Au Pays Basque, les défis de l’après-ETA

jeudi 19 juillet 2018.
 

Sur les hauteurs de Cambo-les-Bains, petite commune du Pays basque nord, quelques 350 journalistes patientent dans les larges jardins qui entourent la villa Arnaga – construite à la demande du poète Edmond Rostand voilà plus d’un siècle – où se tient, ce 4 mai 2018, la Rencontre internationale pour avancer dans le processus de paix. Organisée à l’initiative du Groupe International de Contact, de Bake Bidea (« le chemin de la paix ») et du Forum social permanent, la conférence vient entériner l’annonce officielle, survenue la veille, de la dissolution de l’organisation indépendantiste armée ETA, active depuis 1959.

De nombreux représentants politiques ont fait le déplacement : la majorité des organisations nationalistes basques, les déclinaisons des partis espagnols traditionnels au Pays basque sud, de nombreux élus français du Pays basque nord de tous bords politiques, syndicats, organisations de la société civile… Dans la droite ligne de la conférence d’Aiete, qui avait permis en 2011 de poser les bases du processus de paix, des invités internationaux de taille sont venus apporter leur soutien à l’initiative, à l’instar de Bertie Ahern, ancien premier ministre irlandais ; Jonathan Powell, ancien chef de cabinet de Tony Blair ; Cuauhtémoc Cardenas Solorzano, qui fut maire de Mexico ; Gerry Adams, figure des indépendantistes irlandais du Sinn Fein, et Michel Camdessus, ancien directeur général du FMI et gouverneur de la Banque de France. Plusieurs intervenants ont regretté l’absence de représentants officiels des gouvernements espagnol et français, ainsi que celle du président du gouvernement basque, Iñigo Urkullu. Shares

« Une formidable opportunité pour la paix », selon Gerry Adams ; « une journée historique qui marque la fin du dernier conflit armé d’Europe et devrait être célébrée à travers tout le continent », pour l’ancien secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, initiateur de la conférence d’Aiete : ce 4 mai, à Cambo, dans une déclaration solennelle lue en euskara, français, anglais et espagnol, les signataires ont salué « un moment historique pour l’Europe entière » et relevé qu’il « faudra faire preuve d’honnêteté de toutes parts vis-à-vis du passé, et de générosité d’esprit pour soigner les plaies et reconstruire une communauté soudée ». Dans un communiqué publié le 3 mai, l’organisation ETA avait assuré avoir « entièrement défait l’ensemble de ses structures » et « mis un terme à toute son activité politique ». Comme un appel tacite au gouvernement espagnol, les signataires de Cambo ont aussi mis en garde : « toute partie qui cherche à obtenir une victoire totale risque de voir le conflit réapparaître […]. La paix n’est pas un jeu à somme nulle, mais une question de compromis politique ».

Une mémoire douloureuse

Pour comprendre les enjeux de l’annonce de la dissolution d’ETA en Espagne, où l’évènement est commenté avec une amertume certaine dans les principaux titres de presse, il faut remonter au milieu du siècle dernier, en 1959. Vingt ans après la défaite républicaine lors de la guerre civile, le régime franquiste régente le pays d’une main de fer et pourchasse les opposants politiques, rouges et noirs, qui inquiètent les promoteurs de l’Espagne « une, grande et libre », comme l’indique la devise inscrite sur la bannière de l’aigle. Le 31 juillet 1959, réunis dans la ville ouvrière de Bilbao, quelques étudiants créent l’organisation Euskadi ta Askatasuna (« Pays Basque et Liberté »). Révolutionnaire, tant nationaliste que farouchement marxiste, l’ETA prend pour devise Bietan Jarrai, « continuer dans les deux voies » : celles d’un front politique mais aussi celle de la lutte armée insurrectionnelle. Portée par la révolution cubaine et le début des luttes de libération nationale, l’ETA s’écarte du nationalisme traditionnaliste originel, lié à l’Eglise et partisan de théories racialistes. Braquages, assassinats ciblés, attaques à main armée : l’organisation et la police de l’Etat franquiste se livrent une guerre féroce. Le 2 août 1968, le commissaire Meliton Manzanas, chef de la brigade politico-sociale du Guipuscoa et responsable de nombreux actes de torture, tombe sous les balles des etarras. Cinq années plus tard, l’attentat spectaculaire contre Luis Carrero Blanco, numéro 2 du régime, dont la voiture s’envole, soufflée par 75 kilos de dynamite, attire des sympathies populaires à l’organisation. « Il ne faut pas oublier qu’ETA est née à la fin des années cinquante, c’est-à-dire au moment de la lutte contre le franquisme, et qu’elle a été un mouvement extraordinairement populaire en Espagne et en Europe, dans la lutte contre le franquisme », relève le professeur de droit public Jean-Pierre Massias, auteur d’un ouvrage intitulé Faire la paix au Pays Basque, interrogé par Le Média.

