LITTERATURE «  Les livres sont des portes battantes sur la vie  »

samedi 25 août 2018.
 

Entretien avec Marielle Macé. Spécialiste de littérature française, directrice d’études et enseignante à l’EHESS, cette intellectuelle s’illustre par son souci de la justesse et de la justice. Elle rénove la pensée du style, questionne les usages et les possibilités de la littérature, une alliée pour la critique et une arme contre l’indifférence.

En 1675, Bernard Lamy associait dans l’Art de parler le «  stile  » à l’humeur et aux manières de discourir. Buffon insistait devant l’Académie française en 1753 : «  le style est l’homme même  » . Quel intérêt y a-t-il à importer les questions de forme, de style, apanage des artistes et des écrivains, dans le périmètre des sciences humaines et plus généralement dans la vie sociale  ?

Marielle Macé En effet, je ne me suis pas intéressée au style comme à une affaire essentiellement artistique, mais à ce que l’on appelle les «  styles de vie  », dans leur ampleur et leur pluralité indocile. Mon travail consiste à faire de cette question du style non pas l’expression d’une identité («  mon style  », «  notre mode de vie  »…), mais l’arène constante d’un débat, d’une réflexion sur ce à quoi l’on tient et qui nous fait tenir. Car on ne tient évidemment pas tous à la même chose. Lors des attentats de 2015, il a été beaucoup question de cela  : on attaquait «  notre style de vie  », disait-on  ; les réflexions les plus fortes m’ont semblé être celles qui ne refermaient pas sur «  nous  » ce style de vie, comme un enclos, mais qui se demandaient quel «  nous  » nous voulions former. Les styles de vie ne sont jamais des affaires privées, comme si chacun devait «  trouver son style  »  ; ce sont toujours des propositions d’existence, forcément collectives, un peu comme des pensées qu’on adresserait aux autres  : oui, la vie pourrait être comme ça, comme ça, et encore comme ça… Il ne s’agit évidemment pas, en réfléchissant à ces questions, de prescrire telle ou telle forme de vie, mais d’affûter une conscience de ce qui se joue dans les manières de vivre. Vous vous souvenez peut-être des Chroniques d’un été, avec lesquelles Jean Rouch et Edgar Morin ont inventé, en 1961, le «  cinéma-vérité  »  ; ce film est une enquête sur une génération et une époque, c’est-à-dire sur quelque chose de profondément collectif. Et il devait s’intituler Comment vis-tu  ? Dans ce titre, auquel ils ont longtemps pensé, les auteurs identifiaient l’objet même de leur enquête  : son aiguillon, sa gravité, sa raison d’être. C’est pourtant une question un peu différente qu’ils ont finalement posée aux passants, qui d’ailleurs y répondent peu, tant la demande est intimidante  : «  Madame, Monsieur, êtes-vous heureux  ?  » «  Comment vis-tu  ?  », «  Comment t’y prends-tu pour vivre  ?  », «  Comment te débrouilles-tu avec la vie  ?  », et «  Êtes-vous heureux  ?  »  : je trouve passionnant que la question du «  comment  » ouvre d’emblée à la possibilité (au tourment) du bonheur. Je crois qu’il est toujours intéressant de poser la question du «  comment  ?  » — plutôt que celle du «  pourquoi  ?  », ou du «  qui  ?  ». Par exemple  : «  Comment est la France  ?  » Comment est la France en chaque point du territoire, porte de la Chapelle, à Calais, à la frontière belge, à la frontière espagnole — plutôt que  : «  Qu’est-ce que la France  ?  », «  Qui est français ou qui ne l’est pas  ?  »… Il me semble d’ailleurs que c’est sur ce terrain que s’éprouve aujourd’hui la politique. C’est de formes de vie qu’il était question dans les mouvements des places  : il s’agissait de réclamer d’autres manières de vivre, d’habiter, de consommer, d’apprendre — et de les réclamer en les pratiquant. Sur la ZAD, ce qui se déclare est aussi de cet ordre  : que d’autres formes de vie sont possibles, qu’on peut se relier autrement au sol, aux autres, au temps… De ce point de vue, ce ne sont pas seulement des cabanes qui ont été détruites à Notre-Dames-des-Landes (et l’on pourrait dire la même chose de Calais), ce sont des idées de vie, des idées qui s’étaient prouvées.

Vous avancez dans Styles (Gallimard, «  NRF  ») que «  le style ne s’oppose ni au banal ni au commun, mais à l’indifférence  ».

