Libéralisme : « Le marché à tout prix, c’est aussi au prix de la démocratie  »

samedi 29 juillet 2017.
 

Entretien avec Eric Fassin Sociologue et professeur à Paris-VIII

Le sociologue Éric Fassin dénonce les dangers des dispositifs qui se mettent en place au nom de l’état d’urgence, qui s’apparentent à un «  coup d’État légal  ».

Avec l’entrée de ce texte dans le droit commun, nous évoluons vers un état d’urgence permanent. Qu’est-ce que cela dit de notre société  ?

Éric Fassin En premier lieu, cela pointe une chose importante de notre régime politique. L’inscription de l’état d’urgence dans le droit commun, c’est-à-dire de l’exception dans la règle, manifeste une contradiction profonde. D’un côté, on nous parle constamment de protéger la démocratie des menaces qui pèsent sur elle – que ce soit le terrorisme ou, on l’a vu à l’occasion de l’élection présidentielle, le Front national. D’un autre côté, les dirigeants néolibéraux n’ont de cesse de saper les fondements de la démocratie, à commencer par les libertés publiques. On songe à la phrase d’un militaire états-unien pendant la guerre du Vietnam  : «  Il fallait détruire ce village pour le sauver.  » Pour sauver la démocratie du terrorisme, on est prêt à renoncer aux droits démocratiques les plus élémentaires. Le problème n’est pas de savoir si l’on fait confiance (ou pas) à nos dirigeants  : pour conserver la démocratie, il ne faut pas compter sur la vertu républicaine de nos dirigeants, mais sur la solidité de nos institutions. Et si le FN arrivait au pouvoir en 2022  ? Il aurait déjà à sa disposition tous les outils légaux pour imposer son ordre…

Vous parlez de coup d’État légal. Qu’est-ce que cela signifie  ?

Éric Fassin L’état d’urgence, ce n’est plus seulement un cadre juridique. C’est un état d’esprit. On respecte les formes du droit, mais on vide la démocratie de tout contenu. En Grèce, le coup d’État ne se fait plus avec des tanks, mais des banques  ; au Brésil, non plus avec des bottes, mais des votes  ; en France, ce sont le 49-3 ou les ordonnances. Le coup d’État légal se fait même au nom de la démocratie – comme en Turquie, où Erdogan justifie ainsi sa prise des institutions. C’est en ce sens qu’on peut parler de «  coup d’État démocratique  ». Après la chute du mur de Berlin, on nous disait que marché et démocratie allaient de pair. Or aujourd’hui, le marché à tout prix, c’est aussi au prix de la démocratie. L’État n’est pas forcément du côté de la démocratie – bien au contraire. Par exemple, l’état d’urgence est instrumentalisé à des fins politiques dans les conflits sociaux  : il y a un pouvoir discrétionnaire d’interdire telle manifestation ou d’autoriser telle autre. Et les violences d’État, policières ou judiciaires, menacent le droit de manifester – comme on vient de le voir à Rennes.

De quelle manière s’opèrent les violences policières à la faveur de l’état d’urgence  ?

Éric Fassin Depuis longtemps, les «  jeunes  », c’est-à-dire les hommes des quartiers populaires, souvent d’origine étrangère, sont victimes de violences policières. Jusqu’à récemment, c’était le plus souvent dans l’indifférence générale – sauf en cas d’émeutes, comme en 2005. Ce qui a changé avec la répression du mouvement contre la loi travail, c’est que la violence policière s’est étendue des banlieues aux centres-villes, des classes populaires aux classes moyennes, des «  racisés  » aux «  Blancs  ». Les banlieues ont donc servi de laboratoire à une répression d’État qui ne vise plus seulement les gens pour ce qu’ils sont (leur apparence), mais aussi désormais pour ce qu’ils font (politiquement).

Il semble parfois délicat de s’opposer politiquement à ce coup d’État légal…

Éric Fassin Pourquoi un tel recul des libertés ne provoque-t-il pas une résistance voire une révolte démocratique  ? C’est que la plupart des gens ne se sentent pas visés personnellement  ; on a l’illusion que cela concerne les autres, qui peut-être le méritent… Regardez le récent rapport du Défenseur des droits  : dans l’ensemble, la population est satisfaite de sa police. C’est une minorité qui est victime des abus. C’est ainsi qu’on s’habitue, parce qu’on n’est pas directement affecté. Par exemple, qui s’indigne qu’aujourd’hui, dans les manifestations, la police confisque le sérum physiologique comme si c’était une arme  ? C’est l’envers d’une autre réalité  : l’utilisation systématique des gaz. Il y a ceux qui s’indignent qu’on parle de «  gazer  » en oubliant de s’indigner de la réalité que désigne ce mot  ; de même pour «  rafles  ». Il faut des violences policières lors du 1er Mai, soit une manifestation familiale, pour qu’on commence à se demander  : et moi, serai-je toujours épargné  ?

Entretien réalisé par Mehdi Fikri, L’Humanité


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