Le Cice, un cadeau fiscal toujours plus coûteux et opaque

mercredi 8 novembre 2017.
 

L’année 2018 sera celle du record absolu des remboursements et dégrèvements d’impôts divers accordés aux entreprises et aux ménages. Au total, 115,2 milliards d’euros, soit une perte sèche pour l’État équivalant à 28,5 % du total de ses recettes brutes, devraient être « restitués » au bénéfi ce principal des entreprises, celles-ci captant près de neuf dixièmes de ces sommes, soit environ 100 milliards. « C’est 5 points de plus qu’en 2013, et 12 milliards de plus que l’an dernier », explique le sénateur communiste Pascal Savoldelli, rapporteur pour la commission des Finances de la Haute Assemblée du chapitre « Remboursements et dégrèvements » du pro jet de loi de finances pour l’an prochain. Si toutes ces dépenses ne sont pas illégitimes, loin de là – à l’instar de mesures soutenant les ménages modestes ou aidant les PME en diffi culté –, ce poste est le premier budget de l’État alors que « la traçabilité de l’usage que font les entreprises d’une part importante des fonds publics fait défaut », indique l’élu du Valde-Marne. Visés dans son rapport, le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (Cice) et le crédit d’impôt en faveur de la recherche (CIR), qui pèsent ensemble pour 26,8 milliards d’euros, et dont la montée en puissance est responsable dans une large mesure de l’infl ation des remboursements et dégrèvements.

Pour le sénateur Pascal Savoldelli, le Cice et le CIR représentent «  27 milliards de recettes évaporées pour l’État, car on n’en connaît ni l’usage, ni la destination, ni les objectifs. Cela équivaut quand même à deux fois le montant total de l’aide personnalisée au logement (APL), trois fois le budget de la police nationale ou encore au recrutement de 300 000 enseignants chaque année  »  !

1. Un coût en constante augmentation

Pour l’année 2018, le coût du Cice pour les finances publiques devrait s’élever à 21 milliards d’euros, dont 19,8 milliards de moins-values pour l’impôt sur les sociétés, une hausse de 4,3 milliards d’euros (+ 27,7 %) sur 2017 et de 7,8 milliards sur l’an dernier (+ 65 %). Si on le rapporte à la prévision de recettes nettes de l’impôt sur les sociétés pour 2018 (25,3 milliards), la perte induite par le Cice représente quelque 78 % de ces recettes. Depuis la création de ce crédit d’impôt, le total des «  restitutions  » d’impôt sur les sociétés (hors indus et contentieux) a été ainsi multiplié par 2,5 en cinq ans, passant de 12,45 milliards d’euros en 2013 à 31,6 milliards en 2018.

La montée en charge du Cice est due non seulement à l’augmentation de son taux (passé de 4 % des rémunérations brutes versées par les entreprises dans la limite de 2,5 Smic en 2013, à 6 % en 2014, 7 % en 2017, puis 6 % à nouveau en 2018), mais aussi au mécanisme complexe du versement aux entreprises, qui peut s’étaler jusqu’à quatre années pour un seul exercice.

Ainsi, en 2018, l’État aura à verser la créance due au titre de l’année 2017 (13,1 milliards), mais également des reliquats des sommes dues au titre des années 2013 à 2016 (6,7 milliards). «  Depuis le début de l’opération Cice et jusqu’en 2019 (année de son remplacement par un allégement pérenne de cotisations sociales voulu par Emmanuel Macron – NDLR), ce dispositif aura coûté plus de 70 milliards d’euros aux finances de l’État  », calcule Pascal Savoldelli.

2. Un effet plus qu’incertain sur l’emploi

L’emploi était l’une des justifications premières du crédit d’impôt, avec le «  redressement de la compétitivité  ». Le comité de suivi du Cice, placé sous la responsabilité de France Stratégie (ex-commissariat général au Plan), a lui-même toutes les peines du monde à mesurer son impact réel sur la création ou la préservation de postes, son dernier rapport, en date du 4 octobre, estimant «  vraisemblable  » un effet de l’ordre de «  100 000 emplois sauvegardés ou créés sur la période 2013-2015  », mais dans une fourchette si large, «  allant de 10 000 à 200 000 emplois  », que la mesure n’a guère de sens.

Même en retenant le haut de fourchette, rapporté aux 45 milliards versés pour le Cice au titre des années 2013 à 2015, chaque emploi «  sauvegardé ou créé  » aurait représenté un coût exorbitant de 225 000 euros sur la période. Quant au bas de la fourchette, le coût serait alors multiplié par 20. À ce prix-là, «  il eût donc mieux valu – sur un strict plan économique – créer directement des emplois publics  », ironisent (ou pas d’ailleurs) les auteurs d’une note sur le budget 2018 au nom des Économistes atterrés.

