La fraternité entre contestataires de 1968 : Europe de l’Ouest et de l’Est

lundi 14 mai 2018.
 

La détente par le bas

Tout d’abord, le rôle de la « détente par le bas », prônée plus particulièrement par les mouvements pacifistes « non-alignés » de l’Est et de l’Ouest. Les contacts en face à face entre Occidentaux et dissidents de l’Est   [1]>, les premiers franchissant le Rideau de fer pour aller voir les oppositionnels dans les pays du bloc communiste, furent intenses au cours des années 1980. Certains chercheurs ont souligné leur rôle pendant la dernière phase de la fin de la guerre froide  [2] . Il paraît dès lors pertinent de remonter dans le temps à la recherche de l’origine ou de l’inspiration de ce tourisme subversif.

La place en pointe de la France, ensuite. Nulle part ailleurs, les dissidents de l’Est ne furent célébrés comme ils le furent à Paris à partir du milieu des années 1970. La France semble donc a prioripublièrent Unir (et qu un terrain d’investigation prometteur. La forte sympathie française pour l’opposition dans les pays de l’Est est souvent expliquée par « l’effet Goulag » ou « l’effet Soljenitsyne » : le choc provoqué par la publication du livre d’Alexandre Soljenitsyne à Paris en 1973-74 [3]. Ce qui nous intéresse ici, ce n’est cependant pas ce qu’on a pu appeler « le culte des dissidents » par les intellectuels français, mais un type de soutien particulier, très intense, impliquant un contact en face à face entre Occidentaux et dissidents de l’Est. En ce qui concerne ces rencontres Est-Ouest, on peut se demander si l’effet Soljenitsyne explique tout ou s’il ne faut pas remonter plus loin encore, en l’occurrence à Mai-68 ?

La fraternité internationale entre contestataires soixante-huitards de l’Est et de l’Ouest, enfin. Elle fut proclamée par certains à l’époque, mais mise en doute par beaucoup, ensuite. Pour de bonnes raisons : la situation, les buts et la phraséologie politiques des deux côtés du Rideau de fer divergeaient fondamentalement et, partant de là, on devrait plutôt parler d’« incommunicabilité » entre les deux mouvements  [4]. Il n’empêche que l’hypothèse d’un impact de Mai-68 sur les contacts Est-Ouest peut se nourrir de la solidarité proclamée en 1968 par certains contestataires de l’Ouest avec le Printemps de Prague (à l’instar de Rudi Dutschke  [5]) et avec l’opposition polonaise (à l’instar de Daniel Cohn-Bendit  [6] ainsi que de la perception chez certains acteurs — dissidents y compris — qu’une communauté entre contestataires de l’Est et de l’Ouest existait bel et bien, du moins sous la forme d’une commune sensibilité anti-autoritaire  [7]. Y a-t-il eu une suite, une tentative de joindre les actes aux paroles ?

De ces considérations, on peut tirer une double interrogation sur les contacts entre Français et dissidents du bloc soviétique pendant la période 1968-1980. Dans quelle mesure peut-on identifier une césure liée à l’effet Soljenitsyne ? Si cette césure était à relativiser ou même inexistante, et si les contacts remontent en fait à plus loin, peut-on les relier aux événements de Mai-68  [8] ? Afin d’ébaucher une réponse à ces questions  [9], nous allons tenter d’identifier les contacts directs entre Français et dissidents pendant les années 1970 en examinant sept catégories d’acteurs plus ou moins susceptibles d’éclairer la question : les communistes, les socialistes, les syndicats, les groupes de solidarité, les intellectuels, les trotskistes et les exilés de l’Est. Ces catégories ne sont pas toujours bien distinctes les unes des autres. Certains acteurs ne seront pas pris en compte alors même qu’ils auront eu des contacts  [10].

Eurocommunisme

« Eurocommunisme »hercher à identifier des liens entre dissidents de l’Est et communistes français pourrait ressembler à une mission impossible. Parmi les grands partis communistes de l’Ouest, le PCF était le plus orthodoxe et le plus proche de Moscou, du moins tant que les leaders soviétiques ne montrèrent pas de velléités réformatrices. Il y eut bien sûr la « réprobation » — vite ravalée — de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie en août 1968. Et, il y eut au milieu des années 1970, un « flirt » eurocommuniste au cours duquel le PCF condamna certaines violations des droits de l’homme dans les pays de l’Est et envoya Pierre Juquin serrer la main de Leonid Pliouchtch lors du meeting organisé pour célébrer sa libération  [11].

