Mai 68-Mai 2018 : l’ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à naître

jeudi 5 avril 2018.
 

Ne laissons pas la commémoration de mai 1968 aux pitres et aux vieilles ganaches, ni à Romain Goupil, gauchiste guérillériste devenu « néo-con », partisan de Bush en 2003 et macroniste aujourd’hui, ni à Cohn-Bendit, un temps archétype du gauchisme décomposé, le pire de ce que 68 avait produit devenu un bon libéral européiste et lui aussi ami de Macron, ni à Alain Geismar, partisan de la « guerre civile » qui termina sa carrière comme inspecteur général de l’Éducation Nationale, ni à … La liste est trop longue de « ceux qui sont passés du col Mao au Rotary », comme disait Guy Hocquenghem dans sa Lettre ouverte (republiée en 2014 avec une préface de Serge Halimi). Ne laissons-nous pas la commémoration aux fossoyeurs ? Non, ne commémorons pas, tout simplement. Profitons de l’anniversaire pour essayer de réfléchir sur le temps long et en tirer quelques enseignements pour aujourd’hui.

Pour commencer, on rappellera que Mai 68 ne fut pas une affaire française et que cela ne commença pas en 1968 mais plutôt en 1967. Les mouvements étudiants contre la guerre américaine au Vietnam ont touché les États-Unis mais les autres pays d’Europe avant mai 1968. Le mouvement le plus comparable à la France commence en Italie au début de l’année 68 et se prolongera bien au-delà avant d’être tué par les balles et les bombes des comploteurs fascistes de leurs alliés objectifs (et pas seulement) des Brigades Rouges. Ainsi Mai 68 est un tournant dans le mouvement à long terme du capitalisme. Le printemps de Prague et les mouvements de contestation en Pologne indiquent que la crise du mode de production capitaliste atteint aussi les pays du « socialisme réel », c’est-à-dire les dictatures bureaucratiques staliniennes en Europe de l’Est et en URSS même. La « grande révolution culturelle prolétarienne en Chine (GRCP !) peut aussi s’inscrire dans cette perspective à condition de la débarrasser de toute la mythologie maoïste et de rechercher la dynamique réelle des forces sociales qui s’affrontent par l’intermédiaire des diverses couches et clans de la bureaucratie dirigeante de « l’Empire du Milieu ».

L’année 1968 est un tournant à plusieurs titres :

1) La dynamique du mode de production capitaliste telle qu’elle s’est développée à partir de la fin de la Seconde Guerre Mondiale, du plan Marshall et de la stratégie d’endiguement de l’URSS est à bout de souffle. Se manifestent les premiers signes de la crise du SMI, le système monétaire fondé à Bretton Wood sur la base de la parité or/dollar (une once d’or = 35$) : crise de la livre-sterling, conversion en or des avoirs français libellés en dollars, etc. Les « trente glorieuses » donnent des signes manifestes de déclin et la croissance capitaliste se heurte directement aux acquis sociaux qu’il avait fallu concéder en 1945.

2) Pour qui sait observer, la crise du système stalinien se développe ouvertement. La « planification » bureaucratique ne marche plus très bien. L’objectif fixé par Khrouchtchev, « rattraper et dépasser les USA » est clairement irréalisable. Khrouchtchev a été débarqué et les réformes Libermann/Trapeznikov se heurtent à la bureaucratie pétrifiée dans la peur que toute réforme, si minime soit-elle n’entraîne l’effondrement du système. Plus personne ne croit à l’avenir du système, mais rien ne doit changer. La caste dirigeante maintient son pouvoir par la crainte et par les forces répressives mais en son sein de développent de puissantes tendances à la restauration pure et simple du capitalisme, pendant que les mafias s’organisent sur la base des bureaucraties des républiques allogènes. Ainsi le véritable chef, Leonid Brejnev est-il lié à la mafia ouzbèque.

