Catalogne : « Je ne me sens plus espagnole »

jeudi 5 octobre 2017.
 

Article de Libération.

La clameur, féroce et spontanée, illustre l’ampleur de la cassure et du ressentiment. Lorsqu’un hélicoptère siglé policia fend soudain le ciel au-dessus d’eux, les partisans d’une Catalogne indépendante, réunis par milliers ce lundi, à midi, sur la place de l’Université, au cœur de Barcelone, laissent éclater leur colère. « Retourne à Madrid ! » hurle un étudiant, drapeau catalan sur les épaules. Par dizaines, des doigts d’honneur et des insultes s’élèvent vers l’appareil. La foule s’époumone : « Fora les forces d’ocupació ! » (« dehors, les forces d’occupation »). Occupation, sécession, insurrection, révolte… Les mots entendus ici et là révèlent, eux aussi, qu’il y aura sans doute, dans l’histoire tumultueuse de l’Espagne et de la Catalogne, un avant et un après 1er octobre 2017.

Les multiples interventions violentes de la Guardia Civil ont laissé des traces

« Je ne me suis jamais senti espagnol, je suis catalan. C’est mon identité, ma nation, même si ce n’est pas marqué sur mon passeport. Pas encore, en tout cas, dit Roger, 23 ans. Et comment voulez-vous qu’on se sente espagnol quand on voit la façon dont nous a traités le gouvernement de Madrid et sa police ? » Les multiples interventions violentes de la Guardia Civil et de la police nationale, dans et autour des bureaux de vote dimanche, ont laissé des traces. Physiquement, pour près de 900 blessés, dont deux graves, selon le bilan des autorités catalanes. Et moralement, pour des millions d’autres, comme Maria Carmen García, qui dit s’être métamorphosée. « Je suis née et j’ai vécu à Madrid jusqu’à l’âge de 23 ans, puis je me suis installée à Barcelone, explique cette femme coquette de 60 ans. Jusqu’à dimanche matin, j’étais opposée à l’indépendance. Je voulais voter non au référendum parce que je préférais un Etat fédéral, où chacun gère ses affaires au sein d’une même nation. Et je me sentais espagnole. » On lui fait remarquer qu’elle parle au passé. Sa réponse fuse, froide, presque détachée : « C’est terminé. Je ne me sens plus espagnole. J’ai même honte d’être espagnole. Je ne veux plus appartenir à une nation qui nous traite de la sorte. »

Comme la plupart des deux millions d’électeurs (selon les chiffres fournis par le gouvernement catalan) qui ont voté oui dimanche, Maria Carmen attend désormais la déclaration d’indépendance par le Parlement régional. En principe, celle-ci interviendra dans les 48 heures après la proclamation, imminente, des résultats officiels définitifs. Ensuite ? La feuille de route du gouvernement séparatiste prévoit une phase de transition, pour négocier le divorce avec Madrid. Un scénario qui semble pour l’heure tout à fait illusoire, le gouvernement de Mariano Rajoy refusant catégoriquement d’accorder le moindre crédit au processus.

Lundi, à l’issue d’une réunion extraordinaire de l’exécutif catalan, son président, Carles Puigdemont, a réclamé une médiation internationale pour surmonter le blocage. Pour Joan, l’un des manifestants de la place de l’Université, c’est la seule voie pour résoudre la crise. « Depuis six ans, le gouvernement de Mariano Rajoy a montré qu’il n’avait aucune intention de négocier avec nous », martèle ce quinquagénaire de San Cugat, dans la banlieue barcelonaise. Il en appelle à une médiation européenne : « Idéalement, j’aimerais que ces négociations conduisent à la tenue d’un référendum autorisé, organisé, où les camps du oui et du non pourraient faire campagne, et où tous les Catalans pourraient décider. » Il conclut, conscient de l’ampleur du défi : « Le plus difficile est devant nous. Personne ne sait ce qui peut se passer. »

Océan d’incertitude

De l’autre côté de l’avenue, debout sous un arbre, Enric observe en silence les manifestants, l’air circonspect. Pantalon bleu, chemisette rose pâle et épaisse barbe poivre et sel, ce quadragénaire, comptable dans une entreprise de construction, préfère taire son nom de famille. « Vous savez, en ce moment, il ne fait pas bon être contre l’indépendance », dit-il discrètement. Pour Enric, la séparation totale avec l’Espagne est à la fois une « chimère » et une source de dangers : « Contrairement à ce que laissent entendre les indépendantistes, la séparation avec l’Espagne signifierait automatiquement notre sortie de l’Union européenne. L’impact sur notre économie, nos entreprises, nos banques, pourrait être désastreux. »

Pour accentuer la pression sur Mariano Rajoy et son gouvernement, plusieurs dizaines d’organisations citoyennes, politiques et sociales, dont les principaux syndicats catalans, appellent ce mardi à une grève générale de protestation. Elle sera suivie par la plupart des universités de la région, qui ont annoncé la suspension de toute activité académique. Objectif affiché : mettre le « pays » catalan « à l’arrêt ». Elena Villanueva, 55 ans, participera sans hésitation à cet appel à la grève. Et à tous les autres : « Je ferai tout ce que le gouvernement catalan me demandera. Pour la première fois de ma vie, je vais être disciplinée, dit en souriant cette professeure de lycée. S’il me demande de faire grève, je ferai grève. S’ils me demandent d’aller occuper le Parlement, j’irai. » Dans cet océan d’incertitude, Elena redoute avant tout de nouvelles violences : « Nous devons garder notre calme, quoi que décide de faire le gouvernement Rajoy. Ils vont peut-être s’en prendre à nos Mossos [la police catalane, ndlr] ou à notre président. C’est très difficile de garder son calme face à toutes ces provocations, notamment les violences policières. » Lundi, Carles Puigdemont a d’ailleurs exigé le retrait des quelque 10 000 policiers et gardes civils espagnols déployés sur le territoire catalan. Le gouvernement de Madrid lui a immédiatement adressé une fin de non-recevoir. « Ils resteront aussi longtemps que nécessaire », a martelé le ministre de l’Intérieur.

Frédéric Autran envoyé spécial à Barcelone


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