Au-delà de ces épisodes, les initiatives communistes en faveur des dissidents furent généralement le fait d’un cercle restreint de militants en voie de marginalisation ou d’exclusion. Le PCF fut, pendant la guerre froide, un canal majeur pour les échanges entre la France et les pays du bloc soviétique et il n’est peut-être pas surprenant que, parmi les communistes engagés dans les contacts à l’Est, certains aient développé des vues hérétiques, tout en maintenant leur intérêt pour les pays du bloc soviétique. Ainsi, le Comité du 5 janvier pour une Tchécoslovaquie libre et socialiste, créé en 1970 pour soutenir les Tchécoslovaques restés fidèles aux idéaux du Printemps de Prague, s’il englobait des tendances diverses, était largement composé de militants venus du PCF. Même si ses activités se cantonnaient pour l’essentiel au cadre français, il y eut aussi des cas de solidarité très concrète puisqu’en 1972, le Comité réussit à canaliser l’aide aux enfants de prisonniers politiques en Tchécoslovaquie [12]. Les communistes oppositionnels qui publièrent Unir (et qui s’associèrent aux activités du Comité du 5 janvier) cherchèrent à établir des liens en Tchécoslovaquie  [13]. Parmi les communistes sympathisant avec les dissidents de l’Est, il y eut Paul Noirot (exclu en 1969, après avoir fondé le mensuel Politique aujourd’hui, et qui était en contact avec les communistes « révisionnistes » tchécoslovaques), Roger Garaudy (exclu en 1970) et Pierre Daix (qui quitta le PCF en 1974). Par la suite, quelques membres du PCF se joignirent au Comité international des mathématiciens, et à partir de 1978, Hélène Parmelin (qui quitta le PCF en 1980) joua un rôle important parmi ceux qui sympathisèrent avec les dissidents tchécoslovaques  [14].

Globalement, le bilan du PCF en matière de rencontres avec les dissidents fut bien maigre. Ces contacts furent le fait de quelques individus — parmi les plus connus figuraient Paul Noirot, Jean Pronteau, Pierre Daix et Hélène Parmelin — qui finirent tous par quitter le parti. À l’inverse, on peut noter que bon nombre de ceux qui, en France, s’engagèrent en faveur des dissidents avaient un passé communiste. Il faut, cependant, noter qu’aucun d’entre eux n’était particulièrement lié à Mai-68 et que, pour cette catégorie d’acteurs, les chars russes à Prague ont pesé plus lourd que le « lyrisme révolutionnaire  [15] » parisien.

Les socialistes

Il n’y avait que peu de contacts entre socialistes français et les dissidents de l’Est pendant les années 1970. Alors que la vieille SFIO avait une solide tradition d’anticommunisme, le nouveau PS avait, lors du congrès d’Épinay (1971), opté pour une stratégie d’alliance avec le PCF. Cette stratégie l’amena à faire montre de retenue dans ses critiques envers les régimes de l’Est et, même parfois, à manifester une complaisance certaine à leur égard [16]>. Les socialistes condamnèrent de façon répétée les violations des droits de l’homme dans les pays de l’Est pendant les années 1970, mais ce ne fut pas là un axe majeur de leur action  [17].

Cela étant dit, il y eut des rencontres. Notamment, lors de la préparation par le PS en novembre 1972 d’un colloque consacré à la Tchécoslovaquie et auquel furent conviés nombre de protagonistes du Printemps de Prague, y compris certains vivant en Tchécoslovaquie qui, bien évidemment, ne purent faire le voyage  [18]. Il y eut, au cours des années 1970, d’autres rencontres avec des exilés de l’Est lors de meetings ou de conférences organisés en France. De plus, il y eut quelques contacts plus suivis. Ainsi, François Mitterrand semble avoir entretenu des liens amicaux, aussi bien avec Jiri Pelikan (l’animateur principal de Listy  [19]>) qu’avec François Fejtö  [20], et le PS entretenait des relations avec les partis sociaux-démocrates de l’Europe de l’Est en exil, plus particulièrement le parti tchécoslovaque, aussi bien au niveau bilatéral que par le biais de l’Internationale socialiste.

