25 avril 1974 : la « révolution des œillets » au Portugal (article de Lutte ouvrière)

samedi 25 avril 2009.
 

Le 25 avril 1974, à l’aube, une colonne de dix blindés légers et de douze camions occupait la place des ministères, à Lisbonne. En quelques heures, sans tirer un coup de feu, ces quelques centaines d’hommes obtenaient le ralliement des forces envoyées contre eux. La population leur faisait cortège malgré les appels à ne pas descendre dans la rue.

Le chef du gouvernement, Marcello Caetano, assiégé à l’état-major de la gendarmerie, se rendait et transmettait ses pouvoirs au général Spinola, « afin que le pouvoir ne tombe pas dans la rue ». Le régime avait vécu. Dans la nuit, la foule faisait libérer les centaines de prisonniers politiques.

Ainsi s’écroula une dictature qui s’était maintenue près d’un demi-siècle.

Quarante-huit ans de dictature

En 1926, un coup d’État militaire avait donné tous les pouvoirs à Salazar. Catholique dévot, conservateur fanatique, il avait mis en place une dictature en prenant modèle sur Mussolini.

Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, le régime de Salazar voulut montrer à l’extérieur une façade plus présentable. L’opposition bourgeoise était à demi tolérée. Il y avait des élections, avec parfois des candidats d’opposition, souvent des militaires de haut grade.

Par contre, dans les milieux populaires, aucune organisation indépendante n’était tolérée. Les revendications paysannes étaient réprimées par la gendarmerie. La police se chargeait des grèves.

Le PC fut le seul parti d’opposition à maintenir une présence militante. Il le paya d’arrestations, d’assassinats de militants et de dirigeants.

Ce qui caractérisait le Portugal, c’était l’arriération sociale et économique. L’industrie resta longtemps rudimentaire, avant de se développer lentement à partir des années 1960. L’agriculture stagnait, aussi bien les grands domaines du sud que les petites exploitations familiales du nord.

Les ressources budgétaires provenaient en bonne partie des colonies africaines, Angola, Mozambique, Guinée-Bissau. Les firmes portugaises y pillaient les matières premières et les réexportaient vers les pays industriels.

Dans ces colonies des guérillas indépendantistes se développèrent au début des années 1960. Ces guerres diminuèrent les profits coloniaux, grevèrent le budget et imposèrent à la jeunesse quatre ans d’un service militaire risqué. Une partie des mobilisables s’expatriait, en particulier vers la France, pour échapper à la fois à la misère économique et à la sale guerre coloniale.

Salazar mourut en 1971. Caetano lui succéda. Mis en échec en Afrique, le régime se discréditait. L’opposition estudiantine se faisait bruyante, malgré la répression. Il y eut des grèves importantes, un syndicalisme indépendant naissait.

Dans ce contexte et pour sortir le pays de l’enlisement dans les guerres coloniales, le général Spinola, un des plus hauts gradés de l’état-major, ancien commandant en chef en Guinée et homme de droite, proposa l’octroi d’un statut d’autonomie aux colonies africaines. Il fut destitué.

Dans le même temps des officiers subalternes créaient un organisme clandestin, le Mouvement des Forces Armées (MFA).

En mars 1974, trois jours après la destitution de Spinola, le MFA décida la marche sur Lisbonne d’un régiment de chars qui tourna court. Le même scénario se répéta le 25 avril, mais cette fois avec succès.

1974-1975 : l’armée en ébullition

Spinola mit en place un gouvernement provisoire dans lequel figuraient des socialistes... et des communistes. C’était une première depuis 1947 dans un pays occidental.

Spinola était pourtant un anticommuniste convaincu. Mais il savait que les militants du PC constituaient la seule force organisée dans la classe ouvrière et parmi les paysans, et donc la seule capable de canaliser la mobilisation populaire. En effet la chute de la dictature avait entraîné une politisation de toute la société. Le 1er mai 1974, un demi-million de personnes enthousiastes manifestèrent à Lisbonne

Le Parti Socialiste, créé depuis peu dans l’émigration, manquait d’implantation. Les partis de droite en étaient à se constituer, et étaient surtout suspects de liens avec le régime déchu. Pour contrer les risques de débordement, les sommets de l’armée firent donc appel au PC, avec l’accord tacite des dirigeants impérialistes, américains en particulier.

Le PC joua son rôle. Il s’employa à persuader la population de faire confiance au gouvernement.

Mais très vite, deux politiques s’opposèrent, dans ce gouvernement et dans le pays. L’une, défendue par le PS, avait comme perspective la mise en place d’un régime parlementaire classique, qui risquait fort d’être incapable de réaliser rapidement les réformes que les militaires les plus radicaux jugeaient indispensables au développement du pays.

