Regards sur la séquence sociale et politique du premier semestre 2018- Pistes pour l’automne

vendredi 17 août 2018.
 

1- La force du pouvoir Macron :

Le gouvernement a incontestablement remporté une victoire sur les cheminots. Certes il n’y avait pas et il n’y a pas que la lutte des cheminot-es dans les mois écoulés (santé, jeunes, fonctionnaires, Carrefour, etc). Mais les cheminots-es ont été l’élément structurant, choisi sciemment comme cible par le pouvoir, qui a même bouleversé son calendrier initial.

Il y a débat sur la terminologie : défaite sociale ou politique ? Cela peut être un problème de vocabulaire : je renvoie ceci en annexe à la fin.

Mais d’où Macron sort-il son pouvoir ? On peut distinguer deux éléments :

a) Une déconnexion entre une impopularité générale et une distanciation du soutien aux thèmes de lutte. Depuis le 30 juin, l’impopularité générale du « président des riches » s’est encore accentuée, par une chute de plusieurs points en dessous des 40% de soutien (40% qui était le chiffre d’août 2017, qui avait pu laisser espérer à ce moment un écroulement rapide du système Macron, mais qui ne s’est pas réalisé). Les chiffres de juillet 2018 englobent maintenant une chute dans l’électorat de droite. Il faut bien sûr prendre tout cela en tendance, et pas de manière certaine et fixée. Ce qu’il faut comprendre, c’est que si le président est globalement perçu comme « injuste », « autoritaire », opposé aux classes populaires qu’il méprise, il n’y a pas de corrélation nette entre ce rejet général et un soutien clairement affiché aux luttes sociales (sauf hôpitaux, EHPAD, retraités…).

L’ « opinion publique » est une catégorie socio-politique qui fait débat (pas la place ici pour aborder ce sujet), mais il semble y avoir une perte de lisibilité du sens de certains conflits, par rapport à ce qu’on a pu connaitre par exemple après 1995. Au début, le soutien est allé jusqu’à 54%, puis il oscille et semble descendre très en dessous de 50%, mais cela dépend des instituts et des questions posées, avec des résultats qui peuvent différer selon qu’il s’agit du « soutien à la lutte » ou « soutien aux objectifs », etc. Même si les chiffres ont fluctué, il semble que la notion de « statut », soit perçue comme un thème catégoriel, voire un privilège, donc quasiment dans la catégorie des injustices que beaucoup ressentent. Il en va de même pour le statut général des fonctionnaires. A cela plusieurs raisons sans doute : le sentiment que la SNCF va très mal (pannes, accidents…), ce qui est logique puisque beaucoup a été fait pour la dénaturer comme service public (pas d’investissements, etc.) ; les prix SNCF sont illisibles et n’ont plus grand-chose à voir avec le service public égalitaire ; dans ce cadre, un statut de cheminot, comparativement à la destruction progressive de tous les statuts (Code du travail !) semble une exception injustifiée. Tout cela renvoie à une perte du sens que Macron exploite à plein régime et amplifie. En 2016, le conflit sur la loi travail était soutenu très fortement dans l’opinion du début à la fin. Mais en 2017, cet avantage n’a pas été prolongé dans la bataille politique présidentielle : il y a eu une discontinuité. Les syndicats en particulier n’ont pas fait du droit du travail un enjeu pendant la présidentielle et ont été décontenancés par les ordonnances travail (voir mon article dans Contretemps automne 2017). Il n’y a donc pas de lien établi entre Code du travail et statuts du travail dans le public. La pente à remonter s’allonge.

