Eric Toussaint : « La répudiation de la "dette odieuse" est légitime »

vendredi 29 décembre 2017.
 

Dans son dernier ouvrage,le Système dette, histoire des dettes souveraines et de leur répudiation (1), Eric Toussaint, porte-parole du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes, donne les clés pour comprendre comment l’endettement des Etats souverains a, de tout temps, été utilisé comme une arme de domination et de spoliation. Au fil des pages, une histoire des dettes peu connue, parfois rocambolesque, s’esquisse sous les yeux du lecteur. Enrichi par des documents d’archives et des comptes rendus officiels des échanges entre responsables politiques de tous bords et de tous pays,le Système dette est une plongée historique qui montre que la lutte contre les « dettes odieuses », illégitimes, illégales et insoutenables n’est pas un combat naissant.

Vous expliquez que les crises de la dette des pays du Sud sont toujours liées aux crises qui éclatent dans les pays capitalistes ?

A partir du XIXe siècle, le recours à l’endettement extérieur et l’adoption du libre-échange constituent un facteur fondamental de la mise sous tutelle d’économies entières par les principales puissances capitalistes où se trouvaient les plus grandes banques. Chaque crise de la dette a été précédée d’une phase de surchauffe de l’économie des pays les plus industrialisés, au cours de laquelle il y a eu surabondance de capitaux dont une partie a été recyclée vers les économies de la « périphérie ». La crise est ensuite généralement provoquée par des facteurs externes aux pays périphériques endettés : une récession ou un krach financier ou encore un changement de politique des taux d’intérêt décidé par les banques centrales des grandes puissances du moment.

N’est-ce pas un peu exagéré de transposer ce passé au présent ?

Le système de la dette d’aujourd’hui reproduit toute une série de mécanismes de domination des Etats puissants sur les Etats plus faibles. Il faut ajouter que les classes dominantes des pays endettés tirent elles aussi profit de l’endettement. Elles encouragent les gouvernants à emprunter en interne et à l’étranger, car l’emprunt contribue à ce que les impôts, qui pèsent sur la bourgeoisie, ne soient pas élevés. Elles achètent des titres de la dette de leur pays afin d’obtenir un rendement élevé garanti par l’Etat.

Selon vous, une série de mécanismes qui ont été mis en place, il y a deux siècles, sont toujours actifs de nos jours.

L’utilisation de la dette extérieure comme arme de domination a joué un rôle fondamental dans la politique étrangère des principales puissances au cours du XIXe siècle, et cela se poursuit au XXIe sous des formes qui ont évolué. La Grèce, pendant les années 1820 et 1830, a été soumise aux diktats des puissances créancières (en particulier la Grande-Bretagne et la France). Haïti, qui s’était libéré de la France au cours de la Révolution et avait proclamé l’indépendance en 1804, a été asservi, en 1825, au moyen de la dette. La Tunisie endettée a été envahie par la France en 1881 et transformée en protectorat. Le même sort a été réservé à l’Egypte en 1882 par la Grande-Bretagne. Ce qui s’est passé avec la Grèce, Chypre, le Portugal ou l’Irlande au cours des dix dernières années le confirme. Bien sûr, les méthodes utilisées ont changé, de nouvelles formes de coercition sont mises en pratique. Depuis 2010, la Troïka, composée du Fonds monétaire international (FMI), de la Banque centrale européenne (BCE), de la Commission européenne (et de l’Eurogroupe, qui réunit les ministres des Finances des pays de la zone euro), dictent aux autorités grecques ce qu’elles doivent faire sur le plan économique et social.

Mais la Grèce a sa part de responsabilité, quel rapport avec un « système dette » ?

Au début des années 2000, la création de la zone euro a généré d’importants flux financiers volatils et souvent spéculatifs, qui sont allés des économies du « centre » (Allemagne, France, Benelux, Autriche…) vers les pays de la périphérie (Grèce, Irlande, Portugal, Espagne, Slovénie…) Les grandes banques privées et d’autres institutions financières des économies du centre ont prêté de l’argent aux secteurs privé et public des économies périphériques, car il était plus profitable d’investir dans ces pays que dans les marchés nationaux des économies du centre. L’existence d’une monnaie unique, l’euro, a encouragé ces flux, car il n’y avait plus de risques de dévaluation. Cela a créé une bulle du crédit privé, touchant principalement le secteur immobilier, mais aussi celui de la consommation. Les banques privées d’Europe occidentale ont utilisé l’argent que leur prêtait massivement, et à bas coût, la BCE pour augmenter leurs prêts à des pays comme la Grèce sans vérifier la solvabilité des emprunteurs. Les banquiers cherchaient à faire du rendement, peu importe les risques. Ce qui est arrivé à la Grèce en 2010, quand les banquiers occidentaux ont fermé le robinet, est arrivé peu après à l’Irlande, au Portugal, à Chypre et, dans une certaine mesure, à l’Espagne.

« Périphérie », « centre »… Ce sont des mots qu’on utilise rarement aujourd’hui en économie.