L’intérêt politique des socialistes pour les dissidents s’intensifia dans la seconde moitié des années 1970  [21]. Mais les rencontres se limitèrent, pour l’essentiel, aux exilés et furent le fait d’une poignée d’individus. Celui qui fit montre du plus d’activisme en la matière fut Gilles Martinet : il sympathisa fortement avec le Printemps de Prague et, en 1977, fut l’un des trois cofondateurs du Comité international pour le soutien de la Charte 77 en Tchécoslovaquie  [22]. Par ailleurs, en contact avec des oppositionnels en RDA, il était, en pratique, au sein du PS, le principal responsable pour les dissidents  [23]. Jean Pronteau, sympathisant du Printemps de Prague — il s’y rendit à deux reprises en 1968 —, exclu du PCF en 1970, lié au Comité du 5 janvier, rejoignit le PS en 1973. Depuis leur rencontre en Tchécoslovaquie au milieu des années 1960, il était devenu un ami proche de Karel Bartosek et il intervint, à plusieurs reprises, en sa faveur  [24]. Robert Pontillon qui était secrétaire aux relations internationales pendant une bonne partie des années 1970 s’intéressa fortement au sort des dissidents  [25]. On pourrait également mentionner Bernard Pingaud, « l’homme du PS » au sein du Comité du 5 janvier  [26].

Concernant plus spécifiquement la RDA, il faut mentionner Allemagnes d’aujourd’hui, une revue proche du PS, qui soutenait activement des dissidents comme Robert Havemann, Wolf Biermann et Rudolf Bahro  [27]. Des personnes de ce milieu germaniste furent activement impliquées dans la création des comités Biermann et Bahro. Parfois — ce fut le cas de Jean-Pierre Hammer —, les liens avec les dissidents de la RDA remontaient aux années 1960  [28].

Cependant, pendant les années 1970, le PS n’eut de contacts avec les dissidents que de façon limitée. Les liens établis le furent essentiellement avec des exilés et, aussi, par des membres du PS apparemment davantage mus par un engagement personnel qu’agissant sur mandat du parti. Il est possible que les contacts les plus intenses furent le fait de gens de la périphérie socaliste plutôt que de militants du parti. Pour le PS, il faut avant tout nommer Martinet, Pronteau et, peut-être, Pontillon. Dans ces trois cas, l’interêt porté aux oppositionnels de l’Est est antérieur à la publication de L’Archipel du goulag. Autrement dit, un « effet Soljenitsyne » ne semble guère décelable, l’engagement vient de plus loin. Cela étant dit, il est également difficile de détecter un quelconque impact de Mai-68 parce que, dans les trois cas, l’engagement politique remonte à bien plus loin. Si 1968 a joué un rôle, ce serait, dans le cas de Pronteau, plutôt vers Prague (l’invasion de la Tchécoslovaquie) que vers le Mai français qu’il faudrait regarder.

Les syndicats

Les syndicats français — la CFDT bien sûr, mais aussi la CFTC et Force ouvrière (FO) — jouèrent un rôle clé dans le mouvement de solidarité avec Solidarnosc au cours des années 1980 [30][30] Voir par exemple : Marcin Kula, « Les réactions françaises.... Pendant les années 1970, aussi bien la CFDT que FO, exprimèrent de façon répétée leur solidarité avec les opprimés des pays de l’Est. En l’absence de syndicalisme indépendant dans ces pays avant 1980, les syndicats non-communistes s’abstinrent d’établir des contacts direct avec des oppositionnels dans les pays du bloc soviétique [31][31] Il y eut, à la fin des années 1970, des tentatives.... La CGT-FO est un cas à part : née d’une scission de la CGT, l’anticommunisme en fut un élément constitutif. Lorsque le Centre international des syndicalistes libres en exil fut créé en 1948, c’est FO qui s’offrit pour l’héberger. Le Centre fut, pendant une trentaine d’années, une plaque tournante pour des oppositionnels de l’Est et ceux qui les soutenaient [32][32] Interview avec Vladimir Claude Fisera, 14 mai 2008 ;.... Il faut mentionner aussi que par l’intermédiaire des trotskistes lambertistes de l’Organisation communiste internationaliste (OCI), FO établit des relations privilégiées avec le syndicaliste polonais Edmund Baluka lorsque celui-ci s’exila en France en 1973 [33][33] Interview avec S. (25 novembre 2007)..

