« Trump bataille pour le droit illimité à acheter des armes »

mardi 17 octobre 2017.
 

Malgré la tuerie de Las Vegas, le président américain ne veut surtout pas froisser le noyau dur de son électorat, analyse dans sa chronique Alain Frachon, éditorialiste au « Monde ».

Quand 58 personnes ont été mitraillées à mort et plus de 500 autres blessées dans un festival de musique à Las Vegas, dimanche 1er octobre, la Maison Blanche a eu ce sobre commentaire : « Il ne faut pas politiser l’affaire. » C’était une manière de dire que « l’affaire » – la pire des tueries de masse perpétrées depuis longtemps aux Etats-Unis – ne relève pas du débat public. Elle fait partie de la nouvelle « normalité américaine », tragique, certes, mais conséquence assumée d’une liberté à défendre coûte que coûte : celle d’acheter des armes.

Kellyanne Conway, grande prêtresse de la communication de Donald Trump, a donné le point de vue du président sur CNN. « Le deuxième amendement est l’un des piliers de notre Constitution, a-t-elle dit, qui doit être protégé à tout prix. » Comprendre : même au prix de massacres récurrents. Depuis le début de l’année, 274 Américains ont été tués dans des fusillades dites collectives (au moins quatre morts). Pour 2013, le chiffre se monte à 383.

Adopté en 1791, le deuxième amendement de la Constitution est pour le moins brumeux. « Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d’un Etat libre, stipule-t-il, le droit qu’a le peuple de détenir et porter des armes ne sera pas transgressé. » La jurisprudence de la Cour suprême a interprété ce droit comme une prérogative individuelle, que les 50 Etats de l’Union peuvent réglementer.

L’évolution technologique des armes n’a pas modifié le point de vue des juges. A la fin du XVIIIe siècle, il fallait bien dix minutes pour bourrer le canon de son mousquet. Stephen Paddock, l’auteur de la tuerie de Las Vegas, a appuyé sur la détente d’un semi-automatique AR-15, une arme en vente libre, qu’il a légalement équipée pour le tir en rafales : 9 balles par seconde.

« Dommages collatéraux »

Politologue à l’université de Californie, Hahrie Han note que les clubs de tir et les armureries sont aux Etats-Unis plus nombreux que les McDonald’s. La fréquence des tueries de masse a augmenté avec la mise en vente libre des armes semi-automatiques. L’Amérique considère qu’il y a un « niveau de dommages collatéraux acceptable, déplore Charles Blow, l’un des commentateurs du New York Times, pour que le droit de porter des armes soit maintenu sans entraves ». Las Vegas entre dans la catégorie des « dommages collatéraux ».

« Dieu et les armes », « God and Guns » : au fil de ces trente dernières années et de leur transformation en un parti religieux, les républicains ont sacralisé le deuxième amendement. Ils ont fétichisé le droit d’acheter des armes individuelles, fusils d’assaut compris. En 2016, Donald Trump a été le candidat de la National Rifle Association (NRA), le groupe de pression des ventes d’armes. Elu, il a été le premier président en exercice à se rendre au Congrès annuel de la NRA depuis trente-quatre ans. Au Congrès, la majorité républicaine a annulé toutes les mesures prises par les démocrates pour interdire ou limiter la vente des armes semi-automatiques.

LES MASSACRES DE CES DERNIÈRES ANNÉES – Y COMPRIS CELUI DE 20 ENFANTS DE 6 À 7 ANS EN 2012 – N’ONT EU AUCUN EFFET DISSUASIF

Avec ses quatre millions de cotisants, la NRA finance les campagnes de nombre d’élus républicains. Mais l’action du « lobby » des armes n’explique pas tout. Quelque chose de plus profond est à l’œuvre, un mouvement qui accompagne la dérive du parti républicain et qui est à l’origine de l’élection de Trump. Il ne s’agit pas tant des armes elles-mêmes, dit l’hebdomadaire Time, mais « de ce qu’elles représentent » dans une partie de l’opinion : « Nos libertés chéries, un rejet du politiquement correct qui envahit tout. »

Résistance à l’ingérence du gouvernement

La question est de défendre, contre les élites des deux côtes, un droit individuel qui symbolise, jusqu’à l’absurde, la résistance à l’ingérence du gouvernement dans la vie des gens : oui au fusil d’assaut, non à l’assurance-santé obligatoire. David Brooks, l’un des éditorialistes du New York Times, va plus loin. L’opinion américaine devient davantage « pro-armes », observe-t-il. En 2000, selon une enquête Pew, 27 % des Américains voulaient un accès plus libre aux armes individuelles ; en 2016, ils étaient 52 %. Les massacres de ces dernières années – y compris celui de 20 enfants de 6 à 7 ans en 2012 – n’ont eu aucun effet dissuasif.

Brooks : « La vraie raison de la victoire des pro-armes, c’est l’ère post-industrielle. La question des armes est au cœur d’un conflit plus large sur les valeurs et l’identité. (…) Aujourd’hui, les Américains qui sont dans l’agriculture et l’industrie peuvent légitimement penser que leur style de vie est menacé par la société post-industrielle. Certains résistent en s’emparant de la question des armes, de l’immigration, du respect dû au drapeau comme autant de sujets de mobilisation » contre les élites.

LES ARMES POUR SE DÉFENDRE DU CHANGEMENT, LES ARMES COMME L’UN DES POINTS DE RALLIEMENT DU NATIONALISME BLANC

Neuf ans plus tôt, en campagne dans le nord-est industriel dévasté, Barack Obama ne disait pas autre chose. Un tantinet arrogant, le démocrate évoquait les malheurs d’une classe moyenne déclassée : « Ils sont amers. Alors, pour exprimer leur frustrations, ils s’accrochent à leurs armes, à la religion ou à un sentiment d’hostilité contre les immigrés et le libre-échange ». La défense de l’accès illimité aux armes individuelles devient l’un des marqueurs identitaires d’une classe moyenne (ouvriers et employés) blanche qui se sent menacée par deux révolutions : la globalisation et le numérique. Les armes pour se défendre du changement, les armes comme l’un des points de ralliement du nationalisme blanc. Caricature ? Un peu, sans doute.

Trump va récupérer ceux qu’Obama avait snobés. Le noyau dur de son électorat est là, dans la classe moyenne blanche. Trump le cultive en bataillant contre le libre-échange, contre l’immigration et pour le droit illimité à acheter des armes individuelles. Quitte à tolérer une forme de « terrorisme intérieur », à titre de dommages collatéraux.

Alain Frachon (Editorialiste au « Monde »)


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