Marielle Macé On pourrait définir le style comme un saut hors de l’indifférence  : une forme surgit, se détache, découpe autrement le sensible, et fait vivre une différence – ce qui ne signifie pas qu’elle soit originale, neuve, ni surtout individuelle, mais simplement qu’elle réclame de l’attention. Être attentif aux formes de toute vie, c’est justement lutter contre l’indifférence, aussi bien dans notre manière de regarder que dans nos manières de parler. Surtout lorsque l’on fait profession de décrire la vie des autres. Parce que la vie des autres n’est jamais aussi simple, aussi prévisible qu’on semble le croire. Il s’agit donc de bien décrire, de qualifier avec justesse. Qualifier les vies, dire comment elles sont vraiment, mais aussi comment elles pourraient être, ne pas disqualifier d’emblée certaines vies, cela m’apparaît comme l’une des responsabilités de la littérature. Une responsabilité qu’elle partage avec les sciences sociales, le journalisme, le droit, mais qu’elle assume avec ses moyens propres  : la patience des phrases – ce qu’un poète, Francis Ponge, a appelé la «  rage de l’expression  »  ; une rage en effet, une colère contre les bâclages. L’écriture, j’en suis convaincue, ce n’est pas pour faire beau, c’est pour tenter de «  dire juste  », c’est-à-dire de résister aux approximations  ; «  dire juste  », ce n’est pas exactement «  dire vrai  »  ; c’est dire les choses avec justesse, et c’est déjà les traiter avec justice.

Vous êtes une grande lectrice et possédez sans aucun doute ce ridicule des «  pauvres mots merveilleux laissés dans notre nuit  » , ainsi que le dit Aragon dans son Traité du style . Quelles sont les vertus de la lecture  ? Est-elle comparable à «  une amitié sincère  » , comme le suggérait déjà Proust  ?

Marielle Macé Je ne sais pas si je suis une grande lectrice, mais ce qui est sûr, c’est que je suis lectrice plus que toute autre chose  : c’est en lisant que je pense, que j’avance  ; c’est avec les mots des autres que j’essaie de regarder autour de moi. Ce n’est pas qu’il faille s’enfermer dans des livres, comme s’ils étaient des espaces de refuge, où se protéger du réel, où tourner le dos au monde commun. Au contraire, les livres sont des portes battantes sur la vie.

La colère est un motif et une motivation, peut-être, dans votre œuvre. Vous êtes sensible à la «  rage  » poétique et expressive (Ponge) comme à la présence de saines colères dans le roman ou l’essai. La colère, qui voisine avec l’amour, est-elle le carburant de celui qui veut dire les choses avec justesse et justice  ?

Marielle Macé La colère m’intéresse beaucoup, car elle nous dit justement à quoi l’on tient, lorsque ce à quoi l’on tient est négligé, tenu pour peu. La colère est ce moment où les «  valeurs  » s’exposent, comparaissent. Mais c’est aussi le moment où l’on devrait en débattre, en demandant aux colères leurs raisons. Car la colère n’est pas un bien en soi  : il y a des colères d’opprimés, mais il y a aussi des colères de tyrans, de dominants. Dis-moi ce qui te blesse et fait lever ta colère, je te dirai quel monde tu soutiens, et lequel au contraire tu délaisses, tu détruis, tu négliges, ou tu saccages…

De quelles manières Pasolini, un de vos précieux alliés, fut-il un «  aiguillon  » et un guide pour conduire votre «  stylistique de l’existence  »   ?

Marielle Macé Justement par son désir de juger les formes de vie – les formes autorisées ou détruites par le capitalisme avancé. Pasolini se passionnait pour les comportements, les façons d’aimer, de parler, l’école, la télévision, la transformation des paysages, de l’habitat… Il n’a cessé de traquer les ressources d’altérité et de joie, ou au contraire les forces de destruction de ces ressources, qu’il y a forcément dans les gestes, dans le rapport à la langue, aux corps, au pays, aux pratiques… Et il est devenu l’un des noms propres de la colère. La rage est partout présente dans son œuvre. Il s’agissait pour lui de faire lever un «  état d’urgence  » partout où s’affirme un état de normalité, là où une violence se déguise sous la figure de la norme, là où d’autres ne voient rien, ne «  voient pas le problème  », comme on dit. Mais Pasolini n’était pas un préposé à la colère  : il ne jouissait pas de sa colère, il voulait toujours aller y voir de plus près. Baudelaire le disait déjà  : les poètes sont du genre irritable, mais s’ils sont irritables, ce n’est pas par tempérament, c’est par clairvoyance, parce qu’ils voient clair, parce qu’ils voient l’injustice là où d’autres ne la voient pas, parce qu’ils continuent de dire que ça ne va pas, que ça ne peut pas aller comme ça, que rien ne nous oblige à vivre «  comme ça  ». C’est vrai, rien ne nous oblige à vivre comme ça  !