Dès lors que la notion de « statut salarial » perd du sens, le social tend à prendre la forme de l’injustice redistributive : les riches et les pauvres, les retraité-es, ceux et celles qui se dévouent (santé), etc. Et Macron tente d’avoir une politique sociale ciblée : prendre aux moins pauvres pour redistribuer aux plus pauvres. C’est là une méthode générale du néolibéralisme. Bien entendu, il faut dans l’action s’appuyer sur tous les leviers, dont celui du sentiment d’injustice. Mais l’enjeu est de donner au sentiment d’injustice un sens de classe qui n’est pas automatique. Là est la question. b) La destruction du sens du clivage droite/gauche. Le moins qu’on puisse dire, c’est que cette dilution du clivage droite/gauche amplifie encore la perte du sens dans certains conflits. Macron, fabriqué par le hollandisme, a construit son mouvement en partant d’une gauche de gouvernement devenue libérale, et donc « en même temps » sans frontière précise vers la droite (sauf le FN). Le champ politique en est pulvérisé, au sens de sables mouvants, plus que de cassures nettes (même s’il y en a). A quel « sens politique » se raccroche la bataille sociale ? Si personne n’a envie de redonner du sens à la gauche, alors on laisse à Macron des marges de manœuvre importantes. Au moins dans un premier temps, Macron est un personnage « insaisissable » (contrairement à Fillon par exemple), même si c’est en train de changer. 2017 a bien été une défaite pour la gauche (qui vient de loin bien sûr). La suite est un autre débat.

2- Les mouvements de grève : cheminots, fonction publique

Redisons-le : Macron veut une société sans statut salarial, sans vrai Code du travail, où tout se négocie de gré à gré entre personnes « émancipées » et numérisées. Ce qui n’exclut pas comme on l’a dit des formes d’égalisation des conditions de la concurrence appelées mesures « universelles » : auto-entrepreneurs et assurance-chômage, liquidation de la Sécurité sociale à base de cotisations, retraites 100% contributives (1 euro cotisé= 1 euro redistribué), donc « équitables », mesures « pauvreté » (à venir).

a) Quel était le rapport des forces possible à la SNCF ? On peut discuter de la forme de grève choisie et des arrière-pensées syndicales (voire articles sur la tactique de lutte dans : www.syndicollectif.fr). L’idée d’une tactique de grève longue (2 jours sur 5, qui permet de tenir longtemps) impliquait plusieurs conditions pour garantir l’efficacité :

- Une conscience collective élevée et une forte unité ; l’unité des 4 fédérations syndicales a quand même tenu assez longtemps, et sans cela, pas grand-chose n’était possible.

- Profiter du temps long libéré par la forme de grève pour mener une bataille politique nationale. La bataille se mène donc avec deux armes : la grève d’un côté et de l’autre le bras de fer politique organisé comme tel, en riposte à la guerre politique menée dès le début par le pouvoir : contre le statut et contre une entreprise publique dénoncée comme archaïque.

b) Or, si des tentatives ont été faites pour mener cette guerre politique, elles n’ont pas été collectivement assumées par l’intersyndicale, ni même par le front des 12 partis politiques constitué en soutien au démarrage du conflit début avril (on y revient plus loin). Ainsi, on peut décrire ou synthétiser les stratégies syndicales dominantes de la façon suivante, tout en restant modeste et prudent au vu d’une implantation et donc de connaissances très limitées :

- La CGT a tenté de valoriser son projet d’alternatives (la très bonne brochure : « La bataille du rail »), mais on peut penser qu’elle cherchait surtout à auto-valoriser la CGT elle-même. Quant à la dimension statutaire, elle était présente, mais pas toujours au premier plan dans le message confédéral, qui donnait la priorité au « service public » sans doute pour espérer mieux convaincre l’opinion. Mais peut-on dissocier les deux ?

- SUD Rail n’a mené bataille que sur un seul volet du rapport des forces : la tactique de lutte, en défense de la grève reconductible, sans actualiser ni mettre en avant son propre projet de réponses alternatives écrit il y a quelques années.

- La CFDT mettait bien l’accent au début sur le statut des cheminots, mais sans lui donner une dimension globale de statut salarial, et donc en le rabaissant à un statut professionnel spécifique, donc perçu comme catégoriel.

