M. Macron et les fainéants

vendredi 10 novembre 2017.
 

Par Marc Loriol Sociologue, Idhes (Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société), Université Paris-I (Panthéon Sorbonne).

Le 8 septembre 2017, à Athènes, Emmanuel Macron s’attaquait en ces termes aux opposants de sa future loi travail  : «  Je ne céderai rien ni aux fainéants, ni aux cyniques, ni aux extrémistes.  » Il avait déjà, fin août, en Roumanie, évoqué la fameuse tarte à la crème de la résistance au changement (explication préférée des patrons pour dévaloriser la défense de leurs intérêts par les salariés)  : «  Les Français détestent les réformes.  »

Ce choix des mots traduit sa vision de l’économie, attestée par ses déclarations  : le 29 juin 2017, lors de l’inauguration d’un incubateur de start-up, le nouveau président posait une distinction entre «  les gens qui réussissent  » et «  les gens qui ne sont rien  ». En janvier 2017, il affirmait, à propos du Pas-de-Calais, «  dans ce bassin minier, il y a beaucoup de tabagisme et d’alcoolisme  ». Le 25 mai 2016, alors ministre de l’Économie, il déclare à des manifestants opposés à la loi El Khomri  : «  La meilleure façon de se payer un costard, c’est de travailler.  » En 2014, il avait tenté d’expliquer les difficultés des ouvrières d’un abattoir breton par le fait que «  beaucoup sont illettrées  », etc.

Cette vision du peuple comme peu travailleur, mal éduqué, intempérant, conservateur n’est pas nouvelle. Elle était prisée des bourgeois du XIXe siècle (souvent rentiers) qui cherchaient à stigmatiser les ouvriers au temps des journées de 15 heures. Le succès de ces préjugés peut être recherché dans la contradiction, à l’époque, entre la valorisation de la méritocratie (qui avait justifié la révolution bourgeoise contre la noblesse) et la montée de fortes inégalités de revenus et de patrimoine. Pour légitimer cette situation, nombre de travaux médicaux de l’époque avaient tenté de démontrer que la fatigue et la souffrance des riches étaient de vraies maladies, contrairement à celles des pauvres, attribuées à leur manque supposé de caractère, de tempérance ou de sensibilité. La neurasthénie était ainsi une maladie recherchée, car elle était censée toucher les artistes, les scientifiques, les dirigeants d’entreprise, les hommes d’affaires. Le terme disparaît de la nosographie médicale alors que reculent les inégalités et que certains médecins décrivent des cas de neurasthénie parmi les ouvriers et les paysans.

L’histoire de catégories plus contemporaines comme le syndrome de fatigue chronique ou le stress renouvelle ce schéma  : d’abord considérés comme des problèmes propres aux cadres, aux salariés à responsabilité, cela a peu à peu été démenti par les études épidémiologiques. Alors que, comme l’a montré Thomas Piketty, les inégalités économiques retrouvent les niveaux astronomiques de la fin du XIXe siècle, le besoin de les justifier est plus fort que jamais. Les «  fainéants  » ne pourraient-ils pas être les chefs d’entreprise qui préfèrent les aides publiques et un accaparement croissant de la part salariale grâce à un droit du travail moins protecteur à un effort d’amélioration de la qualité des biens et services produits  ? Les «  fainéants  » ne seraient-ils pas les gouvernements successifs qui, pour répondre au drame du chômage, ont tous utilisé les mêmes recettes éculées (baisse des charges, flexibilisation du travail, etc.), conduisant à une impasse (si chaque pays pratique le dumping social, personne ne sera gagnant au final)  ?

Si le patron du XIXe siècle ne pouvait pas totalement ignorer que sa richesse reposait largement sur les efforts et l’usure de ses salariés, ses homologues contemporains ont construit une représentation de l’économie qui invisibilise les travailleurs (le rêve d’une entreprise sans usine du PDG d’Alcatel au début des années 2000).

Emmanuel Macron a commencé sa carrière dans le secteur de la fusion-acquisition – la «  fusac  » pour les intimes – dont la raison d’être est de provoquer des «  deals  », c’est-à-dire des ventes et reventes d’entreprises avec le maximum de plus-value à court terme. Par un travail comptable, des licenciements et des baisses d’investissement pour augmenter la valeur boursière, il s’agit de rendre la mariée la plus belle possible pour de fructueuses opérations. Dans le jargon indigène, cela est qualifié de «  création de valeur  » alors qu’il s’agit de captation de richesse (et non de création de nouvelles richesses)  ; d’autant que les entreprises en sortent fragilisées à long terme. Comme l’ont montré les recherches sociologiques de Valérie Boussard, ce travail qui peut être épuisant et fastidieux (longues tractations, rédaction dans l’urgence de lourds bilans financiers destinés à séduire les investisseurs…) se fait d’autant mieux que l’on ne connaît pas l’entreprise et les personnes qui y travaillent  : l’objectif est de construire une image purement financière et non de rentrer dans les détails techniques et humains  !

Dans cette vision de l’économie, les salariés ne sont plus vus comme des producteurs, mais comme des charges, des résistances, pour la «  création de valeur  ». Pour les travailleurs de la «  fusac  », qui peuvent, en période de deal, accumuler de lourdes charges de travail, il est alors facile de considérer les ouvriers ou les employés modestes comme des «  fainéants  » ne travaillant «  que  » 35 heures. Tous les efforts pour tenir les cadences du travail à la chaîne, l’inventivité nécessaire pour que le travail se fasse malgré les réductions de coûts et les incohérences managériales, le goût du travail bien fait, tout cela peut être ignoré au profit de la croyance selon laquelle seuls les consultants et autres experts financiers travaillent vraiment, puisque ce sont eux qui «  créent la valeur  », parce que leurs horaires de travail peuvent dépasser les 35 heures.

Plus besoin de justifier les écarts de revenu par les écarts de mérite. La relation est inversée  : ce ne sont plus les mérites exceptionnels qui justifient les revenus exceptionnels, mais les revenus exceptionnels qui prouvent que ceux qui les perçoivent sont exceptionnels. D’où la distinction entre «  les gens qui réussissent  » et «  les gens qui ne sont rien  ». Ceux qui sont peu payés sont alors considérés comme peu productifs et leur maigre salaire est vu comme encore trop élevé, leurs revendications sont perçues comme infondées et nocives pour la «  création de valeur  », une forme pathologique de «  résistance au changement  ».


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