3) Enfin, les pays coloniaux et semi-coloniaux qui se sont formellement affranchis de la tutelle des vieilles puissances impériales cherchent-ils leur propre voie de développement. Pour une partie, les choses sont déjà jouées. Les espoirs en une évolution révolutionnaire de l’Algérie se sont évanouis avec le coup d’État de Boumediene contre Ben Bella en 1965. Et Colette Magny, chanteuse très liée au PCF s’était rendue compte que « grand espoir » cubain prenait une direction bien peu révolutionnaire et finirait par ressembler aux pays de l’Est (voir sa chanson « Un grand espoir, c’est Cuba »). Mais, malgré tout, il semblait que les mouvements nationalistes fusionnant plus ou moins avec les mouvements socialistes et révolutionnaires constituaient bien le troisième pôle de cette grande mutation en cours.

Les craquements du vieux monde devaient en annoncer un nouveau. Mai 68 fut qualifié de « répétition générale » de la révolution à venir dans un petit livre de Henri Weber et Daniel Bensaïd, deux théoriciens de Ligue Communiste née des « Comités Rouges » formés par la JCR. Du côté du trotskisme « lambertiste », Stéphane Just répétait sur tous les tons que la situation était celle de la « crise conjointe de l’impérialisme et du stalinisme », que la période était « révolutionnaire » et que c’est à cette révolution imminente qu’il fallait se préparer. Quand quelques années plus tard (1974) le régime de Salazar-Caetano au Portugal fut renversé par un coup d’État militaire suivi de mouvements populaires révolutionnaires, les « lambertistes » déclarèrent avec emphase que « la révolution prolétarienne a commencé en Europe ». Pronostic quelque peu exagéré. La suite l’a montré.

L’histoire n’a pas honoré les traites qu’on avait tirées un peu imprudemment. Loin d’être une répétition générale, Mai 68 pourrait bien avoir été le chant du cygne de la classe ouvrière, ainsi que l’explique dans la Meglio Gioventù (en français, « Nos meilleures années », un film italien de Marco Tullio Giordana) l’un des personnages, ouvrier à la FIAT qui montre sa lettre de licenciement à ses deux amis, intellectuels qui ont réussi. Dès la fin des années 70, les mouvements sociaux marquent le pas et la contre-révolution « libérale » associée aux noms de Thatcher et Reagan, s’est mise en route. La victoire de la « gauche » aux élections françaises de 1981 n’a fait illusion qu’un bref moment. Ceux qui voyaient en Mitterrand un dirigeant contraint d’aller plus loin qu’il ne le voulait dans la voie de la rupture avec la bourgeoisie en furent pour leurs frais ! Le Portugal s’est normalisé assez vite avec l’installation au pouvoir de Mario Soares et la mort de Franco n’a pas ouvert la voie à une nouvelle révolution espagnole. De l’autre côté du « rideau de fer », l’effondrement des régimes bureaucratiques n’a nullement été le prélude de la « révolution politique » dont rêvaient les trotskistes mais l’établissement de régimes sociaux parfaitement capitalistes. Quant aux pays coloniaux et semi-coloniaux ou pays capitalistes à développement retardataires, ils sont le plus souvent entrés de plain-pied dans le système capitaliste mondiale, favorisant l’émergence de bourgeoisie nationale plus ou moins puissantes, contrairement là encore aux prédictions trotskistes tirées d’une lecture purement dogmatique de La révolution permanente de Trotski.