La CFDT était un élément clé dans ce que certains nommeront, par la suite, la « seconde gauche » ou la « gauche anti-totalitaire [34][34] Hervé Hamon et Patrick Rotman, La Deuxième gauche.... ». Le secrétaire général de la CFDT, Edmond Maire, fut dès le départ (1977), membre du Comité international pour le soutien de la Charte 77 en Tchécoslovaquie [35][35] FNSP, Fonds Gilles Martinet, MR 15 (dossier 5 : Charte.... Il y eut entre la CFDT et des dissidents en exil ou de passage à l’Ouest quelques contacts, notamment lors du colloque commémorant le vingtième anniversaire de la révolution hongroise et de l’Octobre polonais [36][36] Les contributions présentées lors du colloque organisé....

Paradoxalement, pendant les années 1970, le seul contact en face-à-face entre syndicalistes français et oppositionnels ayant eu lieu en Europe de l’Est, que nous ayons pu identifier, s’est produit à l’instigation de la CGT. Une délégation de la centrale syndicale proche du PCF rencontra en effet des chartistes pendant le 9e congrès de la FSM à Prague, en avril 1978 [37][37] Tania Régin, Les relations intersyndicales françaises.... De plus, pendant plusieurs mois — de février à juin 1978 —, la CGT fournit une aide financière au chartiste et fondateur du VONS, Petr Uhl, au moment où celui-ci avait perdu son emploi à cause de ses activités politiques [38][38] Interview avec Petr Uhl (déc. 2004). Le rôle exact.... Ces exceptions mises à part, cependant, les contacts syndicaux avec des milieux oppositionnels à l’Est ne commencent pour de bon qu’avec Solidarnosc en 1980, et il n’y a dès lors pas lieu de discuter un possible impact de Mai-68.

Les intellectuels

On a beaucoup écrit sur la « découverte » du Goulag par les intellectuels français suite au livre de Soljenitsyne, L’Archipel du goulag, publié à Paris d’abord en russe, ensuite en français  [38]. Les intellectuels engagés en faveur des dissidents de l’Est participaient pour certains d’entre eux à des évènements (débats télévisés, meetings ou conférences) où ils rencontrèrent des Européens de l’Est exilés. Plusieurs groupes facilitèrent de telles rencontres et échanges. Il y avait, bien sûr, la revue Esprit qui avait établi des contacts avant 1974-75, même avant Mai-68 en fait  [39]. Dans la seconde moitié des années 1970, un certain nombre de nouvelles initiatives furent prises. La revue Esprit intensifia son engagement en faveur des dissidents  [40]. Plusieurs conférences concernant l’Europe de l’Est permirent des rencontres entre intellectuels français et dissidents de l’Est, rompant ainsi ce que certains exilés avaient vécu comme un isolement par rapport à la vie intellectuelle française. Un exemple a déjà été mentionné : le colloque de 1976, dédié à la révolution hongroise et à l’Octobre polonais de 1956. Un autre fut le meeting tenu à Paris en juin 1977 pour célébrer la dissidence de l’Est au moment même où Leonid Brejnev était en visite officielle en France. D’autres initiatives étaient, entre autres, dues au cercle L’Autre Europe, formé d’émigrés de l’Est liés à la revue Esprit  [41], ou au groupe de travail Est-Ouest animé par Pierre Hassner qui fut un lieu important de rencontres entre chercheurs, intellectuels et dissidents en exil  [42].

Cependant, en ce qui concerne les voyages à l’Est, la situation apparaît quelque peu différente et les résultats plus modestes. En 1958, un accord mettant au point un programme d’échanges franco-polonais avait été conclu à l’initiative de Fernand Braudel entre la VIe Section de l’École pratique des hautes études  [43] et la Pologne. Grâce à celui-ci, par exemple, l’historien Jacques Le Goff a pu faire la connaissance de Bronislaw Geremek dès la fin des années 1950  [44]. Autre phénomène révélateur de l’existence de contacts dans le domaine intellectuel : l’importation accrue de littérature non-officielle des pays de l’Est au cours des années 1970 reflète l’existence de liens, de contacts, de canaux de communication  [45]. La création, en 1979, par François Maspero — dont l’engagement ne semble guère dû à l’effet Soljenitsyne — de la revue L’Alternative dédiée à l’opposition en Europe de l’Est fut aussi bien révélatrice que génératrice d’échanges non officiels entre la France et l’Europe de l’Est. La fondation Jan Hus ne fut établie en France qu’en 1979 et ne développa ses activités que durant les années 1980  [46].

