Bâtir une république catalane – « l’indépendance est un stade indispensable pour aboutir au socialisme et au féminisme »

jeudi 9 novembre 2017.
 

- « Nous nous trouvons dans un processus d’émancipation populaire, constituant, pour abattre le régime »

- Entretien avec Lluc SALELLAS, membre du secrétariat national de la CUP et conseiller municipal de la ville de Gérone, organisation membre de la majorité du Parlement catalan.

Nous nous sommes retrouvés avec Lluca Salellas (né à Girona en 1984) dans un bar proche du siège national de la CUP, à Barcelone. Le discret local s’est frayé une voie dans les nouvelles télévisées le 20 septembre dernier lorsque des agents de la police nationale, portant capuche, ont tenté d’entrer dans le local sans disposer d’ordre judiciaire afin de réquisitionner des affiches de campagne pour le référendum du 1er octobre. Un rassemblement de plus de 2000 personnes a empêché cela, lors d’un épisode de désobéissance civile qui s’est répété dans toute la Catalogne le jour du référendum (1er octobre) lorsque des centaines de milliers de personnes ont protégé les collèges où se déroulait le référendum des interventions des Mossos (police catalane « hésitante »), de la police et de la Garde civile. Nous discutons avec Lluc Salellas sur la CUP, qui, il y a quelques années, était une alliance de candidatures municipalistes inconnue du public et qui, aujourd’hui, est un acteur clé du mouvement indépendantiste catalan.

Pablo Castaño – La Candidatura d’Unitat Popular (CUP) est née en tant que convergence de candidatures municipales et tu es toi-même conseiller municipal à Gérone. Quel bilan fais-tu de l’action de la CUP dans les communes ?

Lluca Salellas – Il était clair pour nous que la maison devait être construite à partir des fondations et non du toit. Le domaine dans lequel nous nous sentions plus à l’aise et où nous pensions qu’il serait plus facile de construire l’unité populaire serait les communes. Cela fait déjà plusieurs années. Et je crois que depuis lors la CUP est parvenue à modifier substantiellement la culture politique dans les communes. Elle a introduit des concepts de participation citoyenne, de gestion publique, d’affrontement contre les rôles traditionnels de gestion publique municipale, qui brillaient par leur absence car tous les partis qui existaient à ce moment faisaient partie du régime de 1978.

Les héritiers du PSUC [le Parti socialiste unifié de Catalogne, soit le « parti communiste » catalan] et d’Esquerra Republicana [ERC] étaient partie prenante d’une même culture politique avec la droite, avec laquelle ils alternaient au pouvoir, mais dans un même cadre. Ce que la CUP a fait, c’est de rompre avec ce consensus, de culture et d’action politique.

Les candidatures municipalistes qui ont surgi depuis, tels que Barcelona en Comù et Ahora Madrid, prennent-elles exemple sur la CUP ?

Sans aucun doute. Lorsque ces candidatures naissent – dans certains cas la CUP est entrée dans ces candidatures, comme à Badalona, Cerdanyola, Sabadell –, elles font référence, dans une certaine mesure, à ce que nous avions introduit : des concepts tels que la non-permanence au pouvoir, un fonctionnement fondé sur les assemblées… Je suis convaincu que certaines de ces idées ont été reprises. Dans la pratique politique, nous avons vu que d’autres idées n’ont pas été prises autant au sérieux. Certaines candidatures ont inclus Iniciativa ou Izquierda Unida [coalition dans laquelle figure le Parti communiste], elles ont été une combinaison de 15M et de formes provenant d’une culture politique antérieure.

Vous insistez beaucoup sur le danger de l’institutionnalisation. Une fois que vous êtes entré dans le Parlament [avec 3 députés en 2012, puis 10 en 2015], jusqu’à quel point êtes-vous parvenu à l’éviter ?

C’est difficile. Le centre de l’action politique des autres partis repose sur la dimension institutionnelle, nous sommes une force relativement petite [quelques centaines de militant·e·s, plusieurs milliers de sympathisant·e·s]… Il est difficile de rompre avec cela. Parfois, nous sommes pris dans cette dynamique, comme c’est arrivé lors du débat sur le budget [les 10 député·e·s de la CUP ont été indispensables pour tout vote au Parlement, la coalition gouvernementale Junts pel si n’atteignant pas la majorité].

