Ce que l’« affaire Ramadan » dévoile de l’envers d’un décor – Une lecture critique de la ligne de défense des soutiens musulmans de Ramadan

dimanche 25 mars 2018.
 

Commençons par le commencement : Tariq Ramadan, qui fait l’objet à ce jour de deux plaintes pour viol, est innocent des accusations portées à son encontre jusqu’à preuve du contraire près les tribunaux compétents. Il a lui-même déposé une plainte à l’encontre de la première plaignante, Henda Ayari, pour dénonciation calomnieuse, annonçant une deuxième plainte à venir. L’un des avocats affirme être en possession de témoignages de plusieurs femmes musulmanes. Ce ne sont pour l’instant que des témoignages, non corroborés par des preuves matérielles, hormis un audio et une photo qui circulent sur le net provenant, de source incertaine, d’une dénommée Majda Bernoussi, ancienne maîtresse supposée de Tariq Ramadan.

Des personnes, qui souhaitent garder l’anonymat, prétendent avoir alerté des responsables de l’ex-UOIF et du réseau ramadanien au sujet de ses relations extra-conjugales. Bernard Godard, le « M. Islam » du ministère de l’Intérieur, a fait une sortie choc à ce sujet, dans le Nouvel Obs du 30 octobre dernier, en indiquant qu’il était au courant de ces supposées frasques sexuelles, mais pas de viols.

Ce ne sont là que des affirmations pour lesquelles il reviendra à la justice de démêler le vrai du faux sur trois aspects : l’existence ou non de multiples relations sexuelles extra-conjugales, qui ne tombent d’ailleurs pas sous le coup de la loi, l’existence ou non de de harcèlement(s) sexuel(s), et enfin l’existence ou non de viol(s). Le mis en cause est innocent de toutes ces accusations, jusqu’à preuve du contraire, et il appartient aux parties accusatrices d’étayer leurs accusations par des éléments factuels. Ceci étant dit, on constate que, sur les réseaux sociaux, se déploie un discours complotiste, de pureté religieuse et de dénigrement des plaignantes qui engendre un climat très malsain pour la protection du droit des femmes à témoigner.

Des tirs croisés en soutien à Tariq Ramadan

Il ne s’agit plus d’une simple affaire opposant une plaignante, Henda Ayari, à un agresseur supposé, contrairement à ce qui continue à circuler comme informations dans les cercles musulmans. L’aura de Tariq Ramadan est suffisamment importante auprès d’une partie des musulmans pour que nombre d’entre eux soient déstabilisés par les faits rapportés. À défaut de leur fournir des réponses, ce qui reviendra à la justice, mon propos vise à critiquer la stratégie de défense adoptée par les proches et par les soutiens de l’islamologue et ses conséquences sur la façon dont est considérée la parole des victimes supposées.

Le 23 octobre 2017, une tribune paraissait sur la page Facebook de l’Union Française des Consommateurs Musulmans (UFCM), intitulée « Tariq Ramadan face au sionisme international » [1]. Yamin Makri y passe en revue l’altération mentale supposée de Henda Ayari et l’identité juive et pro-sioniste de son avocat. Puis il établit un lien de cause à effet entre les positions antisionistes de Tariq Ramadan et le complot dont il ferait l’objet via la manipulation dont ferait l’objet Mme Ayari à son insu, symbole de la manipulation dont tous les jeunes issus de l’immigration maghrébine et africaine sont victimes via « l’intégration républicaine à la française ». C’est d’ailleurs, selon lui, ce qui aurait conduit à leur manipulation « pour être les marionnettes de ces nombreux attentats dits « islamistes ».

Lui a fait suite, le lendemain, une tribune de Fanny Bauer-Motti, psychologue, parue simultanément sur ses deux blogs, l’un sur le site de Médiapart [2] et l’autre sur celui du Huffpost [3], sous le titre « Tariq Ramadan, Lettre ouverte ». Celle-ci explique dans une belle prose que, ayant rencontré le professeur dans le cadre d’une recherche à Oxford, elle peut assurer qu’il n’a pas le profil d’un violeur : « Je sais qu’il n’a rien d’un violeur. Je le sais par mon métier, je le sais par expérience, je le sais pour l’avoir côtoyé de près et n’avoir jamais rien vu en lui de manipulateur ou autre déclinaison de la perversion […]. » Je ne sais pas ce qu’un magistrat pourra retenir de ce type d’expertise et de ce qu’est le « bon profil » d’un violeur. Le moins que l’on puisse dire est que le propos Fanny de Bauer-Motti procède d’un parti pris qui range d’emblée les victimes potentielles dans le registre de la mythomanie.

