Désastre au Laos après la rupture d’un barrage

lundi 20 août 2018.
 

Le désastre aurait pu être évité

Plusieurs experts imputent l’accident à des erreurs humaines.

Plus de deux semaines après la rupture d’un barrage dans le sud du Laos, le bilan humain de la catastrophe reste difficile à évaluer : mardi 7 août, le gouverneur adjoint de la province d’Attapeu, où le désastre a eu lieu, a indiqué que 31 corps avaient été retrouvés et que « 130 personnes étaient portées disparues ».

Ce bilan est vraisemblablement très en deçà de la réalité : les experts indépendants parlent, au minimum, de plusieurs centaines de disparus, et certains médias régionaux évoquent le chiffre d’un millier de villageois dont on est sans nouvelles. Environ 6 000 personnes ont dû fuir lors de ce désastre consécutif à la rupture, lundi 23 juillet, d’un barrage encore en construction sur l’un affluent du Mékong : un flot de 5 milliards de mètres cubes d’eau s’est alors déversé dans la rivière Sékong, noyant de nombreux villages.

Dans ce pays « postcommuniste » au régime à parti unique, l’un des plus autoritaires de la région, l’information reste sévèrement contrôlée, ce qui rend encore plus difficile de se faire une idée précise de la situation dans les zones désormais inondées, situées aux frontières du Vietnam et du Cambodge. La province cambodgienne de Stung Treng a d’ailleurs, elle aussi, subi les conséquences de la catastrophe, et plusieurs milliers de personnes ont dû être évacuées fin juillet.

Le fait que le premier ministre laotien, Thongloun Sisoulith, ait tenu, au lendemain du désastre, une conférence de presse télévisée – dans un pays sans liberté d’expression pour les médias – donne une idée de l’importance de l’événement. L’accident est un sérieux revers pour la politique énergétique choisie par le régime. S’appuyant sur les perspectives de développement offertes par le potentiel hydroélectrique de ce pays montagneux sillonné de rivières, le gouvernement s’est fixé pour objectif de devenir « la batterie du Sud-Est asiatique » : 51 barrages ont déjà été bâtis, 46 autres sont en construction.

Une telle prolifération de retenues, dont la majorité sont le fruit de collaborations avec des firmes chinoises, n’a de cesse d’inquiéter les spécialistes. La catastrophe du 23 juillet est la première d’importance mais d’autres désastres avaient été évités par le passé, comme en septembre 2017, quand une retenue d’eau sur la rivière Nam Ao, au centre du pays, avait cédé sans faire de victime.

Sur le compte de la pluie

Les experts s’accordent à dire que la catastrophe de la province d’Attapeu n’était pas inévitable, et s’interrogent sur de possibles défauts de construction dans le complexe de barrages réunis sous l’appellation « Xe-Pian Xe Namnoy ». La retenue qui a cédé faisait partie d’un ensemble composé de deux barrages principaux et de cinq auxiliaires, destiné à produire 410 mégawatts. Il aurait dû entrer en fonction en 2019 et fournir son énergie – à 90 % – à la Thaïlande. Pour une fois, ce projet n’était pas chinois mais le fruit d’une collaboration entre une compagnie d’Etat laotienne, une entreprise thaïlandaise et deux groupes sud-coréens.

La première réaction du gouvernement laotien a été de mettre l’accident sur le compte des fortes pluies qui se déversaient depuis plusieurs jours dans la région. Cette explication est balayée par les spécialistes : selon Ian Baird, le directeur des études du Sud-Est asiatique de l’université de Wisconsin-Madison, cité par le site The Diplomat, le barrage « n’a pas cédé en raison des fortes pluies : les pluies sont un phénomène normal à cette saison et étaient donc prévisibles. L’accident s’explique par la combinaison de deux facteurs : une gestion inadéquate du niveau de l’eau et une construction de piètre qualité. Ce désastre est la conséquence d’une erreur humaine et aurait pu être évité ».

