Politis a fêté ses 30 ans !

mercredi 28 février 2018.
 

Le 21 janvier 1988, paraissait le premier numéro de Politis, Le Citoyen. Trente ans, déjà. Et pourtant qui aurait cru que ce titre, né d’un pari fou mais financièrement fragile, existerait encore en 2018 ?

En ces temps d’engouement pour les start-up, il serait tentant de raconter comment Politis est né dans un garage. Réaménagé à la va-vite pour y installer une rédaction d’une trentaine de salariés sous une verrière, le local du 76, rue Villiers-de-l’Isle-Adam, dans le populaire XXe arrondissement de Paris, n’offrait guère de confort. Mal chauffé en hiver – il arrivait qu’au retour d’un week-end on y découvre quelques glaçons dans la cuvette des WC –, on y étouffait vite aux beaux jours. Le carré du secrétariat de rédaction, le bureau de la direction et les bureaux des rédacteurs, disposés sur une mezzanine en arc de cercle, surplombaient l’ancien atelier où rentraient encore quelques véhicules, l’espace central étant occupé par une table de ping-pong très utilisée. C’est dans ces locaux pas encore informatisés que sort, le 21 janvier 1988, le premier numéro de Politis Le Citoyen. Le journal y restera cinq ans, affirmant semaine après semaine, et non sans tâtonnements, sa singularité.

Aussi vraie que soit cette histoire, elle reste anecdotique et ne témoigne que de la précarité financière dans laquelle Politis s’est longtemps débattu. Lancer un nouveau journal n’a jamais été un chemin de roses, surtout quand le projet qui le guide se pose en rupture avec le consensus idéologique ambiant. De ce point de vue, si la gestation de Politis, qui commence début 1987, présente pour le lecteur de 2018 quelques similitudes avec des tentatives contemporaines, celles-ci ne sauraient être considérées comme totalement fortuites.

Au tout début de l’aventure, il y a le constat d’une poignée de journalistes venus pour la plupart de l’audiovisuel, souvent issus du PCF, du PSU ou la LCR, et insatisfaits du « consensus de la classe politique » alors en pleine cohabitation. Celui d’un creusement du fossé entre « la parole médiatique » en voie de « normalisation », menacée par « le conformisme de la pensée et le désintérêt social », et « celle qui émerge du mouvement de la société ». « Les citoyens n’ont plus vraiment la parole, confisquée par les professionnels de la parole », écrit l’équipe des fondateurs [1] dans un quatre-pages destiné à les convaincre de devenir des « partenaires » et « associés ». Car « sans lobby, sans parti, sans banquier, sans mécène », le futur hebdo a besoin de recueillir auprès des « lecteurs citoyens », 4 millions de francs (en actions de 500 francs, soit 76,20 euros), garants de son indépendance.

Initialement, cet hebdomadaire « qui manquait à gauche », selon le slogan de lancement de Politis, devait d’ailleurs s’appeler « Le Citoyen ». Un an avant les commémorations du bicentenaire de la Révolution française, le mot n’avait pas encore été mis à toutes les sauces, mais le titre était déjà pris. C’est donc un équivalent grec qui l’a remplacé avant de s’imposer, la ­référence au citoyen étant conservé en sous-titre des 112 premiers numéros.

En janvier 1988, la somme nécessaire à la constitution du capital est loin d’être rassemblée, mais le pari est fait que la naissance du bébé donnera le coup d’accélérateur nécessaire au bouclage de la souscription. Le premier numéro proclame fièrement en couverture : « La France manque d’immigrés. » L’affirmation n’a déjà rien de consensuel en cette fin des années 1980. Elle affiche toutefois une part de l’identité du journal. Sur cinquante-deux pages d’une maquette austère, ce premier numéro tente de répondre à la double ambition affichée quatre mois plus tôt par Bernard Langlois, directeur du titre, dans un numéro « zéro » massivement distribué : « Rompre et renouer. » « Rompre avec la trop grande tolérance par laquelle notre profession se laisse peu à peu asservir à la puissance de l’argent, à l’engouement des modes, aux snobismes de l’air du temps. Rompre avec le goût du futile, l’attirance pour le secondaire, la dictature de l’insignifiant […], la paresse érigée en vertu, le simplisme vécu comme un des beaux-arts. » Et « renouer avec l’exigence de l’enquête et du reportage, […] avec l’envie impérieuse de témoigner du réel, dût-il nous déranger, […] avec ce devoir d’irrespect qui […] ne peut s’accommoder des complaisances honteuses, des copinages inavoués, des servilités dégradantes, […] avec la tradition du débat, de la contradiction, de la polémique […], avec la parole donnée sans truchement aux acteurs de la vie sociale, de préférence à la langue de bois des mandarins ».

Le projet était ambitieux. Trop manifestement pour les finances d’un hebdo qui ne tolère d’autre lien financier que celui qui le lie à ses lecteurs. Environ 6 500 ont souscrit au capital bouclé fin mars ; le journal vend 30 000 exemplaires chaque semaine dont 8 500 par abonnements. Mais le point d’équilibre en exigeait 10 000 de plus. À l’été 1988, Politis est contraint de se séparer de quelques collaborateurs, et d’opter pour une formule moins coûteuse avec un format plus réduit, un rubriquage plus classique, accompagné d’une augmentation du prix au numéro de 20 à 25 francs (3,05 à 3,81 euros), d’un changement de logo et d’un second appel à l’épargne publique. Sans effet sur une situation financière qui s’aggrave, engendrant une crise aiguë de direction : dix journalistes dont deux rédacteurs en chef quittent le journal en désaccord avec la réorganisation plus rationnelle du journal décidée par Bernard Langlois.

