Quelles perspectives unitaires pour la gauche en Espagne  ?

lundi 19 février 2018.
 

Avec les contributions de Jorge Lago, membre du conseil citoyen de Podemos et Antonio Montiel, député Podemos aux Cortes de Valence, Maite Mola, vice-presidente du PGE, membre de la direction d’Izquierda Unida et du PCE

Le temps est venu pour une majorité par Antonio Montiel, député Podemos aux Cortes de Valence

Antonio MontielDéputé Podemos aux Cortes de ValenceL’un des problèmes qui accompagne la gauche depuis sa création est le débat sur l’unité. Bien qu’il soit très probable que cette question, ainsi posée, ne trouve d’intérêt que pour une petite partie de la population européenne. Ce qui semble être une préoccupation plus répandue, c’est la régression dans l’accès aux droits fondamentaux tels que le droit à la santé, l’éducation, le travail, le logement, la liberté d’expression et de participation, le droit de jouir d’un système public de pension, la libre orientation sexuelle, etc.

Il y a eu, après les pactes sociaux de l’après-guerre, un moment où la majorité des travailleurs des États de l’ancienne Europe vivait dans la conviction du caractère irréversible de la conquête des droits sociaux et de la citoyenneté qui assurait des conditions de vie basiques et c’était la certitude qu’ils véhiculaient à leurs filles et à leurs fils. Une confiance qui a favorisé la délégation citoyenne du «  politique  » dans les mains de partis animés de conflits plus techniques qu’idéologiques. Aujourd’hui, après un long cycle néolibéral et au milieu d’une crise systémique mondiale, le mythe du progrès social s’est rompu. Les politiques d’austérité, la privatisation des services publics et les logiques d’exclusion se sont érigées en mécanismes de dépossession des droits, de fragmentation sociale et en nouvelles insécurités. Un contexte favorable à la xénophobie, à la violence et à l’autoritarisme. Devant cet état de fait, nous devons nous demander, honnêtement et sans préjugés, si consacrer nos énergies au débat séculaire sur les termes et conditions d’une unité «  mythique  » de la gauche mérite d’être posé comme la tâche prioritaire du moment.

Peut-être que la priorité, en termes historiques, est plutôt d’interpeller ces légions de nouveaux perdants, victimes des politiques d’austérité et de la perte des protections sociales ainsi que ces citoyens qui ne se sentent pas nécessairement identifiés aux valeurs ou au vocabulaire de la gauche mais qui commencent à comprendre qu’il n’y a que peu de choses à attendre, voire rien, des élites traditionnelles.

Le projet oligarchique d’ajustement et de recomposition a abandonné à leur sort de vastes groupes hétérogènes et disjoints, essentiellement dépolitisés, mais capables de se reconnaître dans la défense des questions élémentaires telles que les droits humains et sociaux ou le rejet de la séquestration de la souveraineté populaire. Dans ce cycle historique, la priorité devrait être de travailler sur l’identification et l’articulation d’un nouveau sujet, un «  demos drasticos  », qui, avec son action politique radicale, déborde les démocraties libérales affaiblies. C’est une tâche qui exige de la générosité et de la hauteur de vue. Il faut une réflexion et des efforts unifiés pour construire un projet collectif incontournable, de nouvelles majorités pour passer de la résistance sociale à l’extension des limites de la démocratie actuelle. Il est temps d’abandonner la lutte pour imposer nos vérités respectives ou pour prendre le leadership selon un modèle politique devenu obsolète. Il est temps de coopérer pour construire un récit commun et donner corps et densité à cette nouvelle majorité politique et culturelle, mais aussi émotionnelle. Parce que gagner n’est plus une simple question d’accession à la direction de l’État en vue d’assurer un ordre plus souhaitable, des politiques qui se tournent un peu vers la gauche. Gagner aujourd’hui est vital pour lutter contre les inégalités sociales et la dégradation écologique, pour assurer un avenir digne pour une humanité brutalement menacée en termes existentiels.

2) Redéfinir État, démocratie et plurinationalité par Jorge Lago, membre du conseil citoyen de Podemos

Jorge LagoMembre du conseil citoyen de PodemosPour comprendre les perspectives de la gauche en Espagne, il faut, je crois, comprendre la nature de la crise organique, en un sens gramscien, qui affecte le régime politique espagnol issu de la transition de 1978 dont la crise territoriale actuelle – le conflit en Catalogne – constitue l’expression ultime.

Le régime politique de 1978 s’est articulé autour de deux axes fondamentaux  : l’axe gauche-droite et l’axe centre-périphérie. La distribution des positions que ces deux axes de coordonnées ont définie, toute limitée et régressive qu’elle se voulait, a permis aussi bien l’intégration sociale que la définition de l’identité nationale espagnole.

