La nation, souvenir, fiction ou réalité d’avenir ? (4 textes)

lundi 19 mars 2018.
 

La nation est une réalité, le récit national une fiction (Roger Martelli)

Une réalité politique et culturelle, un objet historique et social

par Gil Delannoi, directeur de recherches au Cevipof et professeur à Sciences-Po

Si les Misérables ou Madame Bovary sont une fiction, la nation n’en est pas une. C’est une réalité politique et culturelle, un objet historique et social. Pourquoi la question revient-elle souvent, néanmoins  ? Par passion idéologique  : en 2018, pour ceux qui tiennent à la nation, il semble qu’il n’y en ait plus assez, et pour ceux qui souhaitent sa disparition, il semble qu’il en reste encore trop. Ces sentiments contraires aiguisent la question. Il existe des raisons plus anciennes. Même au siècle des Lumières, le mot nation restait vague. Montesquieu, dans l’Esprit des lois, parle de «  nations de moines  » au sein de certains pays et rappelle comment l’anglicanisme les supprima en Angleterre. Il faut les Révolutions américaine et française pour que la nation devienne une entité politique active, définie par des lois, érigée en principe d’indépendance et d’égalité. Les nostalgiques du passé et les partisans d’un avenir postnational se font alors les critiques de cette nouvelle réalité politique. La raison la plus forte est commune à l’imaginaire productiviste, de gauche comme de droite, marxiste ou libéral. C’est l’idée que l’économie compte plus que la politique, que la seconde doit être la servante de la première. La nation devient un obstacle à balayer. Suggérer que l’économie est par essence plus rationnelle que la politique est un postulat discutable. Réduire la vie humaine à la production, puis la consommation ne la rend ni plus stable, ni plus heureuse.

Aujourd’hui, entend-on, les nations ne seraient plus que des fictions dans le marché mondial qui est la réalité. On peut en douter. Il ne s’agit nullement d’inverser les postulats  : l’économie pèse lourd sur le politique, mais certainement pas au point de pouvoir l’éliminer. C’est une habileté politique assez courte que celle qui consiste à présenter comme une contrainte économique ce qui est un choix politique. Peu importe, en l’occurrence, que ce choix soit fait à Washington, Bruxelles, Pékin ou Berlin.

Le grand marché mondial est une fiction. Sa réalité consiste en un système mondial mercantiliste dont les principaux bénéficiaires sont de grandes entreprises mondialisées échappant à l’impôt (et parfois quasi-monopoles, voyez le beau marché  !). La fiction consiste à présenter comme un seul marché ce qui est en fait un système de pouvoir et de production. Les capitaux, les biens et les personnes ne peuvent pas faire un seul marché. Premièrement, parce qu’ils ne circulent pas à la même vitesse. Deuxièmement, parce que la mondialisation de quelques métiers (banquiers, universitaires, par exemple) n’est pas généralisable à toute l’humanité. Imagine-t-on que les individus du monde entier se déplacent un jour sans limites sur toute la planète pour trouver le travail là où il est, comme on le fait aux États-Unis coast to coast  ?

J’en conclus que la nation reste une réalité. Exemple en politique  : les États-nations sont intervenus pour arrêter la spirale de la crise financière en 2008. Exemple culturel, qui se passe de l’État  : un Québécois dans un pays anglophone s’identifie immédiatement par la langue, et de même dans un pays francophone où l’accent l’identifie aussi.

La nation est une réalité et une fiction comme toute société humaine. Elle peut être considérée, en partie, comme une fiction si on admet que tout ce qui pourra lui être substitué sera une autre fiction. En quoi l’Union européenne, si elle s’impose un jour, serait plus ou moins une fiction que l’Allemagne ou la France  ?

Auteur de la Nation contre le nationalisme, Paris, PUF, 2018.

