Le populisme renouvelle-t-il le discours de transformation sociale ?

samedi 25 novembre 2017.
 

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Le concept de populisme est apparu dans la dernière période pour qualifier une nouvelle stratégie politique à gauche. Permet-elle de construire une véritable alternative  ?

Le populisme renouvelle-t-il le discours de transformation sociale  ? Les combats émancipateurs aujourd’hui.

Pour le philosophe Fabrice Flipo, « dans le sens défini par Laclau et Mouffe, le populisme est une relation hégémonique au cours de laquelle un contenu particulier (par exemple : « grève générale ! ») exprime la plénitude communautaire absente (« communisme ! »). Pour le philosophe Fabrice Flipo, « dans le sens défini par Laclau et Mouffe, le populisme est une relation hégémonique au cours de laquelle un contenu particulier (par exemple : « grève générale ! ») exprime la plénitude communautaire absente (« communisme ! »).

Avec les contributions de Fabrice Flipo, philosophe, Jean-François Gau, ancien responsable national du PCF et Dominique Baillet, sociologue. Rappel des faits.

Les faiblesses criantes de la gauche contemporaine par Fabrice Flipo, philosophe (Fabrice Flipo Philosophe)

En théorie politique, la notion de populisme est revenue via les analyses d’Ernesto Laclau (la Raison populiste, 2008) et de Chantal Mouffe qui s’en sont servi de deux manières  : d’une part, pour réinvestir ce mot contre ceux qui l’utilisent pour disqualifier les tentatives de remise en cause de l’ordre établi  ; d’autre part, pour rénover la conception gramscienne de l’hégémonie qui restait ancrée dans la lutte des classes, et l’amener à prendre en compte le pluralisme des mouvements sociaux. Ce double mouvement fait fond sur un projet de «  démocratie radicale  » comprise comme rejetant la démocratie libérale formelle tout en cherchant à en réaliser les promesses, et rompre avec les socialismes historiques qui n’ont souvent pas fait grand cas des libertés politiques, en pratique.

Le populisme a un sens vulgaire, qui renvoie à la démagogie et à la propension à passer en dehors des cadres établis de la politique, qu’il s’agisse de court-circuiter les partis, à petite échelle, à l’image de Podemos, ou de suspendre l’état de droit, à plus grande échelle, à l’instar des révolutions.

Dans le sens défini par Laclau et Mouffe, le populisme est une relation hégémonique au cours de laquelle un contenu particulier (par exemple  : «  grève générale  !  ») exprime la plénitude communautaire absente («  communisme  !  »). La nouvelle situation est celle d’un pluralisme de mots d’ordre et d’adversaires – le capitalisme, le productivisme, le patriarcat, le racisme etc. – s’accompagnant d’un pluralisme d’utopies positives  : la société écologique (ou décroissance), la «  réciprocité multiculturelle textile  » (C. Delarue), etc.

Si ces analyses ont connu un certain succès, notamment du côté de Podemos ou de la France insoumise, c’est parce qu’elles soulignaient certaines faiblesses criantes de la gauche contemporaine  : difficulté à dialoguer avec les masses (refus de la communication politique), tendance à rester dans l’entre-soi des groupes militants (purisme) plutôt qu’à organiser la rencontre avec les citoyens, volonté de rester fidèle à un héritage devenu largement inaudible (par exemple, le marxisme classique), position défensive de citadelle assiégée, attitude défaitiste devant les diverses dominations, dogmatisme sans concession (Lutte ouvrière) ou pragmatisme éclectique (le PCF, dans une certaine mesure) ne traçant pas de ligne stratégique claire. Les fondateurs de Podemos ont tout pris à revers, faisant des émules au passage  : vocabulaire choisi à l’aune de son efficacité communicationnelle, refus de la politique «  par le haut  » des accords entre organisations, appel à la créativité populaire, etc. Et ainsi la gauche («  de gauche  ») est-elle revenue dans le paysage.