Avec, d’une part, la crise politique, sociale et économique de 2007, qui a rompu les accords et consensus de 1978 et montré, dans le même temps, leurs limites et avec, d’autre part, le cycle de luttes et de protestations qui s’en est suivi, enclenché avec le 15-M, En Marea, Podemos et Confluences, le premier axe a pris l’eau (mettant en échec le bipartisme qui avait défini quarante ans d’histoire politique de l’Espagne, le Parti populaire gouvernant depuis 2016 sur la base du sacrifice, et non de l’alternance, du PSOE) tandis que les forces de réaction et de restauration de la crise du régime se sont reportées sur le deuxième axe (dans le but de maintenir la cohésion sociale et nationale sur la base d’une confrontation sur l’axe centre-périphérie).

Si beaucoup ont dit que c’était une erreur de ressusciter le premier axe (la restauration des anciennes identités constituant un recul dans la crise du régime précisément parce qu’elle réactualisait une répartition des positions entre gauche et droite incompatible avec la création d’une majorité politique et sociale surpassant le consensus de 1978), aujourd’hui, il faut se garder de commettre la même erreur avec l’axe centre-périphérie. Il ne s’agit plus maintenant de revenir, sans plus, à la question nationale, ni de résoudre le conflit territorial catalan, si légitime et nécessaire qu’il soit, avec pour mot d’ordre le seul droit de décider, mais de déborder le cadre centre-périphérie comme précédemment l’axe gauche-droite. Cela ne peut se faire que par un bond en avant dans la redéfinition de l’État, de la démocratie et de la plurinationalité, et non par un rétablissement des anciens axes qui donnaient leurs coordonnées et assignaient leurs situations aux positions dans le modèle espagnol de 1978 en faillite.

Si l’Espagne dans son État de droit actuel (qui a, c’est le moins qu’on puisse dire, de sérieux problèmes avec la séparation des pouvoirs, faisant appliquer la loi mais ne la respectant pas, pliant sa souveraineté nationale à des logiques externes – la troïka – tout en exigeant des nationalités historiques qu’elles la respectent entre ses frontières), si cette Espagne ne se définit que par son opposition à la question catalane, la sortie du conflit politique qui a commencé en 2011 ne pourra être que régressive.

Le renversement de ce cadre est aussi urgent que nécessaire. Il en résulte que les tâches des forces émancipatrices aujourd’hui ne passent pas par une unité de la gauche, mais par le débordement des cadres de référence du régime de 1978 pour éviter une sortie de crise conservatrice en forme de restauration  : une réforme constitutionnelle permettant non seulement une articulation différente des territoires de l’Espagne (comprenant, bien entendu, le droit de décider des Catalans) et une réforme visant à blinder les droits sociaux et permettre un approfondissement démocratique. Cela implique la nécessité urgente d’un changement de gouvernement (une possible motion de censure pour éloigner Rajoy du pouvoir et obliger le PSOE à rendre possible une sortie de crise progressive), la fin de la fusion et de la confusion du Parti populaire et de l’État ainsi que la fin de l’indistinction entre oligarchie nationale et État patrimonialisé, sans projet intégrateur aucun. Nous sommes aujourd’hui devant une alternative claire  : ou bien débordement démocratique du régime de 1978, ou bien involution et sortie de crise régressive.

3) Une large unité populaire plus nécessaire que jamais par Maite Mola, vice-presidente du PGE, membre de la direction d’Izquierda Unida et du PCE

Lors de la dernière Fête de l’Humanité, on nous a demandé, en tant que participants à un débat à l’Agora concernant l’expérience des gouvernements municipaux espagnols où se trouvaient des coalitions dirigeantes de gauche, ce que nous entendions par le terme d’unité populaire. À cette occasion, je me suis référée au cas du gouvernement de Navarre, où nous avons un gouvernement « à la portugaise », un parti politique nationaliste basque-navarrais, Geroa Bai, gouvernant avec un programme élaboré conjointement par lui-même et trois autres forces politiques, Bildu (gauche basque), Podemos et Izquierda Ezkerra (coalition rassemblant Izquierda Unida et Batzarre), qui, au total, a rassemblé une majorité absolue contre la droite navarraise et espagnole ainsi que contre le Parti socialiste de Navarre, rejetés de ce fait dans l’opposition.

Cette expérience est douce-amère. Si en effet des réalisations inédites depuis l’arrivée de la démocratie, telles la possibilité d’avorter dans cette communauté jusqu’à la création d’un revenu de base, ont été obtenues et s’il ne fait aucun doute que la vie des gens a été améliorée, il est vrai que ce qui a été réalisé n’est pas suffisant. Rançons d’un gouvernement de coalition, les points de friction concernent certains aspects du rapport des éducations publique et privée, l’implantation du basque, la question du train à grande vitesse ou de la banque publique.