Nous voulions faire déborder le débat dans la rue et nous n’y sommes pas arrivés. La CUP est une force, mais ce n’est pas le PSUC de la lutte contre le franquisme, cette organisation qui contrôlait totalement la rue. Nous n’y sommes pas arrivés et ce n’était pas notre objectif. Nous voulions – et cela a été un succès – que notre dynamique ne soit pas exclusivement institutionnelle, et nous nous sommes donc épuisés à organiser de nombreuses rencontres dans les rues, nous avons fait beaucoup de « feedback » lors d’assemblées ouvertes, de journées, de congrès…

Pour nous, il était également évident qu’une partie de nos ressources – autant organisationnelles que financières – devaient être destinées à l’organisation populaire et à la lutte dans la rue. La vieille formule un pied dans le parlement et un pied dans la rue… C’est une chose que nous avons réussie. Nous n’avons jamais quitté la rue. Nous avons fixé à de nombreuses reprises comme priorité la lutte dans les rues sur la lutte institutionnelle. Voilà la dialectique dans laquelle nous nous mouvons. C’est pour cette raison que les députés ne peuvent se présenter que pour une législature, les gens libérés au sein de l’organisation le sont pour un maximum de quatre ans… Nous ne voulons pas nous transformer en une organisation où l’on trouve des gens qui vivent uniquement du parti.

Nombreux sont ceux qui ne s’imaginaient pas que l’indépendance atteigne le stade actuel, surtout parce qu’il semblait que le Parti démocrate européen catalan (PDeCat – anciennement Convergence démocratique de Catalogne) irait aussi loin. Jusqu’à quel point votre rôle dans la mobilisation sociale a été important pour pousser le processus ?

Il aurait été impossible que le PDeCat atteigne le point qu’il a atteint actuellement sans la mobilisation sociale : cette mobilisation sociale a Interpellé sa base sociale et ses électeurs. La CUP a toujours eu une stratégie double en ce sens : d’un côté, participer à toutes les manifestations qui réunissaient tous les indépendantistes, qu’ils soient ou non de gauche, car nous comprenions que l’indépendance est un mouvement de rupture qui modifierait le rapport de forces et qui servirait à déséquilibrer le régime… Cela permettrait à la gauche d’introduire avec plus de facilité de nouveaux concepts, de nouvelles dynamiques…

D’un autre côté, nous avons tenté de mener nos propres campagnes qui nous ont servi pour affirmer qu’il ne s’agit pas seulement du thème de l’indépendance et de faire pression sur les indépendantistes pour les amener sur des positions de désobéissance et de « perturbation ».

Je crois qu’il était important d’avoir la capacité simultanée de s’ajouter [aux manifestations indépendantistes] et de disposer d’un espace propre à partir duquel interpeller le mouvement indépendantiste. Cela a été clé pour arriver au point où nous nous trouvons.

L’un des choses qui effraie le plus certains médias, c’est de voir comme l’Assemblée nationale catalane (ANC) et Òmnium ont adopté des formes d’action plus radicales, de désobéissance civile.

C’est clair, et cela s’est bien vu le 1er octobre. D’un côté, l’ANC et Òmnium voient qu’il s’agit de la seule voie et ce que nous y apportons, c’est des gens qui viennent de cette culture et, par conséquent, lorsqu’il s’agit de défendre un collège, ils se sont déjà affrontés à la police et ils savent en quoi consiste ce genre de mouvement ; cette expérience qui est la nôtre a été très importante le 1er octobre.

L’un des slogans les plus connus de la gauche indépendantiste est : Indépendance, socialisme, féminisme. Jusqu’à quel point l’indépendance est une fin ou un moyen pour progresser vers une société socialiste et féministe ?

L’indépendance est un moyen pour la majorité de la CUP et des personnes qui participent au projet d’unité populaire autour de la CUP. Mais pour beaucoup de gens, il s’agit aussi d’une fin. Il y a des personnes qui sont convaincues que la Catalogne ou les Països Catalans ont le droit de se constituer en Etat, un projet politique souverain, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une fin. [La formule Països Catalans considère que l’indépendance doit être l’ensemble des pays catalans, soit aussi les îles Baléares, le Pays valencien voire même la « Catalogne du nord » – en France – ou encore une localité de Sardaigne qui compte des locuteurs d’une variété de catalan]

Mais c’est une fin qui, en elle-même, ne fonctionne pas. Au sein de la gauche indépendantiste, tout le monde partage l’idée qu’il s’agit d’un moyen pour aller plus loin, et assurément ce qui nous uni, c’est l’idée que l’indépendance est un stade indispensable pour aboutir au socialisme et au féminisme. Car nous ne voyons pas de possibilité d’atteindre ces objectifs au sein de cet Etat espagnol, eu égard au rapport de force et de la façon dont cet Etat s’est constitué au cours de l’histoire.

