La soi-disant "affaire Filoche" a permis une provocation visant à lyncher Gérard Filoche et à éliminer le courant qu’il représente, et en général le combat pour l’unité ouvrière contre la destruction du code du travail. Elle appelle donc pour première réponse une contre-attaque pour cette unité et contre cette destruction. Elle intime aussi aux militants ouvriers d’approfondir la question de l’antisémitisme, pour savoir le débusquer, le combattre et éviter ses pièges. Cela, les idéologues du capital ne le feront pas, même quand ils le prétendent. Amorcer cet approfondissement est l’objet du présent article.
Posons d’abord des distinctions de base mais qui peuvent surprendre. L’antisémitisme sous sa forme vraiment contemporaine n’est pas un racisme "ordinaire". Le raciste reconnaît ses cibles, à leur pigmentation surtout. L’antisémite les démasque, parce que l’apparence ne le permet pas : elles "cachent bien leur jeu". Le racisme "ordinaire" voit la différence et la dénonce, l’antisémite prétend voir ce qui est caché sous la non-différence.
Seconde distinction. L’antisémitisme contemporain hérite de l’antijudaïsme ancien mais en diffère. L’opposition culturelle violente envers le monothéïsme hébreu apparaît dans l’Antiquité. Le christianisme, dont l’origine est juive, mais qui fait corps avec Rome, systématise la relégation. L’islam, dont l’origine est judéo-chrétienne, en fait autant - envers les chrétiens aussi. La première croisade inaugure ce que l’on appellera plus tard les pogroms. Luther après une phase philojudaïque devient un dénonciateur acharné, pour qui usure et judaïsme vont de pair. Cet héritage historique est très lourd, mais par rapport à lui l’antisémitisme est une idéologie moderne, non religieuse.
Le mot est forgé pour désigner carrément un mouvement politique allemand, la Ligue antisémite de Wilhelm Marr (1879). Les pogroms fomentés par la police tsariste sont lancés après l’exécution d’Alexandre II par les narodniks en 1882. La racialisation de l’identité "juive" permet de persécuter des personnes d’origine juive mais qui s’étaient acculturées et ne se considéraient plus forcément juives. A la fin du XIX°, en partie en réaction à l’antisémitisme, se constitue une identité nationale juive, avec un courant prolétarien, le Bund (émancipation nationale sur place dans la lutte commune avec tous les opprimés) et un courant d’origine bourgeoise, le sionisme (émancipation par la constitution d’un Etat-nation qu’il faut donc localiser et qui le sera en Israël-Palestine). Les nazis adoptent une vision du genre humain systématiquement raciste, dans laquelle les Juifs ne sont pas la race "inférieure" comme tous ceux que les "aryens" doivent asservir, mais la race maléfique qui menace la germanité et fait dégénérer les autres races. L’antisémitisme est ici la clef de voûte du racisme.
Pour les nazis la judéïté était soi-disant héréditaire, "raciale". Mais la race maléfique entre toutes est chargée de tous les malheurs du monde : le traité de Versailles, les méfaits du capitalisme et la perdition que serait la révolution sociale lui sont, tout ensemble, mis sur le dos, ainsi que les maladies vénériennes, etc. Nous voyons là l’idée du complot se mêler à l’idée raciale et la déterminer : la "race juive" se définit par son complot. L’œuvre maîtresse, toujours rééditée, est le faux tsariste Protocole des sages de Sion. Dans les notes qu’Hitler aurait dictées à Martin Borman dans son bunker en 1945, les Juifs deviennent une "race mentale" qui aurait existé même sans l’Ancien testament, besoin pathologique d’un ennemi absolu.
Dans la vision "national-socialiste", l’antisémitisme tient lieu de (fausse) lutte émancipatrice. C’est ce fantasme qui est au cœur de l’antisémitisme contemporain et qui le nourrit. Sa production est fondée sur la manière dont le capital se reproduit et s’accumule : tout semble naturel dans le capitalisme, les choses ont un prix, le travail vaut un salaire, etc. Et pourtant tout part à vau-l’eau, chômage, crises, guerres, destruction de la planète. Très naturellement, la toute-puissance spontanée, et reproductrice du capital, du fétichisme des marchandises et de l’argent, interdit de saisir immédiatement que le problème vient d’eux, en tant que rapport social parvenue à l’autonomie. On va donc accuser des méchants de falsifier, de voler, de tromper. Par exemple on fait des "patrons voyous" le problème n°1 (il y a bien sûr des patrons-voyous, mais la nécessité d’accumuler les pousse tous à cela). Même chose en général avec "la finance" envisagée comme un secteur malsain, comme si ce n’était pas la production capitaliste qui l’engendre. On va aussi trouver des Etats-coupables, ou des peuples-coupables. Les Etats-Unis sont assurément un bon client. Au final, la révolte contre les conséquences de l’accumulation du capital, détruisant humanité et planète, lorsqu’elle ne parvient pas au niveau de conscience et d’organisation politique qui s’en prend à la propriété capitaliste et à l’Etat eux-mêmes, conduit à fantasmer des boucs émissaires (parfois partiellement coupables en effet, mais nullement de manière fondamentale, comme le montrent nos trois exemples des "patrons voyous", de la "finance" et des "Etats-Unis").