Il serait donc nécessaire de mieux comprendre pourquoi la plate-forme en 8 points de l’intersyndicale n’a pas été valorisée, enrichie, etc. Il est fort probable que l’unité syndicale, sur laquelle veillaient les directions confédérales (et notamment Laurent Berger), aurait été mise à mal par un affrontement politique direct avec le gouvernement. Néanmoins n’était-il pas possible :

- De faire des tournées de meeting ou de débats publics dans les grandes villes, en expliquant : voici les solutions que les travailleurs du rail proposent ?

- D’exiger du CSA des émissions de grande écoute dans les médias pour entendre les points de vue ?

Il serait utile de mieux comprendre ce qui s’est joué dans l’intersyndicale sur la conduite de l’action et la capacité de mener ou non une campagne commune sur les alternatives, ce qui a cruellement manqué.

c) Fonction publique : le relai n’a pas fonctionné. Si la grève cheminote avait été relayée par une vraie grève prolongée dans la fonction publique, par exemple après le 22 mars où les taux de grève furent importants, alors il est évident que le rapport des forces aurait été complètement bouleversé. Mais là aussi, il est permis de se poser la question : dans quelle mesure l’intersyndicale fonction publique est-elle prête à assumer un affrontement avec le pouvoir sur le statut clairement menacé ? Et inversement, dans quelle mesure la peur de s’affronter au pouvoir sur la dimension statutaire des enjeux n’est-elle pas un facteur de démobilisation ? N’est-ce pas un facteur explicatif de l’échec relatif de la journée du 22 mai dont l’enjeu s’effilochait malgré l’extension de l’intersyndicale ?

d) Un mouvement de la jeunesse qui se cherche et reste en dent de scie : Il faut sans doute ajouter à cet effilochement des enjeux du conflit la prise de conscience très tardive dans la jeunesse lycéenne et étudiante (22 mai) des effets nocifs de Parcoursup et de la réforme du bac, malgré une aile combative qui n’est pas parvenue à mobiliser et unifier une majorité des jeunes. L’affaiblissement des syndicats de jeunesse pèse lourd et demanderait à être analysé en détail. Cette difficulté a probablement retenti sur l’attitude très prudente de la FSU elle-même dans l’intersyndicale fonction publique. Un bilan spécifique des mobilisations de la jeunesse est à écrire.

3- Les fronts de soutien, fronts politiques, « marée populaire »…

Disons-le d’emblée en positif : avec le processus enclenché aboutissant au 26 mai et aux manifestations « marée populaire », c’est la première fois depuis longtemps qu’un pas en avant a été réalisé vers la mise en place d’un front social et politique national. Cela ne s’était pas produit en 2016, alors que le potentiel existait. Ni en 2010, ni en 2006. En 2005, sur un objectif très politique sans enjeu social immédiat (le TCE), nous avions eu un début pragmatique de front social et politique, avec des collectifs de terrain. En 2018, « quelque chose » s’est produit, mais mal assumé par les diverses composantes, et les premiers résultats, s’ils sont encourageants, demeurent fragiles. La « marée » n’impose pas son flot impétueux à tout le monde. Il faudra une construction voulue et patiente.