Par exemple, l’action visant à retirer de l’argent des banques [pour protester contre le « départ » du siège social d’entreprises et de banques hors de Catalogne], là où l’on rencontrait des contradictions, c’est au sein du PDeCAT et non en notre sein. Nous voyions qu’il s’agit d’un mouvement effectif pour faire surgir les contradictions au sein des élites politiques traditionnelles catalanes. Par conséquent, l’indépendance est un moyen pour aller plus loin en même temps qu’il s’agit d’une fin.

Tu as écrit un livre portant le titre El franquismo que no marcha (2015) dans lequel tu analyses ce qu’il reste du franquisme dans l’Etat actuel. Dans quelle mesure l’attitude qu’adopte en ce moment l’Etat dans ce conflit est-elle une conséquence de la manière dont s’est constitué l’Etat depuis 1978 ?

Afin de comprendre ce que nous sommes aujourd’hui, il est indispensable d’analyser comment s’est terminé le franquisme et sur quelles bases s’est bâti le régime de 1978. Certes, il y aura une démocratie formelle libérale, mais certains totems sont intouchables, tels que, fondamentalement, celui de l’unité de l’Espagne ainsi que celui qui viendrait à interroger réellement les quarante ans de franquisme.

C’est ce que démontrent les fosses [de nombreuses fosses communes de la guerre civile et de la répression contre les républicains immédiatement postérieure n’ont toujours pas été ouvertes], la politique de mémoire historique néfaste qu’il y a eu. Il en va de même de l’unité de l’Espagne. Cela nous conduit à une culture politique qui refuse le questionnement. Comme cela est la base de l’Etat, ces thèmes ne peuvent être discutés dans le cadre d’un débat politique normal. Il faut reconnaître à Podemos et à Izquierda Unida la capacité de mettre en avant le droit à l’autodétermination des peuples de l’Etat… C’est très légitime, mais leur projet reste l’unité de l’Espagne…

Les élites policières, judiciaires et je dirais aussi le Parti populaire n’ont jamais dû demander pardon, il n’y a jamais eu de conférence de presse de ces gens demandant pardon pour le franquisme. Et ces gens, dont la majorité a aujourd’hui 60, 70, 80 ans, qu’ont-ils enseigné à leurs enfants ? Que l’on peut faire tout ça et qu’il ne se passera rien. Si l’on observe l’histoire, ce qui se passe aujourd’hui est donc normal…

Au sein du mouvement indépendantiste, il existe encore un discours qui rappelle beaucoup celui qu’avait ERC et CiU il y a quelques années : « l’Espagne nous vole », « nous payons plus d’impôts ». Jusqu’à quel point votre idée d’allier l’indépendantisme à la lutte pour la justice sociale a-t-elle imprégné le mouvement ?

C’est vrai. Nier cela reviendrait à mentir. Ce positionnement existe, mais il est aussi vrai que si tu observes les lois votées par Junts pel Sí au cours de la dernière année et demie au Parlament sur les thèmes du logement, des soins, les questions sociales… Ce n’est pas la même chose que ce que vote la droite en Espagne. Je crois qu’ici Òmnium et l’ANC – en particulier Òmnium – ont fait un travail important autour de la cohésion sociale, de l’idée de justice sociale. Òmnium a fait une campagne qui s’appelait Lluitas Compartidas [luttes partagées], qui plaçait la lutte pour l’autodétermination sur le même plan que la lutte dans les quartiers afin de disposer d’un centre de soin ou une école ou des transports publics.

Il est vrai que ce fil conducteur ne parvient pas à 100% ou à 80% du mouvement indépendantiste, mais il a gagné des positions au fil du temps. Cette lutte pour l’hégémonie au sein du mouvement indépendantiste doit être menée ; elle n’est évidemment pas gagnée, mais nous avons progressé au cours des dernières années.