Par rapport à notre double interrogation, il semble donc qu’il faille encore une fois répondre par une double négation. Y a-t-il eu un « effet Goulag » dans le domaine des contacts directs dans les pays de l’Est entre intellectuels français et dissidents ? S’il est bien possible que la fréquence des voyages ait augmenté pendant la deuxième moitié des années 1970, cela semblerait plutôt imputable à la visibilité plus grande des dissidents (et donc à l’Acte d’Helsinki)  [47]. La conclusion serait certainement différente si l’on incluait la Pologne et Solidarnosc à partir de 1980. Il y avait bien des contacts pendant les années 1970, mais ceux-ci existaient avant 1974-75. Par ailleurs, il semble difficile de mettre ces contacts en relation avec Mai-68. Aussi bien l’engagement d’Esprit que les échanges organisés par l’École pratique des hautes études remontent à bien avant.

Groupes de solidarité

Tout au long des années 1970, il y avait un grand nombre de groupes engagés dans le soutien aux dissidents de l’Est. Certains furent créés au début des années 1970, d’autres, plus nombreux, le furent par la suite. Il n’est pas toujours avéré que ces groupes eurent des contacts en Europe de l’Est. Parfois, cependant, ils en eurent, du moins de façon intermittente. Le Comité du 5 janvier semble avoir été de ceux-là, dès sa création  [48]. Plus tard, en 1979, il envoya une délégation en Tchécoslovaquie pour aider des prisonniers politiques et discuter avec des chartistes ; plusieurs de ses membres furent arrêtés  [49]. Un autre groupe qui en eut, peut-être, fut le Comité international pour le soutien de la Charte 77, au sein duquel Pavel Tigrid joua un rôle important. Or, celui-ci disposait de ses propres canaux de communication avec la Tchécoslovaquie et l’on peut supposer que le comité y ait eu accès.

Le Comité international des mathématiciens, créé en 1974, était très actif dans la défense de mathématiciens soviétiques dissidents — le cas le plus célèbre étant celui de Pliouchtch — et les accueillit lorsqu’ils vinrent à l’Ouest. Ce comité (animé avant tout par Laurent Schwartz, Henri Cartan et Michel Broué auxquels il faudrait ajouter Tania Mathon) était en rapport avec des dissidents soviétiques. Les contacts en URSS de Tania Mathon dataient, en fait, d’avant la création du Comité  [50]. La Fondation pour une entraide intellectuelle européenne (FEIE, 1966) était une organisation internationale, établie en Suisse, mais de fait animée par un secrétariat établi à Paris ; elle fut très active en ce qui concerne les dissidents de l’Est, accordant des bourses, distribuant des livres et établissant des contacts grâce à sa cheville ouvrière, Roselyne Chenu, qui effectua de nombreux voyages à l’Est, y rencontrant des dissidents  [51]. Elle démissionna en 1974, mais son successeur, Annette Laborey, voyagea également beaucoup dans les pays de l’Est  [52]>. On peut mentionner également Roger Errera, conseiller d’État, secrétaire du Conseil de la FEIE et fortement impliqué dans l’association Amis sans frontières. Il se rendit régulièrement en Tchécoslovaquie, en particulier pendant la période 1973-77, y apportant argent, disques, livres et journaux  [53].

Dans tous les cas mentionnés ici, il y eut des contacts à l’Est, aussi bien avant qu’après le choc provoqué par le livre de Soljenitsyne. Il semble donc difficile de parler d’un « effet Goulag ». Cela ne nous permet pas, pour autant, d’identifier un effet Mai-68. La FEIE datait de 1966 et n’avait rien de soixante-huitard. Remarque similaire pour le Comité des mathématiciens établi en 1974 seulement, mais qui n’apparaît guère comme une organisation marquée par l’héritage de Mai-68. En ce qui concerne le Comité du 5 janvier, il y a bien eu un effet 68, mais c’est Prague et non Paris qui a servi de détonateur.

Les trotskistes

En 1999, dans un jugement rétrospectif, Adam Michnik souligna le role clé joué par les trotskistes dans l’aide occidentale à l’opposition polonaise pendant la guerre froide  [54]. De fait, s’il y eut un courant politique qui considéra le soutien concret à l’opposition en Europe de l’Est comme une tâche majeure pendant les années 1970, ce furent bien les trotskistes. En France, il s’agissait avant tout de deux groupes : la Ligue communiste (LC, puis LCR à partir de 1973), section française de la IVe Internationale, et l’Organisation communiste internationaliste (OCI, dirigée par Pierre Lambert).