Il y a, au-delà des fluctuations locales temporaires un mouvement d’ensemble qui est le déclin du vieux mouvement ouvrier né voilà plus d’un siècle et demi et qui a très largement dominé l’histoire européenne et mondiale depuis les premières révolutions ouvrières (1848 en France, 1871 avec la Commune) et les premières organisations ouvrières de masse, celles de l’Internationale Ouvrière avec la SPD, le Labour Party¸ et tous les partis socialistes et sociaux-démocrates puis les partis communistes, et celles des grandes organisations syndicales. Il est à peine besoin de rappeler les preuves empiriques de ce déclin. Les deux plus puissants partis communistes, le français et l’italien, ont pratiquement disparu de la scène politique. Le PCI qui atteignait 40% des voix autour des années 80 a disparu, purement et simplement, ne laissant que quelques groupuscules qui se réclament de sa continuité et n’atteignent pas 1% des voix. Même à la fin des années 90, Rifondazione Communistà était encore un parti de masse (100.000 adhérents revendiqués) réalisant des scores honorables dans les vieux bastions du PCI comme la Toscane. Aux dernières élections, l’Émilie-Romagne, région rouge s’il en fut, depuis le début du XXe siècle, est passée au centrodestra (la coalition des partisans de Berlusconi et de la Lega Nord). Le PCF qui réalisait 22% à la présidentielle de 1969, contrôlaient de très nombreuses villes et pas des moindres, de très nombreux conseils généraux et disposaient d’importantes positions dans le mouvement syndical, à commencer par le contrôle de la CGT, s’est effondré à moins de 2%. La social-démocratie n’est guère en meilleure forme. Tombée en dessous de 20% des voix, la social-démocratie allemande est entrée dans la même spirale que les partis communistes. Le PS français est dans un état léthargique qui pourrait bien annoncer sa mort prochaine.

Le mouvement syndical en France va peut-être encore plus mal que les partis politiques. La CGT n’aurait plus que 400.000 adhérents et se situe maintenant derrière le CFDT. Force Ouvrière n’a pas profité de la crise de la CGT et ne se maintient honorablement que dans la fonction publique et par l’adhésion à FO de syndicats jadis autonomes (dans la police ou chez les enseignants des lycées techniques). Les raisons de la colère ouvrière ne manquent point mais il semble que la résignation ait gagné une partie des salariés qui ne croient plus aux vertus de l’action collective. Une partie non négligeable des ouvriers s’est même tournée vers des formations d’extrême droite comme le Front National ou la Lega.

Comment cela a-t-il été rendu possible. Une explication classique est l’explication par la trahison des dirigeants traitres. En gros, le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière serait intact mais les chefs socialistes, staliniens ou syndicalistes auraient brisé cette puissance. Explication classique et faussement rassurante qui permet de maintenir intacte la foi ancienne et de ne pas affronter la réalité politique, quelque amère qu’elle soit. Il y a deux directions dans lesquelles nous devrions plutôt chercher les causes de ce déclin du vieux mouvement ouvrier. La première est du côté du facteur objectif et la seconde du côté du facteur subjectif.

Du côté du facteur objectif d’abord : la thèse selon laquelle s’opposeraient 99% d’exploités à 1% de nantis, la thèse « Occupy Wall Street », défendue par David Graeber ou Pablo Iglesias (dirigeant de Podemos) est une thèse fausse. Certes les salariés constituent l’immense majorité de la population active, mais le salariat est éclaté en des couches dont les conditions de vie sont si différentes que les anciens blocs sociaux se sont défaits. L’apparition d’une vaste classe de salariés bien payés qui ont lié leur sort au capital (cadres supérieurs, gens de communication, animateurs de la société du spectacle en tous genres, drogués des salles de marché, etc.), toute cette classe de « crétins éduqués », comme les nomme Emmanuel Todd), voilà quelque chose a contredit tous les espoirs que l’on pouvait mettre avant 1968 dans cette nouvelle classe ouvrière née de la fusion des cols bleus et des cols blancs.

Du côté du facteur objectif encore, la dislocation de la classe ouvrière produite par la réorganisation de l’appareil productif, la « mondialisation » et l’intégration des technologies de l’informatique d’un côté, la dislocation du vieil habitat ouvrier, l’accès à la propriété dans zones pavillonnaires suburbaines d’autre part, font que la classe ouvrière est de plus en plus uniquement une classe « statistique » mais non une classe partageant une certaine communauté de vie et de vision du monde.

Du côté du facteur subjectif, il faut comprendre – et on ne l’a pas vraiment mesuré – ce qu’a représenté l’extraordinaire échec du « socialisme réellement existant ». L’idée s’est largement imposée que le mode de production capitaliste est le seul mode de production possible et que donc notre horizon historique était borné et que, par conséquent, la seule chose que l’on puisse faire est de tenter bricolages locaux (action associative) et surtout se ménager autant que faire se peut un abri privé dans ce monde incompréhensible.