a) Le groupe ou le « front » des 12 partis politiques : Rappelons qu’Ensemble proposait ce front politique depuis le lendemain de l’élection de Macron, avec un timide début de réalisation par une déclaration unitaire contre les ordonnances, mais que personne n’a cherché à dynamiser. Cette fois, il résulte du rapport de forces imposé par la situation (l’attaque forte sur les services publics) et de l’effet médiatique d’Olivier Besancenot soutenu par une partie du NPA. La seule existence de ce front unitaire a créé un évènement politique, mais son action a rencontré des limites évidentes (exemple : le meeting de la place de République). Pourquoi ? Parce que les projets stratégiques des uns et des autres ne forment pas pour le moment une résultante commune. Le NPA était pour un front commun, mais sans lui donner de contenu au-delà de la dénonciation et de la solidarité. Le PCF n’a pas surmonté sa crise identitaire, qui prend la forme d’une hantise face à la place de la FI, et de son rôle historique malmené, aboutissant parfois à une mobilisation qui ne fait pas le plein de ses propres troupes (5 mai, République). La France Insoumise (et le PG) est contre un projet de front politique durable (« l’alignement des sigles »), en tout cas en France. Nous avons proposé, sur mandat EAN, de nourrir ce début de Front politique entre-autre par des propositions visant à lui donner un contenu : document sur les services publics ferroviaires en Europe (qui à priori ne devrait pas poser de problème de fond à personne). Mais à part le groupe GDS, personne d’autre n’a vraiment soutenu cela clairement. Tout se passe comme si le front politique était à la fois salué comme une bonne chose, mais trainé comme un boulet, les vrais objectifs étant « ailleurs ».

b) Le processus « pot au feu » du 5 mai : il résulte du pouvoir de médiation de l’équipe Ruffin/Fakir, médiation entre un réseau social/syndical de luttes et les réseaux politiques rassemblés dans le front des 12 forces politiques, avec le poids connu de la FI qui militait depuis janvier 2018 pour une manifestation anti-Macron au mois de mai (50ème anniversaire de mai 68) et qui s’est résolu à investir le cadre « fête à Macron », expérimenté à Marseille à la mi-avril. Malgré des tensions (notamment le 5 mai lui-même), il en a donc résulté une première jonction organisée entre luttes sociales et co-organisation politique dans la manifestation nationale réussie du 5 mai. La manifestation sans incident à mis nettement en visibilité un potentiel d’action (dit « cortège de tête ») qui représente un alliage inédit entre salarié-es, précaires, jeunes, syndicalistes, féministes, créateurs, etc. Nous y reviendrons.

c) La « marée populaire » : Nous avons pu recenser plus de 130 collectifs locaux de préparation (la CGT parle de 170, mais n’a pas donné de liste vérifiable). Ces collectifs ont très souvent été mis en place sur initiative syndicale (surtout CGT) ou à partir du réseau d’Attac. Mais ces collectifs 26 mai sont une sorte de bourgeonnement issus : de la préparation du 5 mai, et avant d’un réseau de plusieurs dizaines d’initiatives construites dès le mois de mars 2018, autour de la journée de lutte réussie du 22 mars. Jamais depuis longtemps, un tel réseau militant potentiel et unitaire n’avait existé nationalement sur le champ revendicatif interprofessionnel, mélangeant le social, l’associatif et le politique (cela existe cependant sur un champ bien précis : la Convergence pour les services publics, ou le réseau Notre santé en danger). Nous avons à disposition dans Ensemble les compte-rendu de réunions qui montre le travail militant réalisé. Il est essentiel que ce réseau soit pérennisé pour l’avenir.

Le 26 mai résulte bien sûr d’un « tournant » d’orientation de la direction CGT. Il est encore difficile de dire aujourd’hui si ce tournant est ponctuel, purement pragmatique dans le contexte des luttes du printemps, ou représente une vraie évolution. Cette nouvelle posture CGT peu s’expliquer par plusieurs facteurs internes et externes :

- En externe, elle n’aurait sans doute pas été possible sans l’existence d’un pluralisme politique autour du front des 12 partis (pas possible avec la seule FI par exemple, selon la conjoncture du 23 septembre 2017).

- En externe toujours, il y a le travail d’expérimentation du pluralisme social et politique réalisé en amont depuis longtemps par Copernic et Attac (animation de collectifs d’action).