Mais la transition espagnole fait son œuvre. Franco décède le 20 novembre 1975, et l’alliance incongrue des réformistes du régime franquiste et des principales forces d’opposition accouche sans véritables heurts d’un système démocratique, sans brutale rupture institutionnelle. « L’ETA, cela renvoie aussi à la question de la mémoire du franquisme, qui a été complètement éludée en 1977 [lorsqu’est votée une loi d’amnistie, NDA] », détaille Jean-Pierre Massias. « L’Espagne est le seul régime politique qui a mis en place un mécanisme d’amnistie y compris pour les crimes contre l’humanité. On estime qu’il y a plus de 100 000 personnes dans les fosses communes du franquisme, qu’il y a plus de 300 000 bébés qui ont été volés à leurs parents. Tout ça a été réglé par une loi d’amnistie qui serait totalement impossible aujourd’hui », poursuit le spécialiste de la justice transitionnelle.

Impossible, puisque la société espagnole semble toujours profondément traumatisée par les faits d’armes sanglants de l’ETA, qui continue ses actions armées malgré la transition. L’attentat de l’Hipercor, perpétré dans un centre commercial de Barcelone le 19 juin 1987, dans lequel vingt-et-une personnes perdent la vie, conduit à la signature, un an plus tard du Pacte de Ajuria Enea, dans lequel une grande partie des partis politiques présents au Pays Basque assurent vouloir lutter pour « éradiquer le terrorisme ». Le 13 juillet 1997, l’assassinat de Miguel Angel Blanco achève d’indigner de très nombreux espagnols, qui sont alors plusieurs millions à prendre les rues pour protester contre la mort du conseiller municipal de la petite localité d’Ermua.

Dans un communiqué publié le 8 avril 2018, et rendu public douze jours après, les dirigeants d’ETA assurent avoir pris conscience de l’impact de cette violence : « Nous sommes conscients que pendant cette longue période de lutte armée, nous avons provoqué beaucoup de douleurs, et beaucoup de dommages qui ne peuvent être réparés. Dans la mesure où les préjudices subis l’ont été en conséquence du conflit, nous voulons exprimer du respect envers les morts, les blessés et les victimes des actions d’ETA. Nous en sommes sincèrement navrés ».

Le terrorisme des GAL alliant policiers et fascistes

Mais l’apaisement des mémoires au Pays Basque se heurte également à une autre violence dont les plaies sont encore vives. Peu après l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, en 1981, le socialiste Felipe Gonzales, chef du gouvernement espagnol, qui souhaite intensifier la collaboration anti-terroriste entre les deux pays, se heurte au refus de la France. Son ministre de l’Intérieur, José Barrionuevo, participe à la création de groupes clandestins financés sur argent public. Les célèbres GAL, pour « groupes antiterroristes de libération », regroupement incongru d’anciens franquistes, de militants de l’OAS et de truands divers, ont pour stratégie de cibler les etarras réfugiés au Nord, côté français, pour forcer la France socialiste à intervenir dans la lutte anti-terroriste. Les assassinats ciblés des GAL, qui emploient des méthodes similaires à celles de l’ETA et bénéficient du soutien de responsables sécuritaires espagnols, ont causé la mort d’au moins 27 personnes, dont neuf d’entre elles n’avaient aucun lien avec l’organisation indépendantiste armée. Un récent rapport de l’Université du Pays basque, commandité par le Gouvernement autonome basque, fait état d’au moins 4113 cas de torture au Pays Basque entre 1963 et 2017, commis par les différentes forces de police présentes sur le territoire.