Certains contacts trotskistes occidentaux avec les oppositionnels de l’Est remontaient, en fait, à 1956. Pour la France, ils dataient du début des années 1960. Ainsi, Alain Krivine et Petr Uhl firent connaissance en août 1961 lorsque le premier, à l’époque l’un des membres dirigeants de l’Union des étudiants communistes, vint en Tchécoslovaquie dans le cadre d’une tournée de concerts de la Chorale de la CGT. Ils se retrouvèrent plus tard lorsque, de 1965 jusqu’en 1968, Petr Uhl vint régulièrement visiter la France  [55]. Et, lorsque Adam Michnik vint à Paris en 1964, il chercha des contacts avec les trotskistes  [56]. Inversement, les trotskistes français étaient particulièrement intéressés par les oppositions polonaise et tchécoslovaque. La Lettre ouverte au Parti ouvrier polonais rédigée par Jacek Kuron et Karol Modzelewski en 1964 eut un grand écho chez eux  [57]. En ce qui concerne la Tchécoslovaquie, Petr Uhl était souvent perçu en France (et ailleurs en Occident) comme un trotskiste et il était donc l’un de ceux avec qui l’on souhaitait entretenir des contacts.

L’OCI fit très tôt de la solidarité avec l’opposition à l’Est une question centrale. Beaucoup de ses activités se déployèrent dans un contexte franco-français, mais elle fut également très dynamique dans des activités de courriers avant 1968 et tout au long des années 1970  [58]. Ses militants coopérèrent aussi bien avec l’exilé tchèque Jan Kavan, qu’avec Jiri Pelikan. En 1976, l’OCI entreprit de publier une version française de Listy, l’organe de Jiri Pelikan et d’autres anciens du Printemps de Prague exilés à l’Ouest  [59]. L’autre groupe fortement impliqué dans ces opérations clandestines vers l’Est fut la LCR. Les missions de la Quatrième Internationale furent, dans une certaine mesure, coordonnées à l’échelle internationale : il y eut des réunions à Bruxelles et à Paris, des échanges d’adresses ainsi qu’une certaine division du travail. La LCR joua cependant un rôle clé car elle disposait d’une capacité militante (à partir de 1968, la LC fut la plus forte organisation trotskiste en Occident), de contacts personnels (grâce aux exilés de l’Est actifs dans ses rangs), d’expertise (pour les mêmes raisons, mais aussi à cause d’un engagement préalable dans des activités de solidarité en Amérique latine) ainsi que de la logistique requise pour prendre en charge de telles activités. Les courriers de la LCR — transportant argent, publications, imprimantes, stencils, etc. — allaient surtout en Pologne et en Tchécoslovaquie. Même à un niveau très pratique, ces activités étaient caractérisées par une coopération internationale. Un exemple : comme les militants suisses avaient des voitures plus belles, les Français s’en servaient volontiers pour des raisons opérationnelles car les garde-frontières des pays communistes se méfiaient apparemment moins d’un propriétaire de BMW que d’un conducteur de « deudeuche  [60] ».

Les activités de courriers trotskistes furent poursuivies tout au long des années 1970 et il ne nous a pas été possible de déceler l’existence d’un « effet Goulag ». Ce qui ne semble guère surprenant puisque les trotskistes s’étaient intéressés à l’opposition dans les pays de l’Est bien avant la publication de L’Archipel du Goulag. Une conclusion similaire s’impose en ce qui concerne l’impact de Mai-68 : l’engagement trotskiste et certains contacts lui sont indéniablement antérieurs  [61].