- En interne, pour la CGT, il y a une crise accentuée du rapport entre luttes sociales et expression politique. La coupure du cordon avec les forces politiques (et avant tout le PCF) a laissé bien des secteurs militants orphelins dans une période d’offensive brutale du néolibéralisme qui forme un tout cohérent. Le syndicalisme ne saurait suffire à lui seul. Ce débat traverse à nouveau la CGT (pas seulement elle !), et des forces internes cherchent à le préempter : retour de la tentation FSM (totalement régressif), poids de la FI, crise du PCF, etc. Bref, il faut bouger. Mais des forces de rappel peuvent aussi se manifester en sens inverse, pour de bonnes (la CGT est toujours critiquée comme trop « politisée », donc c’est une question délicate) ou de mauvaises raisons. Les questions posées sont tout sauf simples : il ne suffit pas de proclamer des dates d’action. Il faut susciter un nouveau désir politique, sans instrumentalisation. Il faut que cela soulève une dimension de masse, très au-delà des couches déjà politisées. Et il faut créer de la confiance collective, très abimée par les conflits concurrentiels. Enfin le rapport au « politique » ne saurait se résumer au rapport aux « partis », et donc remplacer le travail sur la portée politique assumée, au bon sens du terme, d’un projet syndical émancipateur. Or la CGT a du mal, par exemple, à assumer la portée anticapitaliste de ses propres propositions (ex : statut du travail salarié). La FSU aussi, bien qu’à chacun de ses congrès, des débats ont lieu sur « l’alternative ». Dans Solidaires, la critique anticapitaliste est bien présente, mais a tendance à se rapporter à une vision de l’autonomie du mouvement social. Et entre ces trois organisations, les échanges n’ont pas vraiment lieu.

Il est donc nécessaire, pour avancer à nouveau, de bien vérifier le sens mis par les uns et les autres dans des initiatives communes d’action. Et de tenter d’examiner si des alternatives communes peuvent être discutées, servant de socle à l’action, et réveillant l’imaginaire d’un « front populaire » ou d’une « unité populaire ». Non pas pour copier les schémas historiques, mais pour inventer une forme nouvelle où personne n’a un statut hiérarchique dominant dans le travail commun.

4- Grèves, manifestations, mouvements sociaux, occupations des places, syndicalisme :

a) Ce n’est pas ici le lieu de décrire la crise du syndicalisme (et on pourrait aussi disserter sur la crise du « politique »). Celle-ci est globale : rapport au salariat, institutions, questions unitaires, besogne quotidienne et d’avenir, rapport au politique, etc. Ensemble doit impérativement travailler cette question. Surtout si notre projet est un front social et politique, comme nous le répétons très souvent.

b) Les initiatives expérimentales de type 5 mai ou 26 mai ne remplacent pas l’action sociale et syndicale. Le type de lutte originale engagée par les cheminots ne saurait remplacer non plus le blocage de la production. 50 ans après 1968, il serait très hasardeux d’oublier la portée stratégique (et l’efficacité !) de la grève générale. Mais il s’agit aussi de constater- rien de plus, rien de moins- que le « mouvement social » se cherche face à la cohérence globale totalisante du « monde » néolibéral. La construction du véritable rapport de force est tout sauf une simple invocation, comme on l’entend parfois dans les rangs syndicaux (quels que soient les syndicats) ou dans des collectifs divers (comme Front Social au plan de son animation nationale).

Comme on a pu le décrire dans le bilan de 2016, la grève bloquante est aujourd’hui un défi considérable. Les collectifs salariés d’entreprises capables de déclencher des grèves (surtout dans le privé) ont subi des remaniements régressifs considérables depuis des décennies. On a le droit de critiquer les journées « saute-mouton » et il faut le faire de manière constructive. Il n’empêche que sur un plan interprofessionnel, c’est-à-dire politique, le syndicalisme a d’abord besoin, face à un danger, de compter ses premières forces dans des démonstrations de rue. Les manifestations, les occupations de place, sont des signaux politiques adressés au pouvoir, et aussi des terrains d’expérimentation pour des débats de masse (Nuit Debout, collectifs préparatoires du 26 mai). Grève et bataille d’idées sont plus que jamais indissociables. Si on progresse sur la bataille culturelle et politique contre l’ennemi, on se rapproche du moment où la grève bloquante reconductible interprofessionnelle redeviendra une évidence nécessaire. Le problème principal est peut-être que le syndicalisme n’est guère capable de renouveler son répertoire d’actions, en dehors des journées dites d’action. Il est peu capable de trouver des leviers d’animation du débat public : meetings utiles, vrais débats publics, pétitions virales, réseaux sociaux, démonstrations. Nuit Debout avait ébauché des jonctions nécessaires entre une certaine radicalité sociale inorganisée et le syndicalisme. Le syndicalisme est capable d’innover, mais il doit rechercher la voie du syndicalisme du mouvement, c’est-à-dire souple, sans formalisme inutile.