Je viens très sommairement de présenter une thèse qui relie antisémitisme et capitalisme, et envisage l’antisémitisme comme une forme extrême, mais nécessaire, de fétichisme automatiquement produit par les conditions apparemment "naturelles" de l’accumulation capitaliste. Cette thèse s’appuie principalement sur les travaux d’un important spécialiste de Marx, héritier de l’école de Francfort et par là du marxisme vivant du premier XX° siècle, Moishe Postone.
Si on la saisit dans toute son ampleur, alors on comprend qu’il n’y a pas de "question juive", mais une question antisémite, engendrée par les conditions d’existence sous la domination du capital. Cette représentation fétichiste de l’Ennemi dont le Complot cause nos malheurs ne se porte pas nécessairement sur les Juifs, mais elle leur tombe souvent dessus en raison de l’héritage historique chrétien et musulman, d’autant que c’est bien avec l’antisémitisme qu’elle a pris sa forme caractéristique. Ainsi, le génocide commis contre un groupe social ruandais, les tutsis, en 1994, a été fomenté en transposant sur eux tous les fantasmes de l’antisémitisme.
Et rien ne permet de prétendre qu’avec la défaite de Hitler la question antisémite aurait été réglée. Quelques années après on avait le "complot des médecins" de Staline à l’Est, où l’antitrotskysme a lui aussi repris les schémas et souvent fusionné avec l’antisémitisme, et le procès Rosenberg à l’ouest.
Bien entendu, dénoncer les patrons voyous, la toute-puissance de la finance, ou l’impérialisme nord-américain, ce n’est pas être antisémite : mais ces causes du combat des exploités et opprimés doivent, dans leur propre intérêt, en être soigneusement démarquées et séparées. Une intolérance radicale est nécessaire sous peine de gros plantage. Militants ouvriers, il nous faut l’apprendre. Et vite.
La même chose vaut pour la défense des droits nationaux palestiniens. Il est évident que l’oppression nationale des Palestiniens, constitués en nation justement par leur résistance à l’Etat israélien, Etat capitaliste et colonial mais aussi refuge de populations juives persécutées (par les nazis, et par la suite par les régimes nationalistes arabes et les monarchies musulmanes, par les régimes staliniens et par les militaires éthiopiens), doit être combattue, et qu’elle permet en même temps d’alimenter l’antisémitisme.
Les Etats arabes et les mouvements islamistes se font passer pour pro-palestiniens en donnant à cette cause un caractère absolu, fétichiste, qui ne sert en rien les Palestiniens. De même, les militants ouvriers ne peuvent se contenter de manifester leur solidarité avec "Gaza". La solidarité réelle avec Gaza passe par la solidarité avec Alep et le peuple torturé de la Ghouta de Damas. L’"antisionisme" est lui-même un terme ambigü. L’identité nationale judéo-israélienne, autrement dit sioniste, est un fait. Hériger l’ "antisionisme" en vertu cardinale aux côtés de l’anti-capitalisme, etc., ouvre grand cette ambiguïté : s’agit-il d’affronter la colonisation, l’oppression nationale et les forces militaristes et religieuses israéliennes, ou d’affronter ce peuple en tant que Mal radical ? Dans le premier cas on combat le capital, dans le second on tombe dans la pire de ses productions fétichistes.
Dieudonné s’est paraît-il produit à Marseille voici peu devant 8000 personnes à guichets fermés. Ricaner sur des euphémismes et des grossièretés visant les J... sans le dire est un plaisir pervers antisémite, rendu possible par le déni de la question antisémite à gauche et dans les milieux populaires d’origine musulmane depuis des décennies. Ce déni a une expression théorique officielle : l’idée selon laquelle l’"islamophobie" aurait remplacé l’antisémitisme, lequel ne saurait par conséquent exister. Les antisémites nouveaux ne se considèrent pas tous comme antisémites, le fétichisme s’auto-dissimule, mais il est là, agissant.
N’ayez aucune illusions, camarades, le ventre est encore fécond, car il s’agit du capital. Un débat très sérieux sur ces questions s’impose. On nous accuse maintenant d’être antisémites si nous dénonçons les banques, comme l’a fait M. Apathie à propos de ... François Hollande au Bourget ! La très bourgeoise et réactionnaire Revue des deux mondes consacre une "enquête" du sociologue P.A. Taguieff sur l’antisémitisme qui caractériserait la gauche, comme le prouverait ... Gérard Filoche. En effet, dans ses convictions profondes, celui-ci n’aime pas les capitalistes : il est donc antisémite ! M. Taguieff ne combat pas ici l’antisémitisme, il dénonce "’l’antisémitisme anticapitaliste et révolutionnaire" alors que l’antisémitisme est capitaliste et contre-révolutionnaire. Il est la colère déviée sur un fétiche. N’ayons aucune illusion : les défenseurs du capital ont intérêt à attiser l’antisémitisme et à nous y assimiler. Démontrons que le seul vrai combat contre l’antisémitisme est anticapitaliste !
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