3. Une traçabilité inexistante

Pascal Savoldelli a fait la cuisante expérience de l’opacité du Cice en tentant d’obtenir la répartition géographique des entreprises bénéficiaires par département pour nourrir son rapport. Impossible de collecter ces données, lui a répondu l’administration des finances publiques. «  Je ne demandais pas la levée du secret bancaire mais une simple carte géographique pour faire un comparatif des sommes versées avec la situation de l’emploi par département  », relate l’élu du Val-de-Marne. Pour son collègue, le sénateur communiste du Nord Éric Bocquet, «  de deux choses l’une  : soit les données n’existent pas, soit on refuse de les transmettre à un parlementaire – la deuxième hypothèse me paraissant inquiétante. J’avais adressé un courrier il y a trois ans au préfet de mon département et l’on m’avait répondu que le secret des affaires s’opposait à la transmission d’une telle information  »…

Dès juillet 2016, un rapport de l’ex-sénatrice communiste Marie-France Beaufils relevait que «  l’insuffisance des données empêche une analyse territoriale fine, pourtant nécessaire, (car) tous les territoires présentent des particularités en termes de concurrence ou de positionnement à l’international  », l’une des justifications du Cice étant de cibler en particulier les entreprises exposées à l’export. Or les estimations de l’élue avaient permis d’établir que «  les entreprises réalisant plus de 10 % de leur chiffre d’affaires à l’exportation reçoivent seulement un cinquième de la créance  », les autres bénéficiaires des quatre cinquièmes n’étant pas confrontées à ce problème.

4. Un défaut de contrôle théorisé

À quoi donc a servi le Cice, si ce n’est pas à l’emploi ou à s’ajuster face à la concurrence  ? Savoir si l’argent public a été utilisé à ces fins n’est pas le problème des pouvoirs publics. Sur le site Internet du ministère de l’Économie, on peut ainsi lire noir sur blanc que «  l’administration fiscale ne contrôlera pas l’utilisation du Cice  », et qu’il «  ne fera donc l’objet d’aucune remise en cause  » en cas d’usage non conforme. Les entreprises comme Nokia, qui supprime 600 postes en France après avoir touché 67 millions d’euros en Cice et CIR en 2016 – ce qui «  revient à dire que les actionnaires de Nokia auront reçu 100 000 euros d’argent public par poste supprimé  », note le pôle économique de la CGT – peuvent dormir tranquilles.

«  C’est le profit qui commande l’État, dans lequel les fonctionnaires sont réduits au rôle de débiteurs  », s’insurge Pascal Savoldelli. Pour lui, cette «  omerta organisée  » constitue un «  déni de démocratie  », qui non seulement porte atteinte à la «  fonction constitutionnelle des parlementaires de contrôle de l’usage des deniers publics  », mais aussi à «  la démocratie dans l’entreprise, les salariés et les représentants du personnel devant pouvoir disposer de tous les éléments sur l’utilisation du Cice  ».

5. Une demande d’outils de suivi

Au moment où le gouvernement fait de la réduction de la dette et des dépenses publiques sa priorité, le sénateur s’interroge  : «  La dette publique, on nous en parle tous les jours, mais quid de la dette privée, qui atteint 72 % du PIB pour les sociétés non financières  ? On n’en parle jamais, mais nous sommes en train de la payer. Si l’on doit mener l’exercice critique sur les dépenses publiques, il faut aussi le conduire sur les recettes dont se prive l’État.  »

Cet exercice critique assumé par le rapporteur a d’ailleurs en partie porté ses fruits. La commission des Finances du Sénat a réservé son vote sur les crédits de ce chapitre du budget dans l’attente de plus amples informations, et le sénateur communiste confie avoir perçu «  l’assentiment des membres de la commission à la demande d’outils de suivi du Cice  ». Il y a urgence, car si le Cice est intégré de façon pérenne au barème des cotisations, «  il n’y aura plus aucune traçabilité  » des sommes versées, relève Pascal Savoldelli, celles-ci perdant leur caractère d’aide publique soumise à évaluation.

Vingt-cinq ans de baisses de « charges » jamais évaluées Le diagnostic établi le 7 juillet dernier par le comité de suivi des aides publiques aux entreprises et des engagements (Cosape), un organisme placé sous la responsabilité de France Stratégie, est édifiant. Selon le comité, «  on ne dispose à ce jour d’aucune  évaluation des effets sur l’emploi  » des exonérations de cotisations patronales sur les bas salaires «  sur l’ensemble des  vingt-cinq dernières années  ». De même, «  on sait peu de chose sur la nature des  emplois créés ou sauvegardés  », et «  les  conséquences à moyen et long termes (…)  sur l’appareil productif sont largement  inconnues  ». Enfin, «  on ne dispose d’aucune  étude sur leurs effets sur la formation, les  investissements, l’innovation, la montée   en gamme de l’économie française et la  croissance potentielle  », conclut le comité.

Sébastien Crépel, L’Humanité


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