Dans le reste de l’Etat, il est difficile de comprendre l’indépendantisme de gauche en raison de l’argument du financement. Nombreux sont ceux qui pensent : « si la Catalogne devient indépendante, ils cesseront de contribuer à la tirelire commune et les services publics des communautés autonomes plus pauvres seront prétéritées ». Comment expliquerais-tu à une Andalouse ou à un habitant d’Estrémadure l’indépendantisme de gauche ?

Deux choses. D’un côté, nous avons toujours affirmé que notre projet indépendantiste servirait à rompre le régime et, donc, que cela impliquerait le lancement d’un processus constituant et le changement au sein de l’Etat, où les classes populaires d’Estrémadure, d’Andalousie, des îles Canaries, etc., si elles sont bien organisées et qu’elles luttent pour leurs droits, auront l’option de changer ce système, et donc qu’elles pourront favoriser leurs intérêts. C’est un argument.

Le second, nous avons toujours dit que l’indépendance ne devait pas signifier que du jour au lendemain, nous contributions pour les régions plus pauvres devrait changer, du fait que nous sommes une région plus riche. Nous incarnons un projet internationaliste et nous croyons donc qu’une égalité et une justice sociale pour tout le monde sont nécessaires. Pour cela, nous devons renoncer à ce que nous avons de privilèges pour donner à ceux qui en ont le plus besoin.

Cela ne fait toutefois pas sens que se maintienne un système permanent d’aides qui ne relève pas d’un changement structurel, mais bien d’un système proche de la charité catholique. Il s’agit ici de faire des changements structurels pour qu’un jour l’Andalousie en répartissant le travail et la richesse puisse également maintenir ces services publics sans que d’autres acteurs y contribuent. Je crois que c’est là ce qu’il y a de plus révolutionnaire.

Il y a quelques années, le président de la Generalitat d’alors, Artur Mas, a dû entrer au Parlament en hélicoptère pour éviter une manifestation du 15M [1]. Aujourd’hui, les membres de l’exécutif du PDeCAT sont acclamés dans la rue, bien que les politiques d’austérité soient maintenues. Imaginons que l’indépendance n’arrive pas à bout, que l’on se retrouve dans une situation semblable à celle d’auparavant, que l’ancienne Convergència [2] parvient à un changement de façade et que, d’autre part, le PP soit renforcé par l’exaltation du nationalisme espagnol dans le reste de l’Etat…

C’est le pire des scénarios possibles. C’est un scénario possible, mais je crois qu’il est peu probable. Si nous revenons au statu quo ante, cela signifie que la droite catalane entre dans une dynamique d’accord avec l’Etat, que nous changeons complètement de scénario et que ce ravalement de façade que tu signales disparaît. S’ils sont dans un scénario d’accord, tous ceux qui les défendent parce qu’ils sont dans un scénario de rupture, cela se termine, ils le perdent. Aujourd’hui, les membres de l’exécutif, le président de la Generalitat et la présidente du Parlament sont sous la menace d’une peine de prison. Dans ce scénario, je crois que le point d’accord et de consensus est, en premier lieu, celui de la démocratie, de défendre nos institutions contre la répression.

Cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas critiques de leurs politiques sociales. Cet été, par exemple, sur le thème du tourisme, les désaccords ont été importants [les jeunesses de la CUP ont joué un rôle de premier plan dans les mobilisations sur la question des dégâts occasionné par le tourisme].

Et dans les municipalités, il y a des débats durs sur les questions sociales, où nous tenons tête. Là où nous gouvernons [exécutifs municipaux], ils nous mettent des bâtons dans les roues. Cela veut dire que ce qui relève plus d’une lutte de classe, une lutte idéologique aurait disparu. Mais il est vrai que ce qui est priorisé, c’est le thème de la démocratie et de la répression.

Le gouvernement a annoncé qu’il appliquera l’article 155 [cela a été voté au Sénat le vendredi 27 octobre] et Junts pel Sí et la CUP ont annoncé que l’indépendance serait déclarée [3]. Qu’espérez-vous atteindre avec la Déclaration unilatérale d’indépendance et quelle est la stratégie à adopter suite à cette déclaration ?