Ceux-ci souhaitaient un régime capable de moderniser le pays dans l’intérêt général de la bourgeoisie, en passant au besoin au-dessus de certains intérêts particuliers. Une telle politique nécessitait de pouvoir compter sur un appui populaire. Le PC, sachant que la première option ne lui donnerait qu’un rôle secondaire, joua cette carte et, s’alignant sur les militaires radicaux, mit en avant « l’alliance de l’armée et du peuple ».

Le MFA joua un rôle de plus en plus grand dans la vie politique. En juillet 1974, quatre de ses membres entraient au gouvernement, s’opposant à Spinola qui démissionna en septembre, remplacé à la tête de l’État par un autre général, Costa Gomes.

L’armée se politisait de plus en plus. Le MFA s’élargissait aux sous-officiers, puis aux simples soldats. Le MFA, constitua un Conseil de la Révolution, officiellement chargé de superviser le gouvernement.

Ce fut le début d’une vague de nationalisations et d’une accélération de la réforme agraire dans les grandes propriétés de l’Alentejo. En quelques semaines, plus de mille entreprises furent expropriées. Beaucoup de bourgeois prirent le chemin de l’Espagne, de la France ou du Brésil. Leurs demeures furent occupées par les mal-logés. Les régiments les plus politisés prêtaient leur concours, pour briser la résistance des propriétaires. Cette politisation croissante des soldats posait à la bourgeoisie portugaise un problème grave, car elle pouvait craindre de ne pas pouvoir compter sur son armée pour intervenir en cas de besoin contre les masses populaires.

L’opposition PS-PC se transporta à l’intérieur du MFA, où une aile « modérée « se distingua des radicaux. Dans le nord du pays, le PS, l’Église et la droite menaient une violente campagne anticommuniste. Ils utilisaient aussi la rancœur des rapatriés des colonies accédant à l’indépendance

En novembre 1975, le gouvernement dut affronter une série de grèves, en particulier dans le bâtiment et chez les fonctionnaires. Les travailleurs du bâtiment obtinrent 40% d’augmentation de salaire après avoir bloqué deux jours durant l’Assemblée et le gouvernement. Mais cette victoire précéda de peu la reprise en main de l’armée.

Le 25 novembre, à la suite d’une série de provocations de l’état-major, la caserne des parachutistes de Tancos, en rupture avec l’état-major et se proclamant « au service du peuple et de la révolution socialiste », fut occupée sans combat par une unité « sûre ». Les militaires les plus radicaux furent limogés ou même arrêtés.

Le balancier, qui depuis un an et demi allait dans le sens de la radicalisation, repartait dans l’autre sens.

Et depuis 1975

Le coup de force du 25 novembre 1975 ne fut que le début d’une longue période de normalisation. Des mois agités de 1974-1975, le Portugal avait hérité de lois sociales souvent en avance sur le reste de l’Europe, d’un vaste secteur nationalisé, de grandes propriétés agricoles aux mains de coopératives paysannes, de syndicats puissants.

La tâche des gouvernements successifs consista dès lors à réduire le poids des organisations ouvrières, à grignoter les avantages obtenus par les travailleurs, à réduire l’espace des coopératives agricoles et des entreprises nationalisées, par des moyens législatifs ou judiciaires aussi bien que par la répression.

Durant trois décennies toutes les combinaisons politiques se réalisèrent : gouvernements socialistes homogènes, majoritaires ou minoritaires, gouvernements PS en alliance avec la droite, gouvernements de droite.

Mais tous ont mené la même lutte constante contre la classe ouvrière, les lois sociales, les nationalisations, les coopératives agricoles, la Sécurité sociale, les salaires, les retraites, la protection des chômeurs.

Aucun d’entre eux n’a touché à un des pires héritages de l’ancien régime : la corruption, qui pourrit l’administration, la police, la gendarmerie, la justice, l’armée.

Pourtant, petit à petit le pays s’est modernisé. Le poids social de l’Église a diminué, même si elle a réussi jusqu’ici à interdire aux femmes la liberté de l’avortement. Le niveau de vie a augmenté, même s’il reste bien inférieur à celui de l’Espagne ou de la France.

L’objectif des capitaines qui ont fait tomber la dictature en avril 1975 a donc en partie été réalisé. Mais la grande bénéficiaire de ces progrès a été la bourgeoisie. C’était dans la logique des choses, puisque ni le Parti Socialiste, bien sûr, ni le Parti Communiste, chacun s’abritant derrière les militaires de son choix, n’ont un seul instant défendu une politique autonome pour la classe ouvrière.

Vincent GELAS


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