Le populisme n’est pas l’arme absolue pour autant. La démocratie radicale demeure peu définie, en pratique  ; on peut le mettre au crédit de la contingence chère à Laclau et Mouffe, mais concrètement, le problème se pose. Le populisme peut également poursuivre d’autres buts que ceux de l’émancipation, et Mme Le Pen a su l’utiliser pour cliver la société et tenter de trouver des boucs émissaires, bien qu’elle ait le plus souvent frôlé la simple démagogie. La frontière entre les deux peut parfois paraître bien mince, y compris à gauche.

L’équipe de Jean-Luc Mélenchon n’a qu’à moitié incarné les analyses proposées par Laclau et Mouffe, qui insistaient sur le pluralisme des leaders et le renouvellement du personnel. Enfin, ni Podemos ni la France insoumise n’ont transformé l’essai  : ce sont des formations encore fragiles et en devenir. Elles ont eu toutefois le mérite de montrer que la droitisation souvent évoquée était criticable et qu’elle n’avait rien de fatal.

Populisme de gauche  : et si on parlait plus clair  ? par Jean-François Gau, ancien responsable national du PCF

C’est à tort qu’on dit parfois que le populisme de gauche est une notion floue. Les mots ont un sens et celui-ci aussi. Jean-Luc Mélenchon a hésité avant de s’en réclamer  : en 2012, il avait reconnu qu’il lui serait «  difficile  » de revendiquer le mot «  populisme  » au regard du «  mépris  » qu’il suscite. S’il l’assume aujourd’hui, c’est parce que le populisme de gauche est désormais une stratégie politique constituée, aux éléments clés affirmés, qui lui fournit le socle théorique sur lequel s’édifie son action. Comme son nom l’indique, il s’agit d’un populisme. Lequel est un courant politique qui se fixe pour objectif de «  construire un peuple  » comme sujet politique en le posant comme un «  nous  » face à un «  eux  », selon la discrimination ami/ennemi chère à Carl Schmitt.

Pas d’amalgame  : le populisme de gauche s’oppose au national-populisme du Front national, pour qui le peuple s’identifie en s’ethnicisant. Il est aussi l’exact inverse de ce qu’on a pu qualifier, à propos de Macron, de «  populisme optimiste  », où le «  nous/eux  » (ici  : progressistes/fainéants conservateurs) est de plus en plus marqué. Cela dit, comme le souligne Chantal Mouffe, initiatrice en France du populisme de gauche, celui-ci repose bien sur l’édification «  d’une frontière politique nous/eux à la manière populiste, ceux d’en bas contre ceux d’en haut, le «  peuple  » contre les «  élites  ».

La conséquence de cette conception est un rejet de la notion de lutte des classes, qui serait devenue inopérante. C’est en jouant sur tous les registres que peut se constituer une volonté collective, insiste Chantal Mouffe  : en faisant converger des «  demandes hétérogènes  » «  selon une logique équivalentielle  ». Ainsi peut émerger une conception du bien commun, du «  bon pour tous  », principe d’une «  société vertueuse  » selon l’expression qu’emploie Jean-Luc Mélenchon, dans son livre De la vertu.

Dans ce même ouvrage, il semble se dissocier de Chantal Mouffe, pour qui la raison est potentiellement totalitaire, en affirmant que le peuple devrait légiférer «  sous l’emprise de la raison  ». Il reste que le populisme de gauche fait d’abord appel à ce qu’elle nomme les «  passions  », c’est-à-dire «  un certain type d’affects communs, ceux qui sont mobilisés dans le champ politique pour la constitution des formes d’identification nous/eux… Ce sont les affects qui sont l’assise d’un “nous”  ». De même démontre-t-elle la nécessité d’un leader  : «  Pour créer une volonté collective à partir de demandes hétérogènes, il faut un personnage qui puisse représenter leur unité, je crois donc qu’il ne peut pas y avoir de moment populiste sans leader, c’est évident.  »

Bref, de forts éléments différencient le populisme de gauche du courant historique auquel se rattache le communisme français.