La nation n’est pas une race

par Sophie Wahnich, historienne et directrice de recherche au CNRS

La nation est une fiction, qu’est-ce à dire  ? Certainement pas qu’il faudrait simplement s’en débarrasser pour ne vivre que dans la matérialité du poids des choses et de l’argent comptant. Non, il s’agit de se demander quelle fiction  ? À quoi a- t-elle servi  ? À quoi sert-elle aujourd’hui  ? Le mot pourrait-il être encore davantage feuilleté grâce à un nouveau retournement énonciatif  ? Si la nation était supposée franque au Moyen Âge, d’où le nom de France, quel désir d’être libre et non pas esclave pourrait y être resté lové  ? La nation, comme nom collectif, est à la fois très abstraite, au point qu’on puisse parler en son nom sans qu’elle puisse à proprement protester. Au XVIIIe siècle, ce sont les parlementaires nobles de robe qui prétendent être la voix de la nation face à celle du roi. Mais, quand tous les ventriloques sont renvoyés à leur usurpation, elle est un énoncé qui donne justement le sentiment de puissance offert par un nom collectif.

Jean Renoir, dans la Marseillaise, joue tout le temps avec ce qui, en 1936, était déjà devenu trouble et rappelle ce que voulait dire «  Vive la nation  !  » en 1789. Le noble qui est supposé garder le fort Saint-Jean dit ne pas bien comprendre ce nouveau vocable. Et le révolutionnaire de lui répondre  : «  C’est vous, c’est moi, c’est lui, ce sont tous les citoyens qui demandent à être libres.  » L’opération révolutionnaire consiste de fait, en mai-juin 1789, à transformer une nation hiérarchisée en une nation d’égaux politiques. La nation, c’est l’universalité des citoyens qui, en acceptant ce nouveau métier politique, en plus du métier de vivre et travailler, fabriquent la catégorie de peuple politique. C’est ainsi que la souveraineté de la nation est bien un équivalent sémantique de la souveraineté du peuple et que cela se complique avec l’adjectif populaire qui renvoie au petit peuple et aussi à la popularité, celle qui recueille les suffrages de l’adhésion. Alors, oui, la nation dit l’unité quand le peuple dit la division, et c’est pourquoi la Déclaration des droits a besoin des deux concepts. Car, l’objectif, malgré tout, est de fabriquer un conflit coopératif, il y a une «  classe immense du pauvre  » (Collot d’Herbois) et il faut s’unir pour réduire les intervalles de fortune et reconnaître à chacun les mêmes droits politiques, «  les malheureux sont les puissances de la terre, ils ont droit de parler en maîtres aux gouvernements qui les négligent  » (Saint-Just). Mais cette division, nul ne prétend alors l’effacer dans un consensus national, il s’agit de débattre pour fabriquer les meilleures lois possible, des lois aimables et de ce fait nationales, sans assujettir les générations futures à ce qu’elle invente en situations. Or, ce qu’elle invente qui nous reste précieux, c’est un combat contre l’aristocratie. Sieyès, dans son célèbre pamphlet Qu’est-ce que le tiers état  ?, l’exprime avec force  : «  Si les aristocrates entreprennent (…) de retenir le peuple dans l’oppression, il osera demander à quel titre. Si l’on répond au titre de la conquête, il faut en convenir, ce sera revouloir remonter un peu haut. Mais, le Tiers ne doit pas craindre de remonter dans les temps passés. Il se reportera à l’année qui a précédé la conquête  ; et puisqu’il est aujourd’hui assez fort pour ne pas se laisser conquérir, sa résistance sans doute sera plus efficace. Pourquoi ne renverrait-il pas dans les forêts de la Franconie toutes ces familles qui conservent la folle prétention d’être issue de la race des conquérants et d’avoir succédé à leurs droits  ? La nation alors épurée, pourra se consoler, je pense, d’être réduite ainsi à ne plus se croire composée que des descendants des Gaulois et des Romains.  »

Ainsi les nobles, comme tels, pourraient être renvoyés à la sauvagerie des forêts et ne pas faire partie de la nouvelle nation parce qu’ils ont voulu cerner l’histoire des vainqueurs sous la forme d’une race. Les nobles ne pourront en être qu’en abandonnant cette conception de la noblesse. Et si nous nous déclarions de même, il faut renvoyer les frontistes, les Wauquiez, les Macron à leur folle idée d’une nation sans porosité, mortifère et inhumaine  ; alors pourrons-nous retrouver la force de nous unir pour refonder face à tous ces ventriloques l’égalité, la liberté de conscience et le droit à l’existence. La nation n’est clairement pas une race. Mais cela peut être une puissance politique, celle de l’unité. À nous de réinventer notre langue. Ne cherchez pas le sens d’un mot, cherchez quel usage on en fait, affirmait Wittgenstein.