« Cette violence-là a fabriqué dans les deux camps des traumatismes très importants qu’il faut prendre en compte, sous peine de les voir produire des effets pervers dans la société », note Jean-Pierre Massias. « Il faut faire toute la lumière et reconnaître toutes les souffrances : cela ne veut pas dire que tout se vaut, mais que tout le monde a souffert et que quand on veut construire la paix, il faut gérer la réconciliation ».

Le chemin sinueux de l’apaisement

Il faut attendre le début du siècle pour que s’engage, dans le plus grand secret, une discussion entre Arnaldo Otegi, l’un des dirigeants de la gauche abertzale (gauche nationaliste) et ex-militant de l’ETA politico-militaire, et Jesus Eguiguren, chef de file du Parti socialiste basque, dont plusieurs représentants sont tombés sous les balles de l’ETA. Les négociations conduisent en 2006 à l’annonce d’un cessez-le-feu permanent de l’ETA, suivi par une déclaration du premier ministre espagnol José Luis Rodriguez Zapatero, qui annonce en juin l’ouverture d’un dialogue avec l’organisation indépendantiste armée. Mais les négociations patinent, et le camion piégé qu’ETA fait exploser le 30 décembre 2006 à l’aéroport madrilène de Barajas porte un coup d’arrêt aux négociations. L’année suivante, les négociations de Genève sont un nouvel échec.

C’est véritablement en 2011 que s’opère un tournant majeur dans la question du règlement du conflit. A l’initiative de plusieurs personnalités internationales et de soutiens issus de ses rangs, la gauche abertzale rompt majoritairement avec la violence. Le 17 octobre 2011, les signataires de la conférence internationale d’Aiete, sous l’égide de Kofi Annan, invitent « l’ETA à déclarer publiquement l’arrêt définitif de toute action armée » et les gouvernements à « consentir à l’ouverture d’un dialogue traitant exclusivement des conséquences du conflit ». Trois jours plus tard, l’ETA se conforme aux requêtes d’Aiete. La suite se passe au nord des Pyrénées : en décembre 2016, plusieurs acteurs de la société civile du Pays Basque Nord engagés pour la résolution du conflit entreprennent de démilitariser une partie de l’arsenal que l’organisation leur a remis, en guise de protestation contre l’attentisme des gouvernements. Les forces de police, regroupées près de la ferme de Louhossoa, située à 30 kilomètres de la sous-préfecture de Bayonne, interpellent les cinq « artisans de la paix », mais l’initiative de Bruno Le Roux, alors ministre de l’Intérieur, se heurte à de nombreuses critiques. En avril 2017, l’emplacement de huit caches d’armes est révélé aux autorités françaises, pour qu’elles procèdent à leur démilitarisation. L’annonce consécutive, il y a quelques jours, de la dissolution d’ETA, soutenue par un large spectre politique au Pays Basque Nord et par plusieurs organisations – Bake Bidea, Artisans de la Paix, Forum Social Permanent – impliquées dans le règlement du conflit compte toujours avec une même absence : celle des gouvernements. « Il manque évidemment quelque chose de la part du gouvernement espagnol, qui ne s’est absolument pas emparé de cette affaire, laissant la voie libre aux organisations de type Bake Bidea, qui ont rempli un espace laissé vide », relève Jean-Pierre Massias.

Un conflit politique ?

Pour Peio Etcheverry-Ainchart, historien de formation et conseiller municipal de Saint-Jean-de-Luz, la dissolution de l’ETA est « un gage vers le début d’une résolution du problème politique au Pays Basque, qui ne saurait s’arrêter à la seule dissolution. Le conflit basque est né avant la création d’ETA ». La disparition de l’organisation ouvre-t-elle un nouvel espace politique pour la gauche abertzale ? « Pendant longtemps, on a cherché à faire l’amalgame », explique l’un des porte-paroles de la coalition nationaliste EHBai (« Pays basque, oui »). « Mais il n’empêche que ces dernières années […], on voit que tout ça a été largement dépassé. Les gens ont bien compris qu’on avait un autre type de message à proposer à la population, au-delà de celui qui pouvait éventuellement nous mettre en parallèle avec le message porté par l’ETA […]. Au Pays basque Nord, il y a belle lurette qu’on ne parle plus seulement d’indépendance, de langue basque, de prisonniers. Aujourd’hui, on parle de logement, de développement économique, d’infrastructures, de développement durable ».