Vous qualifiez la littérature de «  chance  » , de «  moteur  » , d’ «  entrée en lutte  » ou encore de «  discours infini du comment  » . La poésie occupe une place singulière, grandissante, dans vos textes. Que gagne la pensée à se frotter à la poésie  ?

Marielle Macé Elle y gagne une lutte contre les approximations, contre les bâclages  : un équipement de phrases, de mots, de formes d’attention, pour être davantage présents aux luttes de notre temps. En ce moment, je m’intéresse par exemple au pronom «  nous  ». Certains poèmes modernes inventent de toutes nouvelles façons de dire «  nous  », ils instituent des scènes de parole où essayer d’autres façons d’être un collectif, de se relier les uns aux autres… Léon-Gontran Damas, avec «  Nous les gueux, nous les peu…  », Bernard Noël avec son Monologue du nous, Dominique Fourcade avec En laisse, Stéphane Bouquet avec Vie commune, Emmanuelle Pagano avec Nouons-nous  : tous montrent ce que cela peut signifier de former (et de déformer) un «  nous  », de parler ensemble, de se lier et de se délier. Et c’est précieux, car, si l’on éprouve aujourd’hui un véritable appétit pour ce mot, sa chaleur, son élan, on sent aussi qu’il y a des «  nous  » abusifs, mal formés.

Les manières de vivre sont parfois choisies et souvent subies. Dans Sidérer, considérer (Verdier) vous portez une attention vigilante aux mots et au sort fait aux migrants. Notre époque devient-elle inhospitalière à force de répéter une déploration, de préférer la sidération (stupeur, lamento) à la considération, «  ce regard qui est aussi un égard  »   ?

Marielle Macé La question «  Comment vis-tu  ?  » se pose à tout le monde – même à ceux dont on considère que la vie est invivable. «  Ce n’est pas une vie  », dit-on  : oui, mais non, c’en est toujours une, une vie traversée par quelqu’un, au jour le jour, et même pour dire qu’elle n’est pas vivable, il faut comprendre qu’elle est de part en part vécue. Cela m’a conduite à interroger le type d’attention dont nous nous montrons capables envers «  les migrants  ». Mon livre construit une trajectoire entre ces deux formes d’attention  : la sidération et la considération, qui sont aussi deux émotions politiques. Ce que j’ai souhaité dire est simple  : la pitié ne suffit pas  ; il faut considérer vraiment ces vies, en faire cas, ne pas croire savoir. Il s’agit de changer de regard, de reconnaître les migrants comme des vivants, de grands vivants, de nous rapporter à eux par le biais de leurs capacités, de leur courage, de leurs rêves, plutôt que toujours se rapporter à eux sur la seule base de leur détresse. S’éprouver semblables et dissemblables. Toute vie mérite considération  ; non pas parce qu’elle est unique, mais parce qu’elle est égale (aimable ou pas, ce n’est pas la question). C’est cette égalité qui semble bafouée dans ce qui est une crise de l’accueil (et de l’Europe) bien plus qu’une «  crise des migrants  »  : tout se passe comme si certaines vies ne comptaient pas de la même façon, mais alors pas du tout  ; d’ailleurs on ne les compte pas lorsqu’elles se perdent, comme si elles étaient déjà un peu mortes… Or, pour moi, c’est cette conviction d’égalité que soutient l’intérêt pour les formes de vie – qui est forcément un intérêt pour toutes les formes de toutes les vies.

Les débordements de la littérature

Normalienne, agrégée, docteure habilitée à diriger des recherches, active au sein de plusieurs revues ( Critique, Po&sie), Marielle Macé pense une littérature ouverte sur ses autres : poésie, anthropologie, sociologie... On lui doit des livres précis et précieux, dont le Genre littéraire (Garnier-Flammarion), le Temps de l’essai (Belin), Façons de lire, manières d’être (Gallimard), Styles. Critique de nos formes de vie (Gallimard) et plus récemment Sidérer, considérer. Migrants en France, 2017 (Verdier), auquel succédera prochainement Nos cabanes (Verdier).

Entretien réalisé par Nicolas Dutent, L’Humanité


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