Pour clore le tableau, vendredi 27 octobre, Abdelmonaim Boussenna a consacré son prêche du vendredi aux accusations dont fait l’objet Tariq Ramadan. La vidéo, postée sur les réseaux sociaux, totalise à ce jour près de 330 000 vues. L’imam y fait un parallèle incontestable entre un fait historique sensible pour les musulmans, celui d’une calomnie dont a fait l’objet l’une des épouses du Prophète, et la situation présente, avec toutefois une petite attention accordée à la première plaignante. Je ne m’attarderai pas sur la flopée de soutiens inconditionnels à l’islamologue et sur la diffusion très large de ces trois prises de positions dans les réseaux sociaux communautaires.

Une ligne de défense très critiquable chez les supporters

On peut retenir de cette ligne de défense les éléments suivants, non exhaustifs : 1. Tariq Ramadan incarne la figure de celui qui représente l’islam, le toucher revient à toucher l’islam ; 2. C’est un personnage « transparent », incapable de se soustraire à la vue des gens pour commettre ce type de péchés ; 3. Il a toujours été seul contre un système qui cherche aujourd’hui à l’abattre ; 4. Il est victime d’un vaste complot organisé par les sionistes ; 5. Les femmes qui ont commencé à témoigner sont soit des déçues de ses refus, soit des aguicheuses – c’est un euphémisme – soit des personnes directement pilotées par les responsables du vaste complot ; 6. Ceux qui critiquent Tariq Ramadan cherchent à profiter de la situation, à prendre sa place, à jouir d’une notoriété.

Laissons de côté ce sixième point qui relève d’une antienne bien connue, elle permet tout simplement de botter en touche les questions de fond. Exit également le premier ; Tariq Ramadan n’a jamais fait l’unanimité au sein des musulmans. Le deuxième point de l’argumentaire est autrement intéressant car il touche un aspect sensible du militantisme musulman, celui de la dévotion pour la « cause », comme s’il n’y avait plus de vie privée ni de zone grise échappant aux regards. Cela est tout sauf vrai et, à l’unanimité, les personnes qui témoignent bec et ongle de la vertu du mis en cause, comme de tout autre prédicateur, sont incapables de dire à quoi ces personnes sont affairées au cœur de la nuit ou lorsqu’elles quittent les salles de conférence.

Je dis cela en toute sérénité, mais connaissant la double-vie que mènent certains militants fixés sur cette ligne de défense, ils entretiennent là le mythe d’une vertu avec laquelle ils ont eux-mêmes divorcé. Cela ne fait pas de Tariq Ramadan un coupable, mais cette libération de la parole des femmes musulmanes s’inscrit dans un contexte où, les uns après les autres, des leaders religieux musulmans sont mis en cause dans des affaires, parfois sordides, de mœurs sexuelles illégitimes, au moins sur le plan de la morale islamique.

En quelques clics les personnes intéressées peuvent trouver les détails de ces déboires en français, en anglais et en arabe. Malgré ces dérives, lorsque c’est le black-out total du côté des religieux, cela ne contribue pas à l’élévation de l’esprit critique chez leurs coreligionnaires. Parfois c’est même pire lorsque des leaders religieux menacent leurs fidèles des foudres divines s’ils venaient à critiquer l’intégrité des mis(es) en cause, jusqu’à ce que le pot-aux-roses soit découvert. Aussi, lorsque chaque affaire est tue, minimisée, ou renvoyée à la périphérie des comportements litigieux sur un plan moral, beaucoup de musulmans tombent des nues lorsqu’ils apprennent que tel prédicateur, imam ou leader politico-religieux est l’objet d’une plainte ou d’une condamnation morale, voire pénale, pour ses comportements licencieux.

Isolé et seul contre tous ?