Les exilés d’Europe orientale

Paris a traditionnellement été un centre important pour les exilés intellectuels d’Europe de l’Est qui ont trouvé là un lieu de refuge et parfois même d’implication dans la vie intellectuelle française  [62]. Ce milieu émigré engloba des vues et des traditions variéees réfletant, entre autres, les vagues successives d’émigration venant de l’Est  [63]. Mais sa présence conduisit à la création d’intermédiaires cruciaux entre la France et l’opposition en Europe de l’Est. En particulier, quelques-unes des publications les plus prestigieuses de l’exil du bloc soviétique à l’Ouest ou, plus généralement, des publications se consacrant à la dissidence en Europe de l’Ouest furent publiées à Paris : Kontinent (publié par l’écrivain russe Vladimir Maximov, à partir de 1974), Kultura (la plus importante publication de l’exil polonais, publiée par Jerzy Giedroyc à Rome d’abord, à Paris ensuite, à partir de 1947  [64]), Svedectvi (publié par Pavel Tigrid à New York, à partir de 1956, puis à partir de 1960, à Paris), L’Alternative (publiée par François Maspero de 1979-85 et qui, en 1986, sera relancée dans une nouvelle formule par l’exilé tchèque Karel Bartosek), Magyar Füzetek (publié par Pierre Kende à Paris, 1978-1989). Par ailleurs il est frappant que nombre de ceux qui en France — parmi les trotskistes en particulier, mais aussi chez certains intellectuels — entretenaient des relations directes avec des dissidents étaient eux-mêmes soit originaires de ces pays, soit rattachés à eux par des liens familiaux  [65].

En ce qui concerne les contacts directs entre l’Est et l’Ouest, les exilés jouèrent un rôle clé. C’est dans leurs rangs qu’il faut chercher ceux qui, de la façon la plus continue et la plus active, cherchèrent à maintenir des liens avec l’Est. Les exilés avaient l’expertise (langue, familiarité culturelle, connaissances), les relations et parfois aussi l’accès à la logistique requise pour communiquer avec l’opposition dans le bloc soviétique. Aussi bien Pavel Tigrid (pour la Tchécoslovaquie) que Kultura (pour la Pologne) disposaient de leurs propres canaux de communication avec l’Est, dont bénéficiaient aussi d’autres pays. Pavel Tigrid (Paris), Jiri Pelikan (Rome) et Jan Kavan (Londres) coopérèrent parfois dans l’organisation de courriers vers l’Est. Il semble bien que ces voyages se soient poursuivis tout au long des années 1970, aussi bien avant qu’après 1974 et que parler d’un « effet Goulag » ne soit pas vraiment justifié pour cette catégorie  [66].

Par ailleurs, rien n’indique que les événements de Mai-68 aient joué un rôle par rapport à l’engagement politique des exilés de l’Est. Ni la chronologie (aussi bien Svedectvi que Kultura furent créés bien avant 1968), ni le contenu de l’engagement (les exilés de l’Est n’avaient pas besoin de Mai-68 pour se sentir concernés par la situation dans leur pays d’origine) n’indiquent l’existence d’une quelconque influence de Mai-68.

Remarques en guise de conclusion

En conclusion, il semblerait qu’il faille apporter une réponse doublement négative à l’interrogation initiale.

Les contacts avec les dissidents en Europe de l’Est ne furent guère imputables à l’« effet Goulag ». Il y eut bien des rencontres tout au long des années 1970, mais « la découverte » du Goulag ne semble pas y avoir changé grand-chose. Ceux qui étaient actifs avant 1974 (exilés de l’Est, trotskistes) continuèrent à l’être par la suite. Et ceux qui ne l’étaient pas ou guère (par exemple, le PCF et le PS) ne s’engagèrent pas plus pendant la seconde moitié des années 1970. En fait, ce type de lien prit de l’ampleur surtout à partir de 1980. Avec Solidarnosc avant tout, à quoi s’ajoutèrent un certain nombre d’autres initiatives visant à créer une « détente par le bas ».

Puisque les contacts des années 1970 remontèrent souvent à une période antérieure à 1974, il paraît logique de se poser la question de savoir s’ils étaient liés à Mai-68. Cependant, cette deuxième question doit également trouver une réponse négative. Les acteurs de ces contacts sont caractérisés par le fait qu’ils sont, à des titres (très) divers, des « marginaux ». Il s’agit, pour l’essentiel, d’exilés de l’Est, de trotskistes et d’individus fortement engagés, éparpillés dans des organisations fort diverses (PS, PCF, PSU, groupes de solidarité, publications diverses) ou simplement des non organisés. En ce qui concerne les exilés de l’Est et les trotskistes, il est difficile d’identifier un « impact Mai-68 », leur intérêt pour l’opposition de l’Est remontant à bien plus loin. Pour les autres, les choses se compliquent, puisqu’il conviendrait d’étudier de près des trajectoires individuelles. Mais, a priori, il s’agit d’individus ni issus, ni même fortement liés au mouvement de Mai-68.