Politis continue, mais n’est pas tiré d’affaires. Il va collectionner les pannes de trésorerie, les appels au secours à ses lecteurs et les dépôts de bilan. Le premier, en mars 1989, interrompt la parution une semaine et voit l’arrivée d’actionnaires extérieurs (une compagnie mutualiste, une filiale d’un groupe immobilier…). Le second, en août 1990, met fin à Politis, Le Citoyen ; seul un petit nombre de membres de l’équipe accepte de créer une Scop qui, adossé à d’autres actionnaires dont l’Evénement du jeudi, lance en novembre une formule rénovée dont la rédaction en chef échoie à Denis Sieffert. Le Nouveau Politis n’inaugure pas pour autant une période de prospérité. Un troisième dépôt de bilan, en août 1991, réduit encore sa pagination et la taille de l’équipe, qui passe de 21 à 15 collaborateurs. Fin 1991, nouvelle alerte. « Nous ne sommes pas sûrs de passer l’hiver », avertit Bernard Langlois dans son édito, non sans lancer à nos confrères « qu’il est encore temps peut-être de nous témoigner un brin de solidarité : pour ce qui est des éloges funèbres, ils en sont d’avance dispensés ».

De fait, en février 1992, Le Nouveau Politis ne paraît plus que sous la forme d’un bulletin de seize pages denses, sans illustration, bientôt exilé à Montreuil au dernier étage d’un immeuble HLM. Sa maquette, améliorée en septembre 1993 avec le numéro 250, relooké en 1996, ne renoue avec une apparence de magazine qu’en avril 1997.

Le titre se maintient ainsi, plusieurs années durant, à grands renforts de rustines, de bouts de ficelle et de sacrifices. Des équipes successives et des lecteurs fréquemment mis à contribution. « L’héroïsme n’étant pas encore obligatoire, constatait fin 1998 Jean-Paul Besset, ancien rédacteur en chef et collaborateur du journal, les uns et les autres se sont parfois découragés. »

En janvier 1999, une équipe renouvelée s’installe au 2, impasse Delaunay dans le XIe arrondissement de Paris, où nous sommes toujours. Elle y inaugure une huitième formule, Politis tout simplement, et commence à installer le titre sur Internet. Elle ne vivra pas deux ans. L’arrivée du Monde diplomatique dans nos actionnaires, qui s’accompagne d’un relookage complet du journal imprimé désormais sur un papier de quotidien, ouvre enfin une période de stabilité. La gestion moins chaotique permet un développement du journal, qui se recentre sur ses thèmes de prédilection : le social, l’écologie, l’altermondialisme, le combat contre l’Europe libérale, l’économie sociale et solidaire, l’interminable conflit israélo-palestinien… En 2006, un ultime dépôt de bilan aurait pu couler Politis sans l’intervention massive des lecteurs qui, en un mois, a permis à l’équipe de reprendre la pleine maîtrise du journal. Exit alors Le Monde diplo, resté un partenaire fidèle mais sans participation financière, et notre actionnaire principal est depuis l’association Pour Politis, composée de lecteurs et de salariés.

Il fallait une bonne dose d’optimisme pour oser lancer au beau milieu des « années fric » un hebdo engagé à gauche sans être partisan. Au moins autant d’entêtement pour ne jamais renoncer, malgré les oiseaux de mauvais augure qui ont cent fois annoncé la mort de ce journal. Et une persévérance de chaque semaine pour imposer, vaille que vaille, sa voix singulière dans le concert ronronnant des médias. Trente ans après, Politis est toujours là, quand tant d’autres, en apparence plus installés, ont disparu. Bien vivant, toujours pauvre mais libre de s’engager sur ses valeurs et ses idées quand d’autres, plus prospères, dépendent de quelques grandes fortunes industrielles ou financières.

Tout au long de ces années, Politis n’a cessé d’informer, d’alerter, de décrypter pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. Chaque semaine de cette année, nous jetterons brièvement un coup d’œil opportun dans notre rétroviseur. Pour donner à voir comment, au fil de quelque 1 486 numéros, ce journal au nom bizarre s’est emparé, souvent très tôt, des grands sujets et s’est engagé, sans beaucoup d’aide, dans tous les grands combats.

[1] Pour mémoire : Jean-Pierre Beauvais, Jacques Bidou, Claude Bourdet, Michel Cardoze, Jacques de Bonis, Rémy Galland, Pierre Ganz, Didier Gilles, Édouard Guibert, Bernard Langlois, Évelyne Le Garrec, Yves Loiseau, Noël Monier, Michel Naudy, Raja Nasrallah, Gilles Perrault, Sampiero Sanguinetti, Gilles de Staal, Isabelle Stenghers, Claude-Marie Vadrot, Patrick Viveret.


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