c) Interprofessionnelles de la rue : pour un syndicalisme du mouvement. Depuis 2016, on voit émerger ce qui a pris le nom de « cortèges de tête ». Au printemps 2018, ceux-ci ont concurrencé la massivité des cortèges syndicaux dits « traditionnels ». C’est vrai le 5 mai et le 26 mai, où le cortège de tête à Paris faisait un bon tiers, voire davantage, de la manifestation. Qui sont les personnes ainsi mobilisées ? Elles forment ce qui pourrait s’appeler une interprofessionnelle de la rue : des jeunes bien sûr, scolarisé-es ou précaires, des salarié-es sans statuts stables, les métiers des centres villes, des syndiqué-es (parfois ex-syndiqué-es) sans attache bien définie, des personnes venant de petites entreprises voire des autoentrepreneurs, des personnes qui ne peuvent pas faire grève, des métiers de la communication ou de la culture, des adeptes de la France insoumise, des écolos sans partis, etc. Toute cette diversité est également présente, d’une autre manière, dans les syndicats eux-mêmes, y compris parfois dans leurs cortèges. Le traditionnel et l’innovant ne sont pas à des kilomètres l’un de l’autre.

Au total, il y a là un réservoir d’énergie et d’inventions militantes, bien comprises par le collectif Fakir et d’autres. L’activité, souvent nuisible et anti-collective, des groupes dits « autonomes » ne doit pas être confondue avec cette réalité. Un débat serait nécessaire pour fluidifier mieux l’organisation des actions et manifs. L’hypothèse de cortèges thématiques avait été discutée, mais non retenue pour la manifestation parisienne du 26 mai. Il conviendrait sans doute de mettre en débat le caractère sacré des cortèges par organisations syndicales séparées les unes des autres. Pourquoi pas des mélanges plus souples ? On voit bien la difficulté du problème. Mais peut-on y échapper ? Cette question pose en réalité celle de l’unité syndicale, mais par un autre bout. Même si les syndicats réussissent davantage que les partis politiques à construire leur unité (cf : cheminots, ou l’intersyndicale de 2016), ils n’échappent pas non plus aux cultures identitaires et aux rivalités qui découragent une partie des jeunes et du salariat.

5- La réforme de l’assurance-chômage

Nous avions décidé une campagne sur ce thème à l’Assemblée générale d’Ensemble de décembre 2017, car l’assurance-chômage était le chantier social N°2 après les ordonnances Code du travail. Le numéro 3 arrive : les retraites. Mais comme on l’a vu, Macron a bousculé son calendrier et mis la SNCF en haut de la pile. Le conflit SNCF, et celui des services publics en général, a donc éclipsé dans le débat public les enjeux, pourtant très importants, de l’assurance-chômage, de la formation professionnelle, de l’apprentissage. Une fois de plus, les chômeurs-euses ont été les invisibles du débat social public.

Un bilan d’activité spécifique serait nécessaire sur ce qui a été fait dans ce domaine, autour de la mise en place d’un Collectif Unedic et d’une série d’actions ponctuelles. Le point positif est que les organisations de chômeurs ont renoué avec une activité unitaire, avec une présence régulière et positive de la CGT, mais aussi des syndicats de Pôle emploi, Solidaires, parfois la conf CGT, la JOC, etc. Le point négatif est que nous n’avons pas réussi, alors que c’était possible, à dépasser le stade de l’expression de la colère, pour déboucher sur des propositions politiques alternatives. Mais cela mériterait une discussion détaillée.