Depuis le 1er jour, nous avons dit qu’il y a eu un référendum que l’Etat a tenté d’empêcher et qu’il n’a pas pu le faire en raison de la résistance des gens. Les résultats sont contraignants, et c’est ce qu’affirmaient les lois [adoptées les 6 et 7 septembre, sur la « transition juridique » ou déconnexion et sur le référendum ; les deux ont été suspendues immédiatement par le Tribunal constitutionnel].

La Syndicature électorale [organe chargé de veiller au référendum] n’a pas fonctionné et les conditions d’un processus électoral normal n’ont pas été réunies. Les deux lois ont été annulées par le Tribunal constitutionnel. Même dans ces conditions, vous considérez le résultat légitime et contraignant ?

Oui. Car il est vrai qu’il n’y a pas eu de conditions normales, mais dans les conditions exceptionnelles, les gens ont voté, il y a eu un cens électoral… Cela a fonctionné. Le « oui » à l’indépendance le 1er octobre représente un pourcentage plus élevé de l’électorat [catalan] que celui du « oui » au Brexit [par rapport au nombre de personnes inscrites sur les listes électorales]… Par conséquent, si le Brexit est légitime, nous considérons que le 1er octobre l’est également. Nous estimons, dès lors, que cela nous amène à proclamer la République le plus rapidement possible et que l’idée de proclamer la République revient à dire : « nous nous considérons comme un acteur souverain ».

A partir de là, nous comprenons que la médiation entre nous et l’Etat espagnol, qui doit exister, doit être une médiation internationale. Et il doit y avoir un contrôle de territoire, tenter de développer des politiques publiques propres dans les secteurs stratégiques (fiscalité, santé, éducation). Il faut exiger cela au gouvernement [espagnol], mais nous savons en même temps, que dans le contexte dans lequel nous nous trouvons, les gens seront clé pour garantir cela.

A partir de là, il faudra voir comment réagit l’Etat. Si nous nous dirigeons vers un scénario – comme cela semble être le cas – d’une plus grande répression, il nous restera les gens, lutter et placer la dignité par-dessus tout. C’est un jeu dans lequel personne, il y a un mois, ne pensait que nous nous trouverions et nous ne savons pas où nous serons dans un mois. Notre appréciation est que nous nous trouvons dans un processus d’émancipation, d’autonomisation [empoderamiento] populaire, un processus constituant, un processus pour abattre le régime antérieur. Nous redoublerons d’efforts pour que cette médiation internationale reconnaisse la République et, à partir de là, nous verrons si nous y arrivons ; si ce n’est pas le cas, nous verrons bien où nous finirons.

Divers porte-parole de l’UE ont déclaré que si la Catalogne devenait indépendante, elle sortirait de l’Union européenne immédiatement. Cela signifie-t-il un problème pour vous ?

Le seul problème que cela suppose, c’est qu’il y a eu une légitimité très forte concernant l’Union européenne de la part du pouvoir et de l’immense majorité des moyens de communication, que les gens ont un sentiment d’appartenance à cette communauté de marchés, ce qui fait que cela engendre une sensation d’incertitude et d’insécurité. Ce n’est pas un problème du milieu économique, car je pense que tous les acteurs européens sont intéressés à ce que le commerce se poursuive, et qu’il ne va donc pas disparaître, l’économie continue de fonctionner…

Nous sommes contre cette Union européenne, c’est donc pour nous intéressant qu’il puisse y avoir un débat sur la question de savoir si nous devons être dans ou hors de l’UE. De fait, l’un des éléments intéressants des derniers jours, c’est que de nombreuses personnes qui se sentaient proches de l’Union européenne voient ce qu’est l’UE [en raison de l’absence de réponse de l’UE face à la répression du 1er octobre – mais aussi face aux marques de soutien très directes apportées à Rajoy et au roi – le hasard de calendrier a voulu que ce dernier remette le prix « à la concorde » Princesse des Asturies – titre qui désigne l’héritière au trône –, décidé en juin, à l’UE].

Cela a été l’occasion d’une mise en scène de soutien à laquelle ont participé Donald Tusk, président du Conseil de l’Europe, Antonio Tajani (membre de Fuerza Italia), président du parlement européen et Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne. Cela a été la même chose avec les réfugié·e·s. Il y a eu un questionnement important sur ce que signifie l’UE et cela nous situe, une fois de plus, dans une conjoncture intéressante pour questionner le pouvoir établi.