Ainsi du «  peuple  ». Qu’il ne soit pas une réalité donnée (celle-ci est la population), mais un concept politique, on le sait depuis Rousseau pour qui un peuple est un peuple du fait d’un acte  : pour lui, un contrat. Je ne me prononcerai pas pour l’Amérique latine, racine du populisme de gauche, mais, en France, l’objectif de «  construire un peuple  » me semble irrecevable. Le peuple français est constitué depuis qu’il a institué sa souveraineté – certes, elle-même objet de luttes la faisant avancer ou régresser. Pour sa part, le PCF entend le mot peuple dans une double dimension, classiste et républicaine  : le peuple comme classes populaires, et comme communauté des citoyens (français, européens, du monde).

Le politique. Oui, il se structure autour du conflit. Mais pas sur le seul mode d’un «  nous  » qui se constitue en identifiant en négatif un «  eux  » antagoniste. Le combat de classe, auquel s’ajoutent le combat féministe, la lutte pour la démocratie et pour l’écologie, se développe autour de valeurs à fort contenu positif  : émancipation contre exploitation, oppression, aliénation  ; liberté contre servitude  ; vie contre mort sur notre planète. Ces antagonismes n’existent pas hors «  contenus idéologiques spécifiques ou pratiques de groupes particuliers  », comme le soutient le populisme de gauche, mais opposent des idées et des forces sociales situées dans le mouvement de la société et du monde. Ils ne sont pas définis à partir du vécu affectif du peuple – les amis, les gens d’un côté  ; la caste, les élites ou l’oligarchie, de l’autre –, mais par un repérage à prétention rationnelle (n’évitant pas toujours les erreurs…) des contradictions du réel, qui se trouve être aujourd’hui une société capitaliste et une mondialisation du même nom. Schmitt, qui était nazi, utilisait la discrimination ami/ennemi pour définir le peuple à partir d’un territoire, face à un ennemi extérieur ou intérieur. Ce n’est évidemment pas le cas de la France insoumise  : encore une fois, pas de faux procès. Constatons seulement que le populisme de gauche n’a pas le même rapport à la nation (ni drapeau rouge, ni drapeau européen, seul le drapeau tricolore) que le PCF. Celui-ci est certes attaché à la nation, mais quand il dit «  peuple  », il pense d’abord «  amitié entre les peuples  ». L’internationalisme lui est consubstantiel.

Enfin, la gauche et le dégagisme. Tout aujourd’hui est en crise  : la gauche, la droite, les partis politiques, les institutions, la démocratie.

Le PCF est appelé à se «  réinventer  »  ; il lui faudra probablement réinventer aussi sa stratégie politique. Choisira-t-il, à l’instar du populisme de gauche, de proposer «  une autre ligne de clivage que la gauche ou la droite  », celle «  du peuple contre l’oligarchie  », et de se donner l’objectif «  non pas de rassembler la gauche, mais de fédérer le peuple  »  ? On remarquera que cette unification du peuple hors partis et clivage droite/gauche implique la reconnaissance d’une hégémonie, prise davantage au sens mitterrandien que gramscien.

Et, surtout, que les valeurs et la raison d’être du Parti communiste le portent sur une autre voie  : celle d’une politique de rassemblement, dans une perspective majoritaire, de toutes les forces qui agissent pour la transformation sociale en respectant leur pluralité. Qui n’est pas seulement un fait à accepter mais une richesse à encourager. Cela vaut, bien sûr, aussi pour les insoumis, qui ne vivent probablement pas leur engagement comme populiste, sont des femmes et des hommes de gauche, des militantes et des militants avec qui nous avons tant de débats et de combats à mener en commun.

L’heure du choix entre différentes voies par Dominique Baillet, sociologue

Alors qu’on s’apprête à commémorer le centenaire de la révolution russe, dite révolution d’Octobre, et qu’on est à la veille du bicentenaire de la naissance de Karl Marx (1818-1883), le Parti communiste français, bientôt centenaire, se trouve à un nouveau tournant de son histoire. Il est en effet face à une alternative durable  : soit continuer à s’inspirer du marxisme, c’est-à-dire du matérialisme dialectique, tout en le réinterprétant et en l’adaptant au XXIe siècle  ; soit soutenir, voire être absorbé, par un nouveau mouvement populiste de gauche, celui de la France insoumise que je qualifierai de «  post-marxiste  ». Si le PCF choisit la voie du néomarxisme, c’est-à-dire s’il garde une vision classiste et conflictuelle (contradictoire) de la société actuelle, tout en repensant la morphologie des classes sociales et en adoptant une vision non plus binaire de la société capitaliste qui serait divisée en deux grandes classes (bourgeoisie et prolétariat), mais ternaire ou trinitaire (classes populaires, classes moyennes, classes supérieures) – et qui inclut la bourgeoisie – et en attribuant à ces classes des intérêts divergents et des représentations différentes, alors le PCF peut devenir non pas le parti de la classe ouvrière comme il fut naguère dans les années 1950-1970, mais celui des classes populaires et, du coup, obtenir un regain électoral substantiel.