« Le réservoir du barrage n’était même pas plein quand il a cédé, renchérit Chainarong Setthachua, professeur à l’université thaïlandaise de Maha Sarakham, ce qui montre bien qu’il y avait un défaut de construction et que les compagnies impliquées dans celle-ci sont pleinement responsables de la catastrophe. »

Selon Tom Fawthrop, spécialiste des questions environnementales dans la région, « ni le gouvernement [laotien] ni les compagnies de fourniture d’énergie hydroélectrique ne consultent les populations locales au sujet des projets de barrages. Aucun système d’alerte aux villageois n’a été prévu en cas de danger potentiel ou de rupture imminente ».

La question des compensations

Pourquoi les habitants n’ont-ils pas été prévenus à temps ? Alors que des fissures étaient apparues le dimanche, la veille du drame, dans le mur de la retenue, des ingénieurs avaient été dépêchés sur place afin de colmater les brèches, affirme le site Asia Times. Mais ils avaient dû renoncer : il pleuvait trop. Un message fut ensuite envoyé aux responsables locaux, mais il ne permettait pas que l’évacuation soit assez rapide pour de nombreux villageois.

Les médias laotiens ont beau n’avoir pas eu la liberté de pointer du doigt les responsables, le désastre a suscité de nombreux débats et de la colère sur les réseaux sociaux. La question brûlante est celle des compensations qui seront accordées aux victimes. Le premier ministre adjoint, Sonexay Siphandone, a déjà promis qu’elles seraient substantiellement plus importantes que d’habitude dans la mesure où le désastre n’est pas la conséquence d’une catastrophe naturelle – affirmation qui indique une évolution du discours officiel…

En attendant, le ministre des mines et de l’énergie, Khammany Inthirath, a annoncé un train de mesures, notamment l’obligation, pour les compagnies d’hydroélectricité, d’envoyer un rapport hebdomadaire d’évaluation de la montée des eaux. Cette promesse un peu vague passe à côté de l’interrogation cruciale : est-il raisonnable pour le Laos de devenir la « batterie » régionale ?

Rupture d’un barrage au Laos, chronique d’un drame annoncé

La rupture du barrage Xe-Pian Xe Nanmoy a libéré, lundi 23 juillet vers 20 heures, un flot de cinq milliards de mètres cubes d’eau qui a submergé au moins sept villages, emporté les maisons et contraint des habitants à se réfugier sur le toit des bâtiments restés debout, ou dans les arbres.

« Des centaines de personnes » manquent à l’appel, se contentait d’évaluer l’agence de presse officielle KPL, mardi 24 juillet. Dans cette région reculée d’un pays montagneux, et où le pouvoir se démarque par son opacité, le bilan est incertain.

Dans la matinée de mercredi, le consulat de Thaïlande au Laos faisait état de dix-neuf corps retrouvés. « Il y a 131 disparus », a finalement déclaré, mercredi dans la journée, le premier ministre Thongloun Sisoulith, alors que l’agence de presse officielle évoquait jusqu’ici « des centaines de disparus ».

Des images de la chaîne ABC Laos News montrent des villages dont ne dépassent plus de l’eau boueuse que les arbres et les toits. Dans une vidéo, une femme traumatisée monte avec son bébé dans une barque en bois et explique que sa mère est toujours réfugiée sur un arbre. Au moins 6 600 personnes sont sans logement.

La retenue est située sur un affluent du Mékong dans une région à l’extrême-sud, non loin des frontières du Vietnam et du Cambodge. Le projet de cette retenue d’eau, dont 90 % de la production était censé bénéficier à la Thaïlande une fois les travaux finis, est le fruit d’une collaboration entre l’Etat laotien, une entreprise thaïlandaise et deux groupes sud-coréens, dont une branche de SK, l’un des principaux conglomérats de Corée du Sud.

Le projet de 410 mégawatts devait entrer en opération en 2019. Il consiste en deux barrages principaux et cinq retenues auxiliaires qui devaient permettre de détourner trois branches de rivière. La filiale ingénierie et construction de SK a annoncé que la partie haute de l’un des ouvrages auxiliaires « a été emportée » dans la soirée de dimanche, après plusieurs jours de fortes pluies.

La retenue de 770 mètres de long et 16 mètres de haut aurait cédé un jour plus tard. Cinquante-trois travailleurs sud-coréens ont été évacués. Ce scénario interroge sur les faiblesses du système d’alerte des populations locales, même si le groupe SK dit avoir « immédiatement alerté les autorités et commencé à évacuer les villageois » dimanche soir.