Hier tout était possible. Aujourd’hui plus rien d’important ne semble possible. On m’opposera de nombreux exemples, des jeunes qui se lancent dans telle ou telle aventure, des solidarités nouvelles qui s’organisent. Tout cela est incontestable. L’espoir ne meurt pas. Mais la ligne générale est difficilement contestable.

Mai 68 est sans doute une révolution avortée mais aussi, par bien des côtés une contre-révolution réussie. Le soixante-huitard libertaire est devenu le meilleur propagandiste du nouveau capitaliste. Il a contribué à faire sauter toutes les entraves qui limitaient le développement du capital. Il a été l’agent historique (ruse de l’histoire) du triomphe de ce qu’il croyait combattre en 1968. « Les frontières, on s’en fout », criaient les étudiants protestant contre l’expulsion de Daniel Cohn-Bendit. Mais c’est le capital qui se fout des frontières et qui s’est engagé dans la troisième mondialisation. La dislocation de la famille libère les travailleurs dans le monde de la mobilité. La dénonciation de la « société de consommation » permet de supporter l’austérité. Guy Debord est devenu un auteur d’autant plus incontesté qu’on ne le lit pas au moment où triomphe la société du spectacle et où, avec les prétendus réseaux sociaux le spectacle se substitue à la vie.

Comprendre le fond de l’affaire, si on veut sortir des lamentations sur un passé définitivement passé sans tomber dans la contemplation béate du présent, cela exige qu’on analyse précisément le développement historique du dernier demi-siècle et le stade actuel du capitalisme, un capitalisme qui semble n’avoir plus de contradicteur, mais toujours en proie à ses contradictions internes. Donc comprendre qu’il y a des raisons objectives, liées à la manière même dont se sont développés les rapports de production, qui expliquent le déclin du vieux mouvement ouvrier.

Il y a, certes, à l’échelle mondiale une classe ouvrière plus importante que jamais. Toute l’Asie est devenue la vaste usine du monde, en attendant le tour de l’Afrique. En Chine, il existe des mouvements sociaux importants qui ont obtenu des augmentations importantes des salaires … et contraint les capitalistes à délocaliser de la Chine vers les pays à plus bas coûts. Mais ces mouvements ne débouchent pas sur la constitution d’une « classe pour soi », c’est-à-dire d’un nouveau mouvement ouvrier. Peut-être n’est qu’une question de temps ? Mais c’est aussi une question culturelle : le christianisme, les guerres de religion, la philosophie et l’État-nation ont constitué le terreau de ce mouvement révolutionnaire du XIXe siècle, alliance des intellectuels et des travailleurs. Cet arrière-plan culturel n’existe pas dans les pays d’Asie du Sud-Est, ni en Inde, ni en Corée, ni en Chine. On est passé des religions traditionnelles fondées sur l’asservissement à la tradition au capitalisme ultra-moderne, sans qu’une critique cohérente du capitalisme ait encore pu se développer. Cela viendra peut-être et, quand le capital aura accompli son œuvre révolutionnaire, peut-être verrons-nous naître des Marx et des Jaurès chinois. Mais nous n’en sommes pas encore là.

Dans les pays où le capitalisme est né, la classe ouvrière semble bien le dos au mur. Et ce d’autant plus que la « vieille Europe » autant que les États-Unis voient leur poids relatif fortement décliner. La démographie est imparable. On peut estimer que d’ici 2050, il y aura 2,5 milliards d’Africains contre 275 millions en 1950 ! On peut donc prévoir que nous n’en sommes qu’au début des poussées migratoires et celles-ci seront à peu près certainement très destructrices du point de vue de la conscience moyenne, de l’ethos démocratique et de vie de l’esprit. Les niais qui vont répétant que l’immigration est une chance « pour nous » ne savent pas ce qu’ils disent.

À moyen terme (quelques décennies) le capitalisme tel que nous le connaissons est condamné. Cela ne fait aucun doute. Mais la question reste ouverte de savoir qui des forces de la culture et du progrès social ou des forces destructives l’emportera.

Par Denis Collin


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