Pour Jean-Pierre Massias, « la disparition d’ETA ne fait évidemment pas disparaître l’indépendantisme basque, qui va au contraire peut-être se trouver renforcé, parce que débarrassé de ce poids de la violence ». Le juriste pointe également les enjeux de l’évènement au sud des Pyrénées : « la démocratie espagnole postfranquiste s’est aussi construite sur la base de la lutte contre le terrorisme, qui a été un élément structurant de la vie politique espagnole jusque dans les années 2010. ETA disparaît : cela va rendre très difficile la pénalisation des mouvements indépendantistes, même si les catalans ont montré que l’Espagne n’avait pas besoin de la violence pour interdire des mouvements politiques ou pour mettre des gens en prison ».

« D’un côté, ça va libérer la politique espagnole d’un poids totalement anachronique, qui est celui de l’utilisation de la lutte armée dans le cadre d’une démocratie », poursuit Massias. « Mais de l’autre, ça va renvoyer l’Espagne à ses préoccupations fondamentales, et certainement à ses contradictions : comment gérer la mémoire du franquisme ? Comment régler la question des territoires du Nord de l’Espagne, Catalogne et Pays Basque, qui revendiquent l’indépendance, ou en tout cas beaucoup plus d’autonomie, et véritablement une République fédérale ? ».

Il faut attendre le début du siècle pour que s’engage, dans le plus grand secret, une discussion entre Arnaldo Otegi, l’un des dirigeants de la gauche abertzale (gauche nationaliste) et ex-militant de l’ETA politico-militaire, et Jesus Eguiguren, chef de file du Parti socialiste basque, dont plusieurs représentants sont tombés sous les balles de l’ETA. Les négociations conduisent en 2006 à l’annonce d’un cessez-le-feu permanent de l’ETA, suivi par une déclaration du premier ministre espagnol José Luis Rodriguez Zapatero, qui annonce en juin l’ouverture d’un dialogue avec l’organisation indépendantiste armée. Mais les négociations patinent, et le camion piégé qu’ETA fait exploser le 30 décembre 2006 à l’aéroport madrilène de Barajas porte un coup d’arrêt aux négociations. L’année suivante, les négociations de Genève sont un nouvel échec.

C’est véritablement en 2011 que s’opère un tournant majeur dans la question du règlement du conflit. A l’initiative de plusieurs personnalités internationales et de soutiens issus de ses rangs, la gauche abertzale rompt majoritairement avec la violence. Le 17 octobre 2011, les signataires de la conférence internationale d’Aiete, sous l’égide de Kofi Annan, invitent « l’ETA à déclarer publiquement l’arrêt définitif de toute action armée » et les gouvernements à « consentir à l’ouverture d’un dialogue traitant exclusivement des conséquences du conflit ». Trois jours plus tard, l’ETA se conforme aux requêtes d’Aiete. La suite se passe au nord des Pyrénées : en décembre 2016, plusieurs acteurs de la société civile du Pays Basque Nord engagés pour la résolution du conflit entreprennent de démilitariser une partie de l’arsenal que l’organisation leur a remis, en guise de protestation contre l’attentisme des gouvernements. Les forces de police, regroupées près de la ferme de Louhossoa, située à 30 kilomètres de la sous-préfecture de Bayonne, interpellent les cinq « artisans de la paix », mais l’initiative de Bruno Le Roux, alors ministre de l’Intérieur, se heurte à de nombreuses critiques. En avril 2017, l’emplacement de huit caches d’armes est révélé aux autorités françaises, pour qu’elles procèdent à leur démilitarisation. L’annonce consécutive, il y a quelques jours, de la dissolution d’ETA, soutenue par un large spectre politique au Pays Basque Nord et par plusieurs organisations – Bake Bidea, Artisans de la Paix, Forum Social Permanent – impliquées dans le règlement du conflit compte toujours avec une même absence : celle des gouvernements. « Il manque évidemment quelque chose de la part du gouvernement espagnol, qui ne s’est absolument pas emparé de cette affaire, laissant la voie libre aux organisations de type Bake Bidea, qui ont rempli un espace laissé vide », relève Jean-Pierre Massias.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message