Canailles et cochonaille, cochonneries et supercheries

lundi 12 février 2018.
 

Auteur et réalisateur de documentaires, Guillaume Coudray enquête depuis plusieurs années sur l’industrie des charcuteries nitrées. Son ouvrage révèle les dessous de ce scandale, dont les premières victimes sont les populations les plus modestes.

On parle de «  salaison accélérée  » ou de «  salaison chimique  ». Qu’est-ce que ce procédé  ?

Guillaume Coudray Ce processus repose sur une famille d’additifs à base d’azote. Le plus ancien est le nitrate de potassium, également appelé salpêtre. L’autre est le nitrite de sodium. Ces additifs présentent plusieurs avantages pour les industriels  : ils permettent d’accélérer le processus de production, qui normalement demande de longues périodes de maturation (réduit de neuf mois à quatre-vingt-dix jours pour un jambon cru), d’allonger le délai de conservation en rayon (il ne serait que d’une quinzaine de jours sinon) et, enfin, de donner facilement une jolie coloration rouge rosé. Pour résumer, ces additifs diminuent les pertes, accroissent les volumes et font baisser les prix, tout en donnant un aspect appétissant. Ce sont vraiment des additifs «  miracles  » pour l’industrie.

À quand remonte l’utilisation massive de ces additifs  ?

Guillaume Coudray Les premières traces écrites d’usage de salpêtre (nitrate de potassium) remontent au XVIe siècle. On y vante ses effets sur la viande comme une astuce pour lui donner une couleur rouge. Mais c’est encore un usage anecdotique. Ces additifs se généralisent vraiment aux États-Unis dans la seconde moitié du XIXe siècle, sous la pression des meatpackers, les premiers charcutiers industriels, qui inventent le travail à la chaîne. À cette époque, la population des villes augmente en raison de l’exode rural. Il faut donc apporter de plus en plus de nourriture dans les zones urbaines. Les produits nitrés permettent de répondre à cette demande en produisant toute l’année des charcuteries à très bas coût. Et peu à peu, ces charcuteries accélérées envahissent le marché mondial. Un nouveau palier est franchi dans les années 1920, avec l’utilisation du nitrite de sodium, plus rapide encore que le salpêtre. En France, les autorités ont d’abord été réticentes à utiliser ce procédé, qu’elles considéraient dangereux et frauduleux. Mais en 1964, elles finissent par céder pour, comme il est écrit dans les rapports officiels, «  préserver la compétitivité de la charcuterie française vis-à-vis des productions étrangères  ». L’autorisation a été accordée sous l’impulsion d’Edgard Pisani, alors ministre de l’Agriculture. J’ai retrouvé des documents dans les archives du ministère qui sont accablants  : les industriels y expliquent que ce procédé va leur permettre de quadrupler leur production…

Depuis quand sait-on que la charcuterie traitée au nitrate de potassium ou au nitrite de sodium est dangereuse  ?

Guillaume Coudray Dès le début du XXe siècle, les médecins hygiénistes français ont émis des soupçons vis-à-vis de ces produits. Mais les premières alertes sont apparues plus tard. Au cours des années 1960, les cancérologues ont commencé à comprendre que l’utilisation d’additifs nitrés augmentait la fréquence des tumeurs cancéreuses. Lors de la digestion ou même dès la fabrication, les nitrites peuvent faire apparaître d’autres substances, les nitrosamides et les nitrosamines, qui sont cancérogènes. Par la suite, les scientifiques ont compris que les additifs nitrés donnent lieu à un troisième composé cancérogène, appelé «  fer nytrosylé  ». En d’autres termes, les composés nitrés activent le pouvoir cancérogène du fer contenu dans la viande. Les études épidémiologiques montrent aujourd’hui que les charcuteries provoquent un des cancers les plus répandus des pays développés  : le cancer colorectal. C’est ce risque qui a été dénoncé par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ), en 2015.

On ne trouve pourtant ces additifs qu’en petite quantité…

Guillaume Coudray Il faut comprendre que ce n’est pas le nitrate et le nitrite qui sont eux-mêmes cancérogènes. Mais une fois injectés dans la viande, ils peuvent donner naissance aux trois molécules cancérogènes que je viens d’évoquer. Ces nitro-composés sont dangereux même à très faible dose.

Peut-on évaluer le nombre de personnes concernées par cette maladie  ?

