Théâtre. Affairistes et banquiers, stades suprêmes du brigand

mardi 7 août 2018.
 

Kheireddine Lardjam met en scène Mille Francs de récompense, une comédie de Victor Hugo qui brosse un féroce tableau de la France du second Empire. Une satire sociale résolument contemporaine.

Tout commence au pas de course, dans les travées, lorsqu’un jeune brigand bondit, s’esquive, file à l’anglaise, se jouant de la maréchaussée à ses basques. Tout de noir vêtu, le visage dissimulé par une capuche, Glapieu se fond dans la pénombre et, dans sa fuite, se fait philosophe. Ce bandit libertaire, attachant, pose un regard lucide sur la fabrique et la spirale du crime, sur les assignations sociales qui verrouillent à triple tour les portes des marges et vous prennent au piège. Maxime Atmani déplie et scande cette première tirade à la façon de nos poètes urbains, et l’on pourrait la croire écrite pour aujourd’hui. Point de repentir, chez ce chenapan, mais la rage, la conscience de classe et le désir désespéré de redresser un monde qui marche sur la tête. «  Je suis si essoufflé que je n’ai pas eu le temps de devenir vertueux. Chien de sort. Ah  ! C’est comme ça  ! Et bien on va voir, la première bonne action que je trouve à faire, je me jette dessus. Ça mettra le bon Dieu dans son tort  », promet la canaille. L’échappée de Glapieu finit sous les toits, dans un galetas où il entre par effraction. Désespoir  ! Pour une dette de 4 000 maudits francs...

La jeune et belle Cyprienne y veille sur Zucchino, son aïeul endormi. Terrassé par une fièvre délirante, le vieux professeur de musique, ruiné depuis longtemps, ne peut plus dispenser les leçons dont il vivote avec sa fille et sa petite-fille. Glapieu se prend aussitôt de sympathie pour ce ménage aux abois. Cyprienne a tout juste eu le temps de le réprimander pour son intrusion, lorsque surgit, comme un tourbillon, son extravagante mère, Étiennette, campée par l’exquise Linda Chaïb. Sur ses talons, une horde de pointilleux huissiers. Désespoir  ! Pour une dette de 4 000 maudits francs, la famille est dépouillée de tous ses misérables biens et seules quelques lettres d’amour échappent in extremis à la saisie. Coupe afro, lunettes de soleil sur le nez, veste de fourrure blanche sur les épaules, la psychédélique mère célibataire, qui se fait passer pour une veuve, se lamente sur son funeste destin, sur ses amours mortes et ses fortunes évanouies. Paraît alors Rousseline, l’agent d’affaires d’un riche banquier. Dans la peau de ce tortueux personnage, l’excellent Azzedine Benamara explore avec gourmandise toutes les nuances de la perfidie et de la perversité. Voilà le marché  : l’argentier éponge la dette, sauve la famille de la banqueroute mais, en contrepartie, il épouse Cyprienne, vers laquelle il coule des regards dégoulinant de concupiscence. Éprise d’un modeste employé de banque, Edgar Marc, celle-ci l’éconduit sans appel. Impardonnable affront pour celui qui veut «  plaire aux femmes  ; de gré ou de force  ». Suit une invraisemblable cavalcade, qui mène Glapieu, pour le meilleur et pour le pire, des interlopes tripots où se frottent affairistes et magistrats jusqu’aux coulisses de la finance, où sa ruse lui fait gagner la confiance du baron de Puencarral (Samuel Churin), créancier de Zucchino.

Victor Hugo écrit Mille Francs de récompense lors de son exil à Guernesey, alors que le Paris du second Empire est livré à la curée. C’est le règne des spéculateurs sans scrupule, des hommes d’affaires véreux, des filous en frac noir couvés par Napoléon III. L’écrivain, intraitable opposant, dépeint une société cruelle, inégalitaire, étranglée par l’argent roi. Comme la nôtre… Dans cette mise en scène impertinente, délurée et résolument contemporaine, Kheireddine Lardjam assume sans complexe ce précipité historique et politique  : sa compagnie El Ajouad («  les généreux  », en mémoire d’une pièce du dramaturge algérien Abdelkader Alloula) joue cette comédie financière à la façon d’un manifeste anticapitaliste de notre temps, portée par des comédiens qui sont le visage de la France d’aujourd’hui. Entre les panneaux coulissants qui façonnent un espace scénique aux allures de labyrinthe, la course folle de Glapieu prend au gré des rebondissements, au fil des plans d’inspiration cinématographique, l’allure d’une quête de sens.

Kheireddine Lardjam mène cette satire sociale avec humour, férocité et un sens aiguisé de la lutte des classes.

Rosa Moussaoui, L’Humanité


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