Loi de cohésion sociale : le tout "apprentissage" en question

mercredi 27 octobre 2004.
 

Intervention dans la discussion générale du Projet de loi de Cohésion sociale

Monsieur le président, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, compte du délai dont je dispose, je concentrerai mon intervention sur l’apprentissage, qui occupe une part importante de ce texte, ce qui n’a peut-être pas toujours été apprécié à sa juste valeur.

Vous avez vous-même souligné l’importance de ce volet du projet de loi, monsieur le ministre. Vous avez déclaré qu’il consacrerait une voie d’excellence qui existerait « enfin » ! Le mot « enfin » était de trop ! Je vous informe que cette voie existe déjà, mais je suis sûr que vous en êtes persuadé.Cette voie regroupe la moitié de la jeunesse de France en âge d’être scolarisée dans l’enseignement secondaire, dans les filières professionnelles, technologiques et dans celles de l’apprentissage. Elle a permis à notre patrie d’être le deuxième pays du monde en termes de gains de productivité ; je le dis pour tous ceux de nos collègues qui éprouvent parfois une jouissance étrange à aligner les performances des autres en oubliant les nôtres. Elle a permis à notre patrie d’être la quatrième économie du monde, ce qui ne se conçoit, compte tenu de notre faible nombre, que par le talent et la qualification de la main-d’oeuvre française.

Le projet de loi de programmation pour la cohésion sociale contient donc un volet « apprentissage ». Soit. Beaucoup s’en réjouissent. Mais je m’interroge : que fait-il là ? Pourquoi une voie particulière de formation prend-elle place dans un projet de loi relatif à la cohésion sociale ?

Je le dis très solennellement, en espérant que d’autres sur ces travées le diront comme moi : il n’y a pas dans ce pays de voie de remédiation sociale. L’éducation est nationale. Elle vaut pour tous. Il n’existe pas de voie pédagogique pour les pauvres. Il n’y a pas de diplôme social ; il n’y a que des diplômes sanctionnant une qualification applicable partout. Ce volet du texte, monsieur le ministre, présente des aspects tout à fait étranges.

J’ai d’abord noté un effet d’évaporation entre l’exposé des motifs et les articles du projet de loi. Vous annoncez en effet des dispositions qui ne figurent pas dans les articles. Il en est ainsi de l’amélioration de la rémunération des apprentis. J’ai ensuite relevé une disposition quant à elle tout à fait volontaire. Mais chacun d’entre vous y a-t-il réellement réfléchi ? Avez-vous sérieusement l’intention, monsieur le ministre, d’obliger les entreprises de ce pays à embaucher 2 % de leur main-d’oeuvre sous forme d’apprentis ? Avez-vous sérieusement l’intention de demander à la régie Renault, par exemple, qui a embauché 40 000 personnes entre 1999 et 2004, d’engager 2 000 apprentis et de disposer de 2 000 maîtres d’apprentissage ?

Vous vous trompez totalement ! Une entreprise n’est pas une école !L’apprentissage fonctionne dans certains métiers, pour certains gestes professionnels. C’est pourquoi il est souvent si bien adapté à l’artisanat, mais si peu à la grande industrie, notamment dans les secteurs techniquement les plus avancés. Vos dispositifs sont également répétitifs, monsieur le ministre. Ainsi, le dispositif que vous prévoyez concernant le doublement du nombre d’apprentis est semblable à celui qui figurait déjà - je le dis, car j’ai eu l’honneur de participer à ce débat -, dans la loi quinquennale relative au travail, à l’emploi et à la formation professionnelle de 1993, dite « loi Giraud », comme l’est d’ailleurs l’exonération d’impôts pour les entreprises employant des apprentis.

Ces mesures ont été abandonnées, sans que personne trouve à y redire, simplement parce qu’elles ne fonctionnaient pas. Une telle vision idéologique conduit à survaloriser l’apprentissage plus qu’une approche pragmatique de la place qu’il peut occuper dans notre système d’éducation professionnelle.J’ai également relevé quelques aspects un peu mystificateurs dans votre projet de loi, monsieur le ministre. Pensez-vous sérieusement que la relève des chefs d’entreprise, qui doit intervenir sous peu, sera assurée par les apprentis que l’on va embaucher maintenant ? Vous ne pouvez pas y croire !