Ensemble ! est cependant l’organisation politique, malgré ses modestes moyens comparativement à d’autres grandes organisations, qui a été la plus régulière dans le soutien aux initiatives et la participation au collectif.

6- Méthodes ou pistes de travail pour l’avenir :

a) Il convient d’abord de partir du constat qu’un front social et politique a commencé à se construire au printemps 2018, qu’une forme d’ « unité populaire » est potentiellement possible. Dans ce cadre, il s’agit de valoriser les collectifs unitaires formés depuis le 22 mars et qui ont été les outils de préparation des initiatives du 5 mai et du 26 mai. Certes, le soufflé est retombé en grande partie, mais il semble que l’habitude soit maintenant prise de « travailler ensemble » localement. Un certain nombre de villes ont annoncé que leur collectif « marée populaire » se maintenait (Nice, Cherbourg, Nantes…). Pour Ensemble, c’est là une activité militante, un outil précieux, qui préfigure une dynamique nationale, qu’il faut enrichir et faire fructifier. D’autant que début septembre, une réunion nationale du Collectif 26 mai aura lieu, et que la CGT sera présente.

b) Même si les partis politiques, dont Ensemble aussi, vont maintenant entrer en phase active des élections européennes, il serait malvenu de détacher cet enjeu électoral des mobilisations réellement existantes qui ont eu lieu en ce début d’année, et des questions politiques qu’elles ont posées :

- plus que jamais, avec les forces politiques, il serait utile de travailler à une expression commune sur les services publics en Europe, en commençant par le rail et par le bilan des politiques européennes appliquées dans ce domaine. C’est d’autant plus nécessaire que les régions vont maintenant être confrontées à la mise en concurrence des lignes, à la suppression des certaines dessertes, etc. Ainsi à Bordeaux, une lutte s’annonce contre la privatisation des TER.

- même raisonnement en ce qui concerne une proposition commune à dimension européenne sur les migrations et les demandeurs d’asile, compte tenu du contexte dramatique de l’Europe et du travail militant très riche effectué depuis des mois parallèlement aux luttes sociales (à compléter par les camarades impliqué-es). c) Retraites, sécurité sociale, pauvreté : ce chantier va être bien sûr primordial, même s’il s’étend jusqu’à 2019. Il convient de s’y préparer :

- par la rédaction d’un bulletin d’Ensemble ;

- par l’animation des collectifs unitaires locaux sur cet enjeu ;

- par un débat du Collectif « marée populaire » national : nécessité d’un échange sur les projets alternatifs, et sur l’action sans concurrencer les intersyndicales en cours ;

- Là encore, le conflit sur les retraites prendra une dimension politique aigüe. On a pu le voir dans le « couac » parlementaire sur la réforme constitutionnelle impliquant la notion de Sécurité sociale versus protection sociale. Des comparatifs européens seraient nécessaires sur cette question des retraites (voir avec Altersummit).

- La pauvreté ne sera pas combattue par des mesures « pour les pauvres », mais par une généralisation des droits universels à la Sécurité sociale, à base de salaire socialisé et de droit au salaire pour tous et toutes.

- La question de l’assurance-chômage peut rebondir avec l’annonce présidentielle (à Versailles) d’une nouvelle convention sous tutelle étatique cet automne.

d) Une journée interprofessionnelle intersyndicale (accord CGT-FO-FSU-Solidaires-syndicats jeunes) est d’ores et déjà dans le paysage, mais il est encore tôt pour savoir comment elle sera structurée. L’échec prévisible de la journée du 29 juin avec un périmètre semblable nécessiterait que ce qui se prépare à la rentrée n’apparaisse pas comme la répétition du « même ». L’alignement des sigles ne suffit pas ! Les rencontres entre les bureaux confédéraux ont un aspect inédit : si cela témoignait d’un renouvellement de la problématique d’unité syndicale, autour d’une construction pérenne et revendicative soignée, ce serait une bonne nouvelle. A suivre de près.

e) Prévoir une initiative d’Ensemble de réflexion sur le syndicalisme.

f) Enfin, il conviendrait de suivre les activités de l’Altersummit (octobre).