Auteure du Radeau démocratique. Chroniques des temps incertains, Nouvelles éditions Lignes, 2017.

Nation et nature expriment une même fiction

par Emanuele Coccia, philosophe et maître de conférences à l’Ehess

Les mots nation et nature viennent de la même racine. Ils expriment une même fiction, celle selon laquelle l’identité de tout être se définirait à partir du processus spécifique qui donne lieu à sa naissance et de la force qui la rend possible. Dis comment tu es né et je te dirai qui tu es  : peu importe ce et ceux que tu as rencontré-s, ce que tu as fait ou ce que tu feras. L’identité est une question d’origine et d’héritage, comme si aucune métamorphose ne pouvait advenir après la naissance. La proximité de ces deux fictions nous fait peur, au point que nous en exorcisons souvent les analogies. Nous nous répétons comme un mantra qu’il n’y a pas de nations en nature, car seulement l’homme est capable de vie politique, et qu’il n’y a rien de naturel, c’est-à-dire de non-humain dans la nation, car les rapports que nous entretenons avec les chiens, les pommiers et les bactéries sont d’ordre économique. Et pourtant, nous ne cessons pas de sous-entendre le contraire. Nous parlons de règnes et de familles pour la nature et nous savons très bien que la relation qui rattache un pin maritime et un palmier est le fruit d’une histoire faite de contingences hasardeuses et d’accouplements arbitraires parfaitement semblables à ceux qui ont constitué notre passé si incertain. D’autre part, dans l’idée même de nation, nous avons depuis toujours inclus un sujet non humain – le territoire – qui est beaucoup plus puissant que tout autre acteur humain  : c’est un ensemble préétabli et arbitrairement choisi de plaines, de montagnes, de fleuves qui, dans cette fiction juridique, nous transforme en Français.e.s, en Allemand.e.s ou en Américain.e.s.

Il faudrait aller plus loin dans l’exploration de ce parallélisme  : les deux fictions de nation et nature en sortiraient entièrement transformées. On aurait, d’un côté, une nature qui pourrait être enfin regardée comme l’ensemble des nations qui rendent possible la vie sur terre  : les «  familles  » et les «  règnes  » dont nous parlent les biologistes pourront enfin être regardés comme des véritables formations politiques, avec leur instabilité, leur contingence, leur degré d’arbitraire qui caractérisent tout regroupement culturel. D’autre part, les nations dont nous parlent les historiens cesseraient de se définir comme purement humaines, et reconnaîtraient leur caractère interspécifique, fait d’un assemblage disparate et contingent d’humains et de plantes, de virus et d’animaux, de bactéries et d’éléments abiotiques  : il n’y aurait plus d’écosystème, mais seulement des nations natures en train d’émerger et de se dissoudre.

Ces nations natures sont à la fois beaucoup plus nombreuses et fragiles que ce qu’on imagine. Et comme pour les continents de la Terre, il y a une «  tectonique  » des nations natures terrestres qui fait de ce monde un kaléidoscope à géométrie variable. Nous naissons toujours dans le corps de l’autre  : notre véritable nation est toujours le corps de l’autre. Même lorsque nous n’enfantons pas d’autres individus de la même espèce, nous hébergeons en nous la naissance de dizaines d’autres micro-organismes, des bactéries, des virus, des champignons. Chacun de nous est une nation, pour plein d’autres individus d’espèce et même de règne différents. Chaque surgissement d’un nouvel être, alors, et chaque association ouvre la faille de l’émergence d’une nouvelle nation et de la disparition d’une autre  : un champ de blé est la nation nature qui réunit les plantes, le sol, l’agriculteur, les machines, les vers, les bactéries qui le peuplent.

