous. Cela construit au cours des années l’idée d’une gauche qui conteste, qui n’a pas peur, qui dit les choses comme elles sont. Nous avons déjà provoqué la chute d’un membre du Conseil d’État, un banquier qui était l’homme de confiance personnel de Cavaco Silva. Nous avons obtenu sa destitution car nous avons démontré sa responsabilité dans la faillite d’une banque. Nous avons obtenu la démission de l’administration de la principale banque privée portugaise, pour fraudes et manipulation des comptes offshore. Nous parvenons à les mettre en échec.

Il existe un haine de classe très forte qui se transmet aussi dans l’autre camp : l’action crée la réaction quand est perçue la haine de classe de nos ennemis sociaux et aussi du gouvernement, qui sont conscients que nous sommes à un moment décisif pour l’avenir politique du pays. Cela crée notre crédibilité, notre force. Dans une grande mesure c’est ce qui explique que nous ayons plus de suffrages que le PCP, bien que ce parti ait une histoire intense dans la lutte antifasciste, une continuité militante de diverses générations et qu’il a encore une base sociale très forte, organisée et encore une intervention sociale plus forte que nous. Il nous reste beaucoup à faire, mais c’est ce qui explique cette différence.

Miguel Romero : Dernière question. Il y a quelques mois, dans une déclaration au périodique Diagonal, Jorge Costa, un dirigeant du Bloco avec lequel j’ai l’impression que tu t’entends assez bien, a dit : « La lutte du Bloco vise la destruction de la carte politique traditionnelle du pays ». C’est une formule forte, qui pose directement la question du gouvernement. Mais, que peut signifier gouverner à gauche dans ce monde que nous vivons en Europe occidentale ?

Francisco Louçã : Nous employons l’expression « destruction de la carte politique traditionnelle » dans le sens très précis de ces termes. C’est-à-dire que l’existence du Bloco de Esquerda va transformer la politique portugaise et, en particulier, qu’elle entame une lutte pour l’hégémonie, pour qu’il y ait une force dominante dans la gauche portugaise capable d’obter pour le socialisme. C’est exactement notre défi au PS. Le PS a 40 % des suffrages, le PC 10 %. Notre problème, ce sont les 40 % du PS. Tant que l’alternance se fait entre le PS et la droite, qui mènent des politiques essentiellement continuatrices, la capacité d’organisation des travailleurs est vaincue. Le Bloco ne veut pas être un parti marginal, complémentaire des alliances gouvernementales ou des coalitions, il ne veut pas être un appui pour les autres, comme d’aucuns pourraient le penser. Notre objectif est de lutter pour l’hégémonie, pour être dominants, car il est déjà une force dominante. Cela implique aussi de poser la question du gouvernement.

Notre parti veut gouverner et c’est ainsi que les gens le comprennent. Maintenant, les gens ne sont pas dans l’attente d’une organisation qui pose les conditions stratégiques du socialisme en tant que solution immèdiate. Ils attendent un gouvernement capable de répondre imméditement au désastre économique. C’est pour cela que la question du libéralisme est si importante du point de vue tactique. Nous devons hégémoniser la lutte contre le libéralisme. Si des keynésiens confus ou d’autres semblables parvenaient à gagner l’hégémonie intellectuelle au sein de la frange politiquement active et consciente de la signification du libéralisme, nous serions perdus. Il en va de même avec les droits de l’homme : si la gauche n’est pas capable de lever le drapeau des droits de l’homme, elle n’est plus une référence politique.

Pour vaincre, elle doit être capable de gagner l’hégémonie et de conduire la lutte contre le libéralisme, parce que c’est le capitalisme réellement existant. Nous n’acceptons pas la distinction entre le capitalisme et le libéralisme : le libéralisme c’est la forme effective du capitalisme, la forme réelle de son activité et de la circulation du revenu dans les sociétés modernes. C’est à partir de là que se pose la question des relations avec les autres secteurs, si l’on aspire à jouer un rôle hégémonique dans un gouvernement alternatif à la politique conduite actuellement. Le processus de recomposition politique, de reconstruction d’une représentation de la classe ouvrière, est une condition pour que ce soit possible. Ceci ne se produira pas si l’on n’obtient pas l’hégémonie, si on n’est pas capable d’attirer une grande partie de l’intelligentsia nationale. Il faut pouvoir diriger des projets nationaux, diriger le système financier pour mener à bien un projet de rupture socialiste décisif. Y arriver, prendra encore beaucoup de temps — le temps nécessaire pour l’implantation et l’organisation de la classe ouvrière, de la restructuration d’un mouvement populaire des travailleuses et des travailleurs, mais c’est le seul axe possible au service d’un combat pour le socialisme.

Proclamer cet objectif politique doit être notre point de départ. Avant chaque décision pratique immédiate, nous devons montrer ce que ferait un gouvernement socialiste à la place et à l’opposé de ce que fait un gouvernement libéral. Il faut parvenir à ce que les gens sentent cette différence. C’est aujourd’hui seulement le cas d’une minorité : il est indispensable d’accroître le nombre de ceux qui ont cette perception.

Avril 2010


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message