Annexes : poursuivre certains débats

1- Trop centré sur la SNCF ? Avons-nous trop concentré notre activité sur la lutte SNCF ? Il y a eu bien sûr d’autres luttes : EHPAD, hôpitaux, retraités, Carrefour, Air France. Cependant, à partir de mars 2018 et la journée du 22 mars, le conflit SNCF a pris une dimension structurante, voulue ainsi par le pouvoir. Y avait-il d’autres canaux de coordination des luttes ?

2- Les exigences : le gouvernement veut détruire la notion de statut pour le salariat. Il tente de la faire apparaitre comme un privilège. Dès lors, on peut être tenté de privilégier la notion de service public comme plus générale, donc plus populaire. Mais peut-on dissocier la mission de service public du statut du travail ? De même, dans le secteur privé, peut-on dissocier le droit du travail de la crise du travail concret (souffrances, risques) et du débat sur les finalités de la production (notamment écologique) ? Macron étant perçu comme le président des riches et donc injuste, qu’est-ce que la justice vraie ? La redistribution ? Le ciblage des plus pauvres ? Le néolibéralisme s’évertue à des politiques ciblées pour faire croire qu’il a une politique sociale. Plus inquiétant encore : le néofascisme (Italie, mais…) tente d’articuler des démagogies « sociales » (revenu universel, voire retraite à 60 ans annoncée) avec un imaginaire national-raciste. Derrière cela, la question posée est la suivante : à quel imaginaire politique global rattache-t-on les luttes pour les droits sociaux ? Cela me semble très important dans un monde où tout est sens dessus-dessous.

3- Le rapport des forces par l’alternative ? le pouvoir a gagné, mais est-ce parce que « la marche était trop haute » ? Les différentes luttes ne se sont pas « cristallisées », mais pour quelles raisons ? Il faudrait sans doute analyser plus en profondeur ce qui se passe dans la fonction publique, secteur un peu usé (montré du doigt, comme les cheminots), mais pas encore à terre. Le texte plus haut met en avant, comme élément de défaite politique, l’absence d’alternatives visibles dans le champ du débat public. En effet, nul ne contestera que les médias n’ont pas informé le public sur le fond des questions. Par exemple, l’émission politique phare de France 2 ne s’intéresse qu’à la question de savoir si un autre « leader » (homme bien sûr) émerge dans l’opposition à Macron. Ce leader existe : c’est la lutte sociale. Mais elle n’accède pas à la qualité d’interlocuteur politique. Peut-on faire quelque chose pour changer cela ? Est-ce une vision trop optimiste, utopique, irréaliste ?

4- Défaite sociale ou politique ? Il y a peut-être derrière ce débat des problèmes de définition. Personnellement, je pense qu’une défaite est sociale quand un groupe social est démantelé dans sa capacité de rebondir. Exemple : les mineurs britanniques sous Thatcher. Les cheminots n’ont pas subi en France les mêmes défaites que les usines automobiles, « moteurs » de mai 68, et aujourd’hui très peu présentes dans les luttes importantes. C’est également vrai pour l’industrie chimique, qui a encore du ressort (raffineries 2010, 2016). En ce sens, je crois que la défaite des cheminots est plutôt politique. Mais une défaite ou plusieurs défaites politiques peuvent déboucher sur une vraie défaite sociale. Les cheminots ont encore du ressort pour agir, mais l’avenir le dira. C’est un enjeu.

Jean-Claude Mamet


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