45 barrages en construction

La catastrophe est la concrétisation malheureuse de désastres redoutés de longue date dans ce pays qui entend devenir la « pile de l’Asie » en raison de son remarquable potentiel hydroélectrique : nation montagneuse enclavée et dirigée par un parti postcommuniste autoritaire capable de décider comme il l’entend de son modèle de développement, le Laos multiplie depuis une décennie les barrages sur ses principaux cours d’eau, dont le Mékong et ses affluents.

Quarante-cinq barrages sont en ce moment en construction, dont une dizaine déjà opérationnels. Selon Martin Burdett, collaborateur de l’International Journal on Hydropower & Dams, le Laos « aurait la capacité hydroélectrique de fournir 26 500 mégawatts par an et n’a développé que 25 % de ce ­potentiel ».

Les incidents se multiplient en conséquence. Un barrage du centre du pays avait cédé le 11 septembre 2017. Les responsables politiques locaux avaient accusé le constructeur d’avoir bâti sur des marécages et avaient, là aussi, incriminé les fortes pluies. Quelques mois plus tôt encore, en décembre 2016, un conduit amenant l’eau à une turbine d’une retenue d’une province du Sud, frontalière du Vietnam, avait sauté elle aussi, car construite sur la pente d’anciens glissements de terrain, devenue instable à cause du chantier du barrage.

Les méfaits pour l’environnement de la construction abusive de barrages est connue : dégradations des écosystèmes fluviaux, chute de la diversité des espèces de poissons avec, pour conséquences, la diminution de productivité des pêcheries du Mékong au Vietnam, dans le delta du grand fleuve. Un autre projet en cours au Laos, le barrage de Xayaburi, construit par le groupe thaïlandais CH Karnchang – dont le coût est évalué à 3,8 milliards de dollars (3,2 milliards d’euros) pour une puissance de 1 285 mégawatts –, est la source de vives tensions avec le Cambodge et le Vietnam, situés en aval, qui craignent d’en subir les conséquences.

« Pour un petit pays qui n’a pas la capacité technique et de gouvernance pour suivre les études d’impact, se lancer dans une série aussi impressionnante de barrages est particulièrement dangereux », juge Marc Goichot, responsable du programme eau du WWF dans la région du Mékong.

« Les ouvrages hydroélectriques d’ampleur sont tentants pour un pays en développement, mais amènent de nombreux risques. Le plus spectaculaire est l’effondrement, et l’un des plus sournois est le déclin des pêcheries, qui affecte les populations les plus défavorisées », ajoute-t-il.

Retombées économiques rapides

Les ouvrages importants sont perçus comme un tremplin pour les officiels locaux, et leurs budgets colossaux sont également source de corruption dans un pays peu transparent. Face à des autorités de supervision n’ayant pas la connaissance nécessaire à un encadrement strict des projets se trouvent de puissants groupes d’ingénierie et de production électrique qui ont la force de négociation et se blindent juridiquement pour rejeter la responsabilité sur les autorités locales en cas de problème.

Les projets sont d’autant plus tentants qu’ils portent le sceau de la fiabilité pour les banques de grandes compagnies étrangères, notamment d’entreprises étatiques chinoises, le géant voisin étant impliqué dans un grand nombre de ces projets ainsi que, souvent, de la puissante Autorité de production d’électricité de Thaïlande, le voisin qui achète l’énergie. Permettant ainsi aux projets d’obtenir des financements auxquels la seule identité laotienne n’ouvrirait pas accès.

Les barrages sont présentés comme une stratégie de développement pour le Laos, la livraison d’électricité à l’étranger apportant des financements à l’Etat et réduisant le déficit commercial d’un pays sans industrie. Mais, dans les faits, les décisions administratives sont prises par des ministères préoccupés uniquement par les retombées économiques rapides, sans réflexion sur l’impact de long terme et sur les risques de catastrophes, qui ne sont pas pris en compte.

Harold Thibault et Bruno Philip (Bangkok, correspondant en Asie du Sud-Est)

Source : https://abonnes.lemonde.fr/planete/... Bruno Philip (Bangkok, correspondant en Asie du Sud-Est)


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