En effet, 50 à 55 % des Français, selon diverses enquêtes récentes, appartiennent à ces classes populaires. Il doit alors examiner la situation actuelle des classes «  laborieuses  » en France, pour reprendre l’expression d’Engels, et analyser la nouvelle société capitaliste, autrefois industrielle, aujourd’hui davantage tertiaire, le prolétariat tertiaire étant de plus en plus nombreux (environ 25 % des Français sont des employés), et appréhender le nouveau capitalisme français, de plus en plus schumpétérien, c’est-à-dire destructeur de l’ordre ancien et pourvoyeur de davantage d’inégalités. Alors le PCF pourrait prendre, par exemple, le nom de socialiste  : Karl Marx et Friedrich Engels ne voulaient-ils pas construire, sur les ruines du capitalisme, le socialisme, et abandonner le terme de communisme qui renvoie à une histoire du XXe siècle controversée, mais à condition bien sûr que le Parti socialiste actuel, qui subit une crise sans précédent depuis sa naissance en 1905, disparaisse ou change de nom et s’appelle par exemple social-démocrate, ce qui serait plus conforme à son idéologie actuelle.

En revanche, si le PCF choisit l’autre voie, la voie du populisme de gauche, il risque de perdre sa spécificité historique, de devenir un supplétif de la France insoumise de Jean Luc Mélenchon, et pourrait à terme de disparaître. Car la France insoumise, comme son nom l’indique, se veut, d’une certaine manière, le parti de la «  France résistante  », adhère à l’idée de l’existence séculaire des «  deux France  » et affiche une vision plutôt «  gaullienne  » de la société, qui refuse d’envisager la France divisée en classes, mais au contraire voit ce pays comme un peuple uni et cohérent.

Cette nouvelle organisation politique ne se veut donc pas d’abord le parti du prolétariat, ou encore moins celui de la classe ouvrière, car son adversaire (son ennemi) n’est pas d’abord la bourgeoisie ou les entrepreneurs capitalistes, mais plutôt les élites, qu’elles soient politiques, économiques ou culturelles, élites que Jean-Luc Mélenchon assimile à ce qu’il appelle une «  oligarchie  », c’est-à-dire le gouvernement de quelques-uns, qui représentent en fait, à mon sens, une «  ploutocratie  », c’est-à-dire le «  gouvernement des riches  » contre lequel se focaliserait tout le peuple français. Le risque que semble prendre ce mouvement populiste, qui certes vient de la gauche et occupe pour l’heure la majeure partie de cet espace, est de minimiser les divergences d’intérêts entre les classes sociales, d’avoir une vision mythique, voire mystique du peuple, de le parer de vertus parfois imaginaires, et de tenir des discours non pas utopiques comme les discours socialistes du XIXe siècle, non pas révolutionnaires comme les discours marxistes et communistes du XXe siècle, mais démagogiques, c’est-à-dire des discours qui ont tendance à manipuler le peuple pour s’attirer ses faveurs, des discours flatteurs ou appelant plus aux passions qu’à la raison.

Alors, si le PCF choisit la première voie, il peut s’agréger à d’autres partis européens et constituer une «  cinquième Internationale socialiste  », qui pourrait surgir des ruines de l’ordre ancien, ordre qui a commencé à agoniser à la fin du XXe siècle avec la chute de l’Union soviétique et la naissance d’un monde multipolaire, et qui serait susceptible de combattre ces nouvelles internationales populistes de droite qui déferlent de plus en plus sur l’Europe et le monde occidental actuel.

Dossier mis en ligne par L’Humanité


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