L’argument du « seul contre tous » victime d’un vaste complot sioniste, par contre, est autrement ridicule. C’est un fait, Tariq Ramadan n’a jamais été seul, tout comme il n’a jamais été en dehors d’un système dont il a largement profité pour son ascension sociale personnelle et son aura communautaire. À ce propos, les militants de ma génération souffrent du mal de l’auto-omertà qui, je pense, est incurable. J’entends par là le fait de taire tout ce qu’ils ont pu voir, vivre, connaître en termes de dérives dans les sphères intra-communautaires, dans toute leur diversité, sous prétexte de na pas donner du grain à moudre aux « ennemis de l’islam ».

À force de cacher ces dérives, d’entretenir l’aura quasi prophétique, pour ne pas dire divine, des leaders religieux comme des prédicateurs, les générations successives se suivent et se structurent dans le même rapport d’assujettissement à leurs élites religieuses. Sans « marcher » sur le dos de Tariq Ramadan ou profiter d’une quelconque aubaine, il est temps de balayer devant la porte et de récurer en profondeur le sol de la maison islam, en commençant par condamner de manière claire, nette et précise les pratiques dévoyées des leaders communautaires lorsqu’ils sont confondus. Dans le cas présent, il ne faut pas non plus inverser la machinerie ; les soutiens à Tariq Ramadan sont nombreux, y compris financiers, sans commune mesure avec celui dont les différentes plaignantes peuvent disposer.

A l’heure actuelle, des comités de soutien sont déjà constitués et des témoignages de personnalités diverses et variés en faveur de la probité morale du personnage inondent les réseaux sociaux. Parallèlement, l’association Juste cause, créée en 2002 à Roubaix pour soutenir financièrement Tariq Ramadan dans les procès intentés, à l’époque, contre Lyon Mag’ et Antoine Sfeir, puis mise en sommeil, semble être réactivée pour une nouvelle levée de fonds, avec une capacité de mobilisation importante. Nous sommes loin de l’homme à genou entouré par les hyènes.

Il faut garantir la possibilité pour les femmes de témoigner

Un dernier élément de la stratégie de défense, sur les réseaux sociaux, consiste à discréditer coûte-que-coûte les présumées victimes. Il s’agit là d’un procédé fallacieux qui, sciemment ou non, conduit une partie du public à s’acharner sur elles comme les spectateurs au sein d’une arène. Lorsqu’on observe l’obscénité du langage usité pour les qualifier, dans des posts ou des commentaires non censurés sur les réseaux communautaires, il y a de quoi être effrayé. Dans un tel contexte, s’il y a un parti-pris à avoir, c’est celui de la protection du droit à témoigner, y compris sous couvert d’anonymat, au-delà de toute position idéologique. De ce point de vue, le climat anxiogène actuel est autant entretenu par les partisans que par les détracteurs de Tariq Ramadan.

Les premiers présentent presque systématiquement les plaignantes et les femmes qui ont ou qui sont susceptibles de témoigner comme s’inscrivant dans une stratégie conduite par les « comploteurs ». Ou alors comme des menteuses potentielles dont il convient de scruter, d’emblée, la moindre incohérence dans les faits rapportés. Je passerai rapidement sur l’indécence des propos qui décryptent la fiabilité d’une plainte ou d’un témoignage à l’aune de l’aspect physique ou vestimentaire de la personne. Oui parce que, tant qu’à faire, selon certains, le mis en cause, par son aura et sa beauté, avait toute latitude pour coucher avec des femmes bien plus belles que ces moches, fragiles psychologiquement, parfois présentées sous les traits de catins. Au-delà de l’impudence, l’absence d’un minimum de compassion et le renvoi de la faute dans le camp des victimes présumées est peut-être ce qu’il y a de plus choquant.

Finalement, bien des musulmans sont à l’image de n’importe quel peuple qui, d’une façon générale, fustige ses élites tout en les adulant et qui promeut, en théorie, la protection du plus faible tout en légitimant son écrasement dès lors qu’il remet en cause le confort d’un ordre établi.

Omero Marongiu-Perria

Notes

[1] https://www.facebook.com/consommate....

[2] https://blogs.mediapart.fr/miraelsa....

[3] http://www.huffpostmaghreb.com/fann....


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