La question que nous posons avec cette expérience et bien d’autres est de savoir si nous pouvons aller au-delà de coalitions électorales pour construire l’unité non pas de la gauche mais des forces qui s’opposent aux expulsions, à la pauvreté, à la discrimination envers les femmes et aux violences faites aux femmes, à toute discrimination fondée sur la race, l’origine ethnique, l’orientation sexuelle ou le genre, la précarité, la disparition des services publics, etc., et si quelque chose de plus solide et durable qu’une coalition électorale peut être réalisé.

Dans notre conception, l’unité populaire doit se comprendre comme celle qui est donnée avant tout dans les rues, les mobilisations, les centres de travail, les conflits de travail, les luttes contre le patriarcat et pour l’égalité, contre les expulsions publiques, etc., et qui peut ensuite se traduire par un accord politique qui remet en cause l’hégémonie institutionnelle des forces du régime, c’est-à-dire va dans le sens inverse de ce qui a été fait jusqu’à présent. Cette large unité populaire est plus nécessaire que jamais, car sans l’alliance sociale et politique la plus étendue, il sera impossible de trouver une issue à la crise du régime actuelle qui soit en même temps une véritable rupture.

La classe ouvrière est disloquée, minée par des poches de pauvreté et d’exclusion qui comportent un risque potentiel d’aventures racistes, xénophobes et sexistes comme cela arrive dans plusieurs pays, de plus en plus, en Europe. En ce sens, nous sommes conscients que l’avancement dans l’unité doit avoir une base de travail commune avec ceux qui militent mais aussi avec beaucoup de gens qui ne militent pas dans Podemos, Equo, IU, En Marea ou En Comu Podem, etc., mais qui ressentent le besoin de dire stop et proposer une alternative à la réalité actuelle en s’impliquant dans le projet de construction d’un nouveau pays.

Dans l’immédiat, nous devons avoir un programme de revendications fondamentales, comme je l’ai mentionné dans le cas de la Navarre, un programme qui rompt avec la continuité et le réformisme, réformisme conservateur et obstruant le chemin de la paix sociale, tant dans la rue que dans la sphère institutionnelle, et qui progresse avec sa propre personnalité politique et sa propre proposition programmatique de changements qui aillent le plus loin possible.

La situation de l’Etat espagnol due à la crise catalane, n’aide pas du tout à la construction de cette unité populaire. Nous assistons à un dangereux dialogue de sourds entre un président de la Generalitat qui tente de légitimer le référendum du 1er octobre pour proclamer l’indépendance de la Catalogne, et un chef du gouvernement central qui s’engage à maintenir sa politique répressive et autoritaire et qui, en même temps, ignore la demande très majoritaire du peuple de Catalogne de pouvoir décider librement et démocratiquement de son avenir.

Cette dynamique contribue à creuser la fracture sociale et favorise la résurgence de la droite la plus extrême, à laquelle a également contribué l’intervention du citoyen Felipe de Borbón rangé manifestement du côté de l’option d’une sortie autoritaire et répressive du conflit.

Les forces progressistes et les forces de gauche doivent se battre pour sortir de la situation actuelle au profit de la classe ouvrière et des couches populaires de la Catalogne et du reste de l’État espagnol et, en ce sens, nous considérons qu’il faut pousser les deux chefs de gouvernement – central et régional - à accepter la réalité.

Puigdemont doit admettre à la fois que le 1er octobre était une mobilisation majeure, brutalement réprimée par le gouvernement du Parti populaire qui a, en tant que tel, mérité notre condamnation et, par ailleurs, que l’exigence de responsabilités se pose à tous les niveaux ce qui signifie que ne peut être légitimée une Déclaration unilatérale d’indépendance ( DUI) comme s’il s’agissait du résultat d’un référendum tenu dans des conditions normales. D’un autre côté, le premier ministre Rajoy doit abandonner la répression et cesser d’utiliser la Justice comme la branche armée du gouvernement pour promouvoir l’emprisonnement de dirigeants sociaux et admettre qu’il est nécessaire de changer le cadre constitutionnel afin de répondre à la nécessité de garantir par la loi les droits sociaux et démocratiques et de permettre aux différents peuples de l’État espagnol de décider librement et démocratiquement de leur avenir.

Nous considérons que l’approbation de la mise en œuvre de l’article 155 de la constitution espagnole est une provocation de la part d’un gouvernement qui ne veut pas résoudre la situation par le dialogue et la négociation, mais veut se servir d’elle pour accentuer la pratique répressive en faisant planer la menace de procédures judiciaires sur des centaines de syndicalistes et de militants sociaux.

Il faut ajouter que les forces politiques qui soutiennent cette décision du gouvernement PP permettent aux politiques conservatrices, réactionnaires et autoritaires de favoriser la répression des libertés actuellement appliquée en Catalogne, répression qui sera appliquée demain dans le reste de l’Etat comme elle est appliquée aujourd’hui aux détenus, pour lesquels il est nécessaire d’exiger la libération.

Textes traduits par Jérôme Skalski, L’Humanité


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