Chef d’entreprise, cela ne s’improvise pas, surtout dans l’artisanat et dans l’industrie ! Pensez-vous sérieusement que, en étendant l’apprentissage aux personnes âgées de plus de vingt-cinq ans, vous trouverez des apprentis, alors que leur rémunération est, au début, inférieure au RMI ? Pensez-vous sérieusement que des contrats d’apprentissage de moins d’un an sont jouables ? Mais pour préparer quel diplôme ?

Aucun diplôme ne s’acquiert en moins d’un an ! Je vous pose cette question, mais j’en connais la réponse : avec l’apprentissage, vous avez l’intention de préparer les certificats de qualification professionnelle, les CQP, que tous les ministres qui se sont occupés d’enseignement professionnel, qu’ils soient de droite ou de gauche, ont refusé de reconnaître au même niveau que les diplômes professionnels. Ce n’est donc pas une bonne idée, pratique et pragmatique. Enfin, votre projet de loi induit un effet de confiscation. Peut-être me démontrerez-vous le contraire tout à l’heure.

Mais tout de même, en faisant passer une partie du produit de la taxe d’apprentissage du barème au quota, ce sont 190 millions d’euros destinés à l’ensemble des formations professionnelles qui seront spécifiquement affectés aux CFA. Ce sont donc bien 190 millions que vous prenez aux lycées professionnels pour les donner aux CFA ! Comment comptez-vous procéder, monsieur le ministre pour que cette somme alimente la caisse de l’enseignement professionnel et technologique, qui regroupe le plus grand nombre de jeunes français ? C’est tout de même en dans cette filière que se trouve la masse des Français.Mon analyse est la suivante : il s’agit là d’une logique de désengagement de l’Etat, comme je vais le démontrer, chiffres à l’appui.

Vous dites, monsieur le ministre, que vous voulez porter à 500 000 le nombre des apprentis. Ils sont aujourd’hui 350 000. Vous voulez donc en prendre 150 000 de plus dans une classe d’âge qui connaît un déclin démographique. Ces apprentis seraient normalement allés dans les sections d’enseignement professionnel ou technologique. C’est donc bien à l’enseignement scolaire que vous retirez ces effectifs. C’est d’ailleurs cohérent avec la fermeture décidée par M. Fillon, cette année même, d’un nombre considérable de sections d’enseignement professionnel, au motif que leurs effectifs étaient insuffisants. Cela prouve simplement qu’il ne les connaît pas. Il a surtout diminué de 40 % le nombre des enseignants recrutés, ce qui revient à prendre une option sur l’avenir.

Monsieur le ministre, vous vous trompez ! Le dispositif que prévoit le projet de loi n’est pas crédible. L’apprentissage n’est pas la voie royale que vous pensez.Il correspond à un type particulier de parcours qu’un jeune peut emprunter, à un modèle pédagogique précis, dont d’ailleurs les pédagogues discutent l’efficacité. Certes, force est de reconnaître que des résultats ont été obtenus, mais, monsieur le ministre, sachez que, depuis un quart de siècle, la tendance a été à la scolarisation. C’est si vrai que l’apprentissage lui-même, les CFA, sont de plus en plus tournés vers l’aspect scolaire, plus que vers ce que l’on appelle l’enseignement pratique.

Compte tenu des technologies de notre époque, le tour de main, l’apprentissage par le repérage du geste professionnel concernent un nombre de plus en plus faible de métiers, y compris dans l’artisanat. Le niveau technologique, qui s’élève sans cesse, requiert que les jeunes soient préparés par l’acquisition d’un nombre croissant de connaissances générales.Il n’existe pas, contrairement à ce que j’ai lu dans certains rapports, de métiers qui ne requièrent que des aptitudes relationnelles personnelles. Cela n’existe pas ! L’exemple cité était celui de la vente. Mes chers collègues, allez dans n’importe quel établissement où l’on vend des ordinateurs et demandez-vous si vous vous contentez de vendeurs qui n’ont que des aptitudes relationnelles ! Non ! Ils ont aussi des connaissances abstraites. Celles-ci s’acquièrent, elles ne tombent pas du ciel, elles ne suintent pas des murs de l’entreprise.