Pluraliser la nation

par Camille Louis, artiste, dramaturge et docteure en philosophie

Malgré l’étymologie du mot qui, comme nous l’a souvent rappelé Emanuele Coccia, vient du mot nature, il est difficile d’admettre que la nation soit une chose naturelle et surtout indépendante de la construction humaine. En tant que telle, elle relève bien d’une forme d’inscription choisie dont on peut faire l’histoire, l’étude politique, ainsi que l’analyse esthétique. Car, la nation varie dans ses formes et elle renvoie, selon qui en sont les auteurs et la visée qu’ils adoptent pour en produire le dessin, à divers types d’expériences. Il semble donc plus juste de parler de nation comme fiction afin d’insister sur sa pluralité, mais aussi d’ouvrir du même coup à une pluralité d’approches, effectives ou à faire advenir aujourd’hui. C’est à cette forme de polyphonie qu’a voulu faire place le festival Hors Pistes en convoquant à la fois de multiples auteurs venant incarner une certaine acception du terme nation – acception historique, anthropologique, politique, épistémologique, esthétique –, mais aussi des interlocuteurs nouveaux qui n’ont pas toujours droit de cité au sein du roman national convenu et qui peuvent, par leurs interventions hétérogènes, en affaiblir la possible «  autorité  ».

Pendant quinze jours, il s’est agi de pluraliser la nation à la fois du dedans et depuis ses dehors  ; à la fois en en retraversant les différentes modalités d’inscription à partir d’une histoire existante et en allant à la rencontre d’autres formations moins (re)connues, d’autres mémoires invisibles mais pouvant générer de nouvelles histoires conjuguées à l’intersection du passé, du présent et du futur. Inviter de la sorte diverses manières de parler et de faire entendre la nation peut être lu comme le désir de rouvrir – ou de garder ouvert – un terme que le retour actuel des schèmes identitaires et sclérosants voudrait refermer derrière des frontières conceptuelles comme physiques. En un temps où la schizophrénie d’État semble rejeter tout autant les déplacements (voir notamment la loi asile-immigration) que leurs arrêts («  pas de point de fixation  », nous dit-on de Calais à la Roya…), peut-être que notre sagesse politique et nos potentialités de recomposition résistante sont à rechercher dans une autre manière d’allier mouvement et installation  ; une autre manière de faire se rencontrer nos fixations – les récits par lesquels nous nous racontons, les images sous lesquelles nous nous représentons, mais aussi les imageries d’un «  nous  » dont le fantasme peut devenir obsédant (une «  fixation  »  ?) –, avec de multiples déplacements et décentrements.

Il s’est donc agi d’occuper l’institué – quoi de plus approprié que l’institution du Centre Pompidou  ? – en tentant de faire bouger tout ce qui tend à assigner à résidence et l’identité, à commencer par l’idée d’une nation-définition qu’est venue contrer celle d’une nation comme fiction. Fiction ne veut pas dire mensonge, ni fabulation illusoire, et elle n’est pas non plus utilisée ici sous la forme de la contre-proposition qui viendrait enfin nous dire ce qu’est vraiment la nation. Son activation multiple ferait plutôt d’elle un activateur de dissensions, de perturbations, mais aussi d’insertions de «  souffle  » au sein de ce qui ne peut que nous le couper lorsqu’il est pris dans la dynamique d’une certaine logique de définition  : celle qui clôture un mot par le maléfice du suffixe en «  isme  » et nous fait passer de nation à nationalisme. Refuser une telle réduction – conceptuellement tout autant que politiquement –, c’est s’engager pour des commencements plus que pour des finitions, c’est ramener du possible au sein dudit «  nécessaire  » ou «  naturel  », c’est faire de la nation non pas le nom unique de notre identité, mais plutôt, en effet, «  un possible  ». Rien de plus, rien de moins, donc, qu’une des multiples fictions d’un «  nous  » qui, ainsi remis au sein d’une pluralité, pourrait peut-être enfin tenter de se dire autrement que dans le binarisme qui le fait exister en l’opposant à un «  eux  ». Un nous qui se dirait au sein d’un nouveau récit, fragmentaire et compossible, dans lequel «  nous  » sommes toujours plus qu’un et ainsi composons un monde commun, non comme un.


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