Pourtant, il existe une hiérarchie entre des pays du « centre riche » et des « pays périphériques », que ce soit à l’intérieur de l’Union européenne ou à l’échelle de la planète.

Mais quel rapport avec cette notion de « dette odieuse » que vous dénoncez ?

Sur la base de toute une série de jurisprudences, Alexander Sack, un juriste russe exilé à Paris après la révolution bolchevique, a élaboré en 1927 la doctrine juridique de la « dette odieuse ». Selon cette doctrine, si la dette a été contractée contre l’intérêt de la population, et que les créanciers en étaient conscients, ou auraient dû l’être, elle est qualifiée d’« odieuse », et elle peut être annulée. Cette doctrine émane d’un professeur conservateur qui voulait défendre les intérêts des créanciers tout en leur disant de prendre soin de vérifier l’usage que l’emprunteur fait des crédits accordés.

Et vous affirmez, qu’une série de dettes ont été répudiées sur cette base…

Oui, et notamment aux Etats-Unis. En 1830, quatre Etats des Etats-Unis sont touchés par des émeutes sociales qui renversent leurs gouvernements corrompus et répudient la dette contractée auprès de banquiers véreux. Les projets d’infrastructures qu’ils étaient censés financer n’ont pas été réalisés à cause de la corruption. En 1865, quand les Nordistes gagnent contre les Sudistes, ils décrètent que ces derniers doivent répudier les dettes contractées auprès des banques pour financer la guerre (c’est le contenu du 14e amendement à la Constitution). Une dette considérée comme « odieuse », car contractée pour défendre le système esclavagiste.

Vous avez d’autres exemples ?

Il y a bientôt un siècle, en février 1918, les Soviets ont décrété la répudiation des dettes tsaristes. En 1919, le Costa Rica répudie une dette contractée par l’ex-dictateur Federico Tinoco Granados, au bénéfice de sa famille, c’est un ancien président des Etats-Unis, William Taft, qui intervient en tant qu’arbitre et entérine la répudiation. Car l’argent emprunté était destiné à des intérêts personnels. Plus récent : dix jours après l’invasion de l’Irak, en 2003, le secrétaire d’Etat américain au Trésor, John Snow, a convoqué ses collègues du G7 pour annuler les dettes contractées par Saddam Hussein, en utilisant l’argument de la « dette odieuse ». En octobre 2004, 80 % de la dette de l’Irak a été annulée. Cela montre la validité de l’argument de droit international.

Comment transposer toutes ces observations sur la Grèce ?

La dette réclamée par la Troïka à la Grèce représente 90 % de la dette publique grecque. Les prêts de la troïka ont clairement été octroyés contre l’intérêt des Grecs eux-mêmes. On leur a imposé des mesures qui ont dégradé l’exercice de leurs droits fondamentaux et de leurs conditions de vie sans améliorer la situation. La Troïka a prêté de l’argent à la Grèce afin que celle-ci rembourse les banques privées occidentales. La Commission pour la vérité sur la dette grecque, dont j’ai coordonné les travaux en 2015 à la demande de Zoé Konstantopoúlou, la présidente du Parlement grec, a prouvé que les membres de la Troïka étaient conscients des effets néfastes de leurs exigences.

Idem pour le Venezuela ?

Pour se prononcer, il faudrait pouvoir procéder à un audit de la dette vénézuélienne qui a été contractée sous le régime de Hugo Chávez et par son successeur Nicolás Maduro. Un audit pour répondre à la question suivante : « Ces dettes ont-elles servi les intérêts des populations ou bien ont-elles servi à financer les intérêts d’une minorité privilégiée ? ». Il est très important de réaliser un examen très rigoureux du processus d’endettement. Il est frappant de constater que l’opposition de droite à Nicolás Maduro n’exige pas la suspension ou l’annulation de la dette. Faut-il rappeler que la classe dominante locale a investi dans les dettes émises par le régime en place et compte donc sur la poursuite du paiement de la dette après le renversement de Nicolás Maduro ?

Répudier une dette n’est-ce pas se couper du financement externe ?

L’histoire du capitalisme démontre le contraire. En 1837, le Portugal qui avait répudié sa dette à l’égard de banquiers français a pu, ensuite, émettre quatorze emprunts successifs en France et ailleurs. Idem pour les Etats-Unis… Les Soviets répudient leur dette en 1918 et, malgré cet acte, à partir de 1924, tous les pays occidentaux se sont bousculés au portillon de l’URSS pour prêter de l’argent. Les exemples ne manquent pas. J’ajoute que l’annulation de la dette illégitime est insuffisante ! Annuler des dettes sans réaliser d’autres politiques concernant les banques, la monnaie, la fiscalité, les priorités d’investissement et la démocratie, n’empêchera pas d’entraîner le pays concerné par cette annulation dans un nouveau cycle d’endettement. La répudiation de la dette qualifiée d’odieuse est nécessaire et légitime, mais elle doit s’inscrire dans un plan économique et social d’ensemble.

(1) Le Système dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent (LLL), 19,50 €.

Propos recueillis par Vittorio De Filippis. Publié dans Libération.


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