Entretien avec Lluc Salellas conduit par Pablo Castaño

* Lluc Salellas est membre du secrétariat national de la CUP et conseiller municipal de la ville de Gérone.

Notes

[1] Le 15 juin 2011, alors que le mouvement des indigné·e·s – très dynamique à Barcelone – était à peine âgé d’un mois, une manifestation a été convoquée autour du Parlement de Catalogne sous le slogan Aturem el Parlament (arrêtons le parlement). Ce même jour, le législatif de Catalogne abordait la question de coupes budgétaires (notons que la Catalogne a entamé, comparativement, les plus vastes coupes dans les soins et l’éducation : 26% du budget respectif de ces secteurs entre 2009 et 2015). La manifestation a été d’une telle ampleur qu’Artur Mas a dû entrer dans le parc qui entoure le Parlament en hélicoptère. La répression – exercée par les Mossos d’Esquadra – a été d’une grande brutalité. Cette action démocratique a eu des suites judiciaires très importantes.

Sur le moment, l’action a été condamnée – présentée comme étant antidémocratique – par tous les partis parlementaires (la CUP n’en faisait pas partie), y compris ERC, le PSC et CiU. Il est ironique de lire l’un des commentaires de La Vanguardia (le quotidien conservateur de Barcelone) d’alors, considérant l’encerclement du Parlament comme « la plus grave violation d’un parlement depuis le 23 février [1981] », allusion à la tentative de coup d’Etat d’officiers de l’armée et de la Garde civile (voir ci-contre).

Ce même argument est sans cesse utilisé depuis plusieurs semaines par les médias opposés à l’indépendance, El País en tête. Plus grave, des dirigeants d’ERC ont attaqué violemment les manifestant·e·s. Dans le Periódico de Catalunya (organe de « centre-gauche »), Ernest Benach, qui fut président du Parlament entre 2003 et 2010, affirmait, le 17 juin 2011 : « le Parlament donne un sens politique à deux mots : liberté et Catalogne. C’est aussi simple, et en même temps aussi important. Vouloir l’arrêter a, donc, un sens très grave, qui va au-delà de la tentative d’éviter qu’une loi, comme celle du budget, puisse être approuvée. »

Un ancien dirigeant d’ERC, Josep-Lluís Carod-Rovira, ira même plus loin : dans un article controversé, il attaquera violemment « l’espagnolisme » du mouvement des places. Le contraste entre les énormes mobilisations du printemps 2011 contre l’austérité et revendiquant une démocratie réelle et, plus d’une année plus tard, la première énorme manifestation de la Diada qui sera l’un des premiers moments où un « nouvel indépendantisme » sera visible et occupera une place croissante constitue un tournant clé pour comprendre le moment actuel. Aucune explication simple ne permet d’y répondre (les citations sont tirées de la page 192 de l’ouvrage collectif très récent El proceso separatista en Cataluña. Análisis de un pasado reciente (2006-2017). Réd. A L’Encontre.

[2] Convergència Democràtica de Catalunya (CDC) est l’ancien nom du PDeCAT. Le changement de nom a été approuvé lors d’un congrès en juillet 2016. CDC a été fondé en 1974 entre autres par Jordi Pujol. Ce dernier a été président de la Generalitat pendant 23 ans, entre 1980 et 2003. CDC a constitué tout au long de ces années aux côtés de l’Unió Democràtica de Catalunya (UDC, parti démocrate-chrétien) une coalition du nom de CiU (Convergence et union). A l’échelle de l’Etat, CiU a joué un rôle de pivot à de plusieurs reprises pour que les deux grands partis, PSOE et PP, atteignent une majorité lorsque cela a été nécessaire.

Ainsi, en 1996 un accord – dit pacte du Majestic, du nom de l’hôtel de Barcelone où il a été conclu – en ce sens a été signé entre le PP et CiU (des accords similaires ponctuels ont été conclus en Catalogne sous la dernière législature Pujol). En Catalogne, CiU a joué un rôle central dans la (re)« catalanisation » de la Communauté autonome, en particulier par des lois ambitieuses en matière linguistique. Incarnant un nationalisme « catalaniste » conservateur, non indépendantiste, la coalition CiU n’a pas survécu aux derniers développements. En 2015, la coalition a explosé. L’UDC, pour la première fois de l’histoire, n’a pas obtenu suffisamment de voix pour se retrouver au parlement et le parti a disparu. Cette même année, CDC, accentuant un virage entamé en 2012, a conclu une alliance avec ERC, des personnalités indépendantes (issues en majorité de l’ANC et d’Omnium) ainsi que des petites formations qui avaient rompu avec le Parti des socialistes catalans (PSC) sur la question de l’indépendance pour former Ensemble pour le oui (Junts pel Si).