Guillaume Coudray C’est l’un des cancers les plus répandus. Les plus touchés sont les plus pauvres. Ce sont eux qui consomment les produits les plus nitrités. Au rayon libre-service des supermarchés, un ménage modeste achète deux fois plus de charcuterie qu’un ménage aisé. Mais il est aujourd’hui difficile de trouver des chiffres détaillés qui montrent la réalité des inégalités de consommation. Une discrétion qui colle bien avec les mensonges de la filière, qui préfère scander que «  la consommation moyenne quotidienne des Français est inférieure à 50 g par jour  », tout en faisant croire qu’en deçà, il n’y aurait pas de risque. L’OMS dit précisément le contraire  : chaque portion de 50 g de charcuterie fait bondir de 18 % le risque d’être atteint d’un cancer colorectal  ! L’OMS dit bien qu’elle n’est pas capable d’établir de dose en deçà de laquelle il n’y a pas de risque de développer un cancer. Insister sur la «  moyenne  » est fallacieux  : en réalité, ceux qui consomment effectivement des charcuteries en mangent souvent des quantités bien plus importantes que ladite «  moyenne  ». Les gros consommateurs sont les agriculteurs, les ouvriers  ! Je vous laisse deviner quels sont les milieux sociaux les plus accueillis dans les services d’oncologie digestive des hôpitaux français…

Est-il possible de faire sans  ?

Guillaume Coudray Tout à fait. De nombreux producteurs s’en passent. Les fabricants de jambon de Parme l’ont prouvé en renonçant en 1993 à l’usage du nitrite et du nitrate. Ils sont retournés aux procédés traditionnels, à une méthode de fabrication plus lente qui laisse apparaître le pigment naturel. Mais supprimer le nitritage implique d’adapter les méthodes de travail  : il faut plus d’employés, réviser les processus de fabrication et les machines, suivre des règles d’hygiène plus contraignantes, interdire l’utilisation de viande de qualité douteuse. Il faut travailler une matière première de meilleure qualité, ce qui impose de mieux rémunérer les éleveurs. Les fabricants qui renoncent aux additifs nitrés utilisent généralement du cochon qui a entre 12 et 18 mois, contre 6 mois dans les grandes industries charcutières. Il s’agit donc de transformer les modes de fabrication pour aller vers des productions plus locales, plus raisonnables, plus vertueuses. En somme, il faut réformer la filière. Y a-t-il le choix  ? On peut penser qu’à force de faire des cochonneries nitrées, les gens n’en voudront plus. Je crois plutôt que la filière ne changera pas de méthode tant qu’elle n’y sera pas forcée par les autorités sanitaires.

Quels arguments, justement, oppose la filière pour continuer à utiliser le nitritage, alors même que sa toxicité est prouvée  ?

Guillaume Coudray Pour les distributeurs et les fabricants, supprimer le nitritage, cela veut dire diminuer la durée de conservation tout en allongeant les délais de fabrication. Par ailleurs, les services marketing des fabricants s’y opposent car, sans lui, le jambon de Paris, les knacks et autres lardons ne seront plus roses, mais blancs ou gris. C’est risquer de vendre beaucoup moins car la couleur rose donne au consommateur l’illusion de la fraîcheur. Comme pour le glyphosate, ils répètent que, sans nitrites la filière s’effondrera, que ces additifs sont indispensables «  pour protéger le consommateur  ». Or, voyez le cas des 160 producteurs de jambon de Parme qui depuis vingt-cinq ans ont arrêté tout additif nitré. Ils vendent chaque année 9 millions de jambons sans avoir jamais connu aucun problème de botulisme (une grave maladie neurotoxique), que les industriels agitent comme un épouvantail.

Selon les industriels, les additifs nitrés seraient en effet l’unique moyen de combattre le botulisme…

Guillaume Coudray Le risque de botulisme a été brandi par les charcutiers industriels américains à la fin des années 1960, avant d’arriver en France. C’est une défense fabuleuse  : on fait croire aux consommateurs que les nitrites servent à les protéger. Il y a tromperie, encore une fois  : quand on enquête dans les archives, on s’aperçoit que tous les experts le disent  : les causes du botulisme, c’est l’absence de soins et la viande avariée, et non pas l’absence de nitrites  ! Les industriels n’hésitent pas non plus à réinventer l’histoire  : ils jurent que ces additifs sont utilisés depuis des millénaires et qu’aucun charcutier n’a jamais pu s’en passer.

Le bio est-il garant d’une charcuterie sans nitrites ni nitrates  ?

Guillaume Coudray Même pas. Et c’est aussi un scandale que la réglementation bio autorise leur utilisation. Pour trouver de la charcuterie sans additif, il faut lire les étiquettes. En cherchant bien, on trouve aujourd’hui du saucisson et du jambon sans nitrates ni nitrites.

Les autorités ne participent-elles pas, elles aussi, à cette vaste supercherie  ?

Guillaume Coudray Ce n’est pas aux consommateurs de résoudre ce problème, mais aux autorités sanitaires. Et en premier lieu l’Efsa (Autorité européenne de sécurité des aliments), qui continue à autoriser ces dangereuses molécules. Connue pour les conflits d’intérêts qui règnent en son sein, cette agence européenne pourrit le débat scientifique. Au lieu de protéger les consommateurs, l’Efsa semble avoir choisi de protéger l’industrie charcutière.

Alexandra Chaignon Rubrique Une planète et des hommes


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