Tout jeune, toute personne est éducable. Et si l’on renonce à cette idée, on renonce alors tout simplement à croire en l’humanité elle-même.Mesdames, messieurs les ministres, il n’y a pas de lien direct, observable entre l’apprentissage et l’acquisition d’un emploi. Il y a en revanche un lien direct entre la possession d’une qualification reconnue par un diplôme et le travail. Cela, c’est sûr. Et cela se vérifie dans les deux sens : si vous avez un diplôme, vous avez du travail ; si vous n’avez pas de diplôme, vous n’avez pas de travail. J’ajoute que le système d’apprentissage de nos amis allemands, que tout le monde a admiré - tout ce que font les autres est toujours plus admirable que ce que nous faisons nous-mêmes - est en train de s’effondrer, car ils ont eu eux aussi à faire face à l’évolution des métiers, à la flexibilité de l’emploi. Ils se mettent aujourd’hui à payer les maîtres d’apprentissage. Chez eux, la première insertion professionnelle est réussie parce qu’elle correspond à la reproduction de gestes professionnels observables, mais la seconde est toujours un échec. Ce n’est pas moi qui le dis, ce sont ceux des nôtres qui procèdent à des analyses afin de rendre notre système le meilleur possible. C’est une dépense inutile, monsieur le ministre.

Vous allez augmenter de 40 % la taxe d’apprentissage, tant mieux ! Au passage, vous créez un organisme de collecte unique. Demandez aux fédérations artisanales si elles pensent que c’est une bonne idée ! Cela sent la centralisation, qui est toujours avantageuse pour les plus gros, mais se fait au détriment des plus petits. Or ce sont précisément les plus petits qui ont le plus besoin d’apprentis. Je vous le signale, monsieur le ministre, car vous serez à mon avis accueilli assez froidement sur ce sujet par ces fédérations patronales.

Vous êtes en train d’inventer l’eau chaude, monsieur le ministre. Le système public nous permet d’éduquer la masse de nos jeunes au plus haut niveau de performance technique. Aujourd’hui, on le constate, les transferts de technologie se font à partir des établissements publics. Le coût d’un apprenti du secteur public est inférieur de moitié à celui d’un apprenti d’un CFA, car le système public permet une mutualisation des moyens, contrairement aux CFA privés. Je ne les en rends pas responsables, je dis simplement que nous ne devons pas amplifier cette réalité ! Alors, que faudrait-il faire ?

Peut-être me permettrez-vous quelques suggestions ? Après tout, je ne suis peut-être pas le plus mal placé pour en faire !Il faudrait d’abord faire évoluer de façon significative le nombre de nos jeunes qui obtiennent le baccalauréat professionnel. Il ne faut donc pas renoncer à l’objectif des 80 % d’une classe d’âge au baccalauréat. Aujourd’hui, si cet objectif est atteint dans la filière générale, il ne l’est pas dans la filière professionnelle. Y renoncer, c’est renoncer à l’élévation du niveau de la classe ouvrière de ce pays.

C’est la vérité ! La vérité chiffrée ! Il suffit d’examiner les chiffres de l’éducation nationale. Notre pays ayant besoin d’une main-d’oeuvre de plus en plus qualifiée, les jeunes doivent être plus nombreux à avoir un baccalauréat professionnel.Ensuite, un statut du jeune en formation est nécessaire. En effet, si l’apprentissage a du succès, mais il n’a pas que du succès, c’est notamment parce qu’il est rémunéré - rémunéré, pas rétribué, selon le terme du code du travail. Et si un quart des jeunes interrompent leur contrat d’apprentissage au cours des trois premiers mois de leur formation, c’est parce qu’ils ne sont pas traités comme ils espéraient l’être. Si vous régliez le problème du statut social des jeunes des lycées professionnels, des sections technologiques, ils seraient plus nombreux à poursuivre leurs études jusqu’au baccalauréat.

Pour l’instant, ils ne sont bloqués au niveau où ils sont que parce qu’ils n’ont pas les moyens financiers de continuer. Enfin, il faudrait, et c’est urgent, entreprendre la réforme pédagogique de l’apprentissage lui-même, d’abord pour valoriser le travail accompli, ensuite pour rectifier ce qui ne va pas. Et de nombreux points ne vont pas. J’ai eu à connaître que, par exemple, les programmes d’enseignement généraux n’avaient pas été réformés pendant plus de vingt ans ! N’était-ce pas un scandale ? Je les ai refaits. Je sais que, aujourd’hui encore, le traitement des apprentis est inacceptable sur de nombreux points. Je n’en dirai pas davantage, car je ne veux pas être celui qui, d’une quelconque façon, désignera du doigt la part si brave, si courageuse de notre jeunesse et de ceux qui s’en occupent. Il s’agit de 350 000 de nos enfants.


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