Ce qui frappe, lorsque l’on tente d’identifier les rapports directs (en face à face) entre Français et dissidents de l’Est pendant la période 1968-1980, c’est d’une part le nombre relativement modeste de personnes impliquées et, d’autre part, leur diversité idéologique. Cela étant dit, ignorant les exceptions n’entrant dans aucune catégorie bien définie, on avancera l’hypothèse de l’existence de trois filières principales de l’aide pratique aux dissidents de l’Est pendant les années 1970 : le trotskisme (y compris l’ex-trotskisme), l’exil de l’Est et, dans une moindre mesure, l’ex-communisme. Souvent, ces filières se recoupaient (certains trotskistes et exilés de l’Est étaient des excommunistes, une part très importante des trotskistes actifs par rapport à l’Est y avaient des attaches familiales). Une sympathie forte pour les dissidents leur était constitutive. Elles n’avaient donc guère besoin de stimulants tels que Mai-68 ou l’« effet Goulag » pour s’engager en faveur des dissidents. Elles avaient toutes en commun d’avoir — ou de désirer fortement avoir — une affiliation orientale, une « âme sœur », de l’autre côté du Rideau de fer. Les contacts des ex-communistes remontaient dans certains cas à un séjour à Prague pendant les années 1950, certains liens trotskistes dataient de 1956, et les exilés de l’Est politiquement actifs n’avaient jamais coupé le cordon ombilical les liant à leurs pays d’origine. Par contre, au-delà des slogans scandés dans les rues de Paris (« Rome, Berlin, Varsovie, Paris ! »), les soixante-huitards français ne semblent que rarement — à moins qu’ils n’entrent dans l’une des trois catégories mentionnées plus haut — avoir trouvé leurs « âmes sœurs » à l’Est.

Cette réponse négative reste à nuancer : tous les contacts n’ont pas été identifiés et l’on ne peut exclure que certains contacts non identifiés puissent plausiblement être liés à la contestation soixante-huitarde. Il faudrait peut-être ajouter une quatrième filière — la Nouvelle gauche — aux trois mentionnées plus haut  [67]. Politiquement Mai-68 a pu jouer un rôle, directement (Mai-68 peut être considéré comme un coup de boutoir décisif donné à l’hégémonie communiste sur la gauche française) ou indirectement (Kristin Ross a argué qu’il s’agissait, en réalité, de faire oublier Mai-68  [68]), en générant à terme un climat politique français extrêmement favorable à Solidarnosc. De fait, à partir de 1980, de nouveaux acteurs entrent en jeu et, pendant les années 1980, les contacts avec les oppositionnels de l’Est mobiliseront un nombre bien plus important de personnes que pendant la décennie précédente. Pour certains d’entre eux, un passé soixante-huitard jouera probablement un rôle dans leur engagement. Cela étant dit, il s’agit là d’un effet tardif et indirect.

Par ailleurs, 1968 a joué un rôle si l’on prend en compte un contexte plus large. D’abord, parce que l’on ne peut ignorer ce qui s’est passé de l’autre côté du Rideau de fer : les événements de 1968 en Pologne et en Tchécoslovaquie ont donné une visibilité forte à certains oppositionnels de l’Est, encourageant ceux qui, à l’Ouest, souhaitaient les aider. De plus, l’on peut supposer que la forte croissance du potentiel militant trotskiste en France suite à Mai-68 a pu avoir des retombées positives sur le travail de la LCR et de l’OCI dans les pays de l’Est. Enfin, nous savons que certains protagonistes de Mai-68 s’engagèrent par rapport aux dissidents. Le Mouvement du 22 mars avait une Commission Europe de l’Est  [69]. Et, une fois installé en RFA, Cohn-Bendit développa des liens avec des oppositionnels de l’Est, tels Michnik et Jirina Siklova. Ce dernier cas illustre aussi bien les dangers d’une généralisation à partir du cas français que le besoin d’une étude globale et comparative de l’aide occidentale à la dissidence de l’Est  [70].

Bent Boel

Boel, B. (2009). Mai-68, la France et « les porteurs de valise » de la guerre froide. Matériaux pour l’histoire de notre temps, 94,(2), 66-75. https://www.cairn.info/revue-materi....

Source : Cairn.info


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message