Suite aux élections du 27 septembre 2015, cette coalition a accédé au gouvernement. On ne peut conclure cette note sans rappeler que CDC, en tant que pilier de la Catalogne poste-franquiste, n’a pas manqué de pratiquer les mêmes pratiques de corruption que le PP ou le PSOE… Réd. A L’Encontre

[3] Le vendredi 27 octobre, après le départ des députés de Ciudadanos, du PSC et du PP, le Parlament a voté, par bulletin secret, par 70 voix pour, 2 blancs et 10 contre deux « propositions de déclaration » qui exhorte l’exécutif à prendre une série de mesures liées à l’indépendance et, la seconde, à ouvrir un processus constituant. La question de savoir pourquoi la forme d’une « proposition de déclaration » (et ce n’est pas le premier document de ce type depuis 2015), lequel n’a pas de valeur juridique, a été choisie est une autre « curiosité » du Procès (vers l’indépendance)…

Quelques minutes plus tard, le Sénat a voté à une écrasante majorité l’article 155 qui a donné au président du gouvernement espagnol, Mariano Rajoy, de lancer une série de mesures, annoncées au soir de ce même vendredi, dont la destitution du gouvernement catalan, la dissolution du parlement catalan et la convocation à des élections pour le 21 décembre, le passage du contrôle de la communauté autonome catalane aux ministères centraux ainsi qu’à la vice-présidente du gouvernement, Soraya Saenz de Santamaria.

Si Rajoy utilise l’article 155, c’est parce que c’est le seul article qui peut être voté par le Sénat, où le PP est majoritaire. Pourtant, la « nature » des mesures est propre à des mesures d’exception, prévues elles à l’article 116 de la Constitution. La mise en œuvre de cet article nécessiterait toutefois un débat au Congrès des députés – où le PP est minoritaire –, une procédure plus longue et un contrôle parlementaire. Les mesures adoptées par le gouvernement espagnol le 27 octobre au soir sont toutefois, de l’avis de nombreux spécialistes de droit constitutionnel inconstitutionnelles.

Avec la « crise catalane », l’Etat espagnol se trouve à un tournant. Si le 15M et Podemos (du moins dans un premier temps pour ce dernier) plaçaient au centre la nécessité d’en finir avec le régime qui s’est constitué après la mort de Franco, dit régime de 1978, et d’ouvrir des processus constituants ; aujourd’hui Rajoy profite de la crise catalane pour, en quelque sorte, dépasser ce régime.

Aux revendications sociales et de démocratisation, Rajoy répond par une reprise en main autoritaire, ce qui fait écho à la politique de Macron sur l’état d’urgence, à des mesures de la même tonalité en Italie, sans mentionner la dynamique à l’œuvre en Autriche, et dans le « voisinage » hongrois et polonais. Les prochaines semaines et mois sont déterminants pour savoir si des mobilisations seront suffisamment fortes, autant en Catalogne que dans le reste de l’Etat espagnol, pour inverser cette tendance autoritaire et contrer la flambée nationaliste.

Ce 29 octobre, une importante manifestation « en faveur de l’unité espagnole, en défense des lois » s’est déroulée à Barcelone. Les chiffres diffèrent et la « provenance » n’est pas nécessairement « barcelonaise » au sens strict. La flambée de nationalisme espagnol(liste) est très forte et atteint de nombreuses couches de la population. L’un des orateurs de cette manifestation a été un ancien secrétaire général du PCE (et ancien militant du PSUC) ; ce qui révèle les effets politiques de la « crise catalane ». Une fois de plus, en marges de cette manifestation des agressions des militants d’extrême droite contre des migrants et à des « indépendantistes » ont eu lieu. Plus encourageant, une manifestation importante (loin toutefois des chiffres de Barcelone) a eu lieu à Valence contre le fascisme avec 8000 participant·e·s.


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