Comment sortir la santé des logiques de rentabilité  ?

lundi 3 septembre 2018.
 

Dans son rapport de 2008, Jacques Attali entendait faire du domaine de la santé un gisement privilégié de profits. Cette perspective est-elle pertinente  ?

André Grimaldi La concurrence «  libre et non faussée  » permet, nous dit-on, d’obtenir la meilleure qualité au plus bas prix. En matière de santé, c’est totalement faux. Pour une raison fondamentale  : la personne qui est ou se croit malade est d’abord dans une période angoissée, prête à payer beaucoup si elle croit que c’est mieux, raison pour laquelle le médecin prête serment de ne pas abuser de cette asymétrie relationnelle. Les partisans de la santé-business expliquent que, grâce à Internet, le patient est devenu un «  consommateur éclairé  », tandis que le médecin est devenu un simple prestataire de services. Mais en devenant un «  acteur rationnel  », le patient est en même temps devenu un «  sujet responsable  » qui doit être soumis à la logique assurantielle individuelle. Et comme la bonne santé est «  une situation précaire qui n’annonce rien de bon  », le marché est potentiellement illimité. Mais ça ne marche pas pour les patients  : augmentation des coûts, croissance des inégalités et prévention limitée aux comportements individuels. Le système de santé américain, modèle de santé-business qui inspire nos économistes libéraux, est le plus cher (17 % du PIB) et le moins performant.

Maryse Montangon La santé comme «  gisement privilégié de profits  » prônée par le rapport Attali, dont l’un des rapporteurs n’était autre qu’Emmanuel Macron, n’est malheureusement pas une perspective mais bien une réalité depuis de nombreuses années. Quant à sa pertinence, cela dépend de quel côté on se place  : soit de celui des groupes industriels, financiers et bancaires, qui considèrent la santé des femmes et des hommes comme un marché concurrentiel qui sert à faire de l’argent, soit de celui des forces progressistes, qui pensent que la santé doit être considérée comme bien commun de toutes les populations, hors de la logique capitaliste de marchandisation. Le potentiel de rentabilité et de solvabilité que représente la santé dans sa globalité attire les industriels mondiaux du médicament, des instruments médicaux et de l’e-santé, que les multinationales Gafa et autres considèrent comme un marché d’avenir. D’autres secteurs ont bien compris que la santé représente une manne sans fin de profits telles les cliniques commerciales aujourd’hui rachetées par des fonds d’investissement (Vitalia, Capio, Générale de santé, pour n’en citer que quelques-uns) dont la stratégie de concentration et de monopole, là où les établissements et les services publics hospitaliers font défaut (pénurie sciemment organisée par les gouvernements successifs), représente un fort potentiel de rentabilité à revenus réguliers et dont la solvabilité est assurée par l’État. Enfin, il ne faut pas oublier tout le secteur assurantiel, qui lorgne depuis longtemps la richesse que représentent notre Sécurité sociale et notre assurance-maladie et qui échappe encore à l’emprise des marchés financiers.

Philippe Juvin, député européen Les Républicains

J’ai lu le chapitre «  santé  » du rapport Attali. Le mot «  profits  » n’y figure même pas  ! Il dit même quasiment le contraire. Je le cite  : «  Les dépenses de santé sont trop souvent présentées comme une charge dont le poids croissant menacerait la croissance de l’économie (…) ; tout au contraire, le secteur de la santé ne constitue pas une charge mais un moteur de croissance.  » Sur le fond, c’est que les politiques de santé participent à l’économie en maintenant la population en bonne santé, mais aussi grâce aux emplois qu’elles créent. Mais pour créer des emplois, il faut générer de la richesse, donc des profits, ne serait-ce que pour payer les salaires, les équipements de plus en plus sophistiqués et les médicaments de plus en plus coûteux. Personnellement, j’aimerais bien que mon hôpital fasse des profits, j’aurais plus de postes pour mon service d’urgences.

Christophe Prudhomme Les libéraux n’ont jamais accepté qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale deux secteurs potentiellement très lucratifs, la santé et l’éducation, échappent au monde marchand dans la plupart des pays capitalistes développés, hors les États-Unis. Les dépenses de santé représentent en France 11,8 % du PIB, alors que ce chiffre est de 17,4 % aux États-Unis  : la différence représente les bénéfices des investisseurs dans ce secteur marchand contrôlé par les assureurs et les cliniques privées. Les conséquences sont catastrophiques avec des indicateurs de santé publique qui les classent à la 30e place, avec des inégalités majeures et plus de 12 % de la population sans couverture sociale.

L’encadrement budgétaire de l’hôpital public a-t-il d’autres buts que de dégrader l’offre publique en matière de santé  ?

Philippe Juvin Quelle est la question  ? La quantité d’argent disponible pour la santé est par définition limitée. Maîtriser les dépenses de santé est donc une exigence, car un euro dépensé dans une dépense inutile n’est plus disponible pour une dépense utile. Rationaliser l’offre de soins, c’est par exemple s’interroger sur la pertinence du financement d’un Smur qui ne fait qu’une seule intervention par jour. Chasser les gaspillages, c’est par exemple éviter de refaire à l’hôpital un examen déjà fait en ville car il a été perdu. Il est vrai que la «  rationalisation  » est trop souvent faite en rabotant sans distinction les services hospitaliers sous-dotés et surdotés. Où sont les responsables administratifs et financiers, mais aussi médicaux ou syndicaux capables de faire une analyse fine des besoins  ? Je crois aussi que les hôpitaux trop grands sont difficiles à gérer. Enfin, à l’hôpital public, on se trompe en faisant porter l’effort budgétaire sur la masse salariale (même si c’est le premier poste de dépenses)  : il faudrait d’abord s’attaquer à l’entretien des bâtiments, aux achats groupés, aux assurances ou aux examens inutiles ou redondants. Quand on cible d’abord les économies sur les postes, on entre dans une logique d’épuisement où on demandera toujours plus à toujours moins de personnel.

André Grimaldi Pour les néolibéraux qui souhaitent privatiser les services publics, leur dégradation est une condition préalable pour que les usagers s’en détournent. Ils pensent que la dégradation de l’hôpital public provoquée par son étranglement financier conduira une partie croissante des professionnels et des usagers eux-mêmes à demander sa privatisation ou au moins la privatisation des activités rentabilisables. Pour les gouvernants, il s’agit d’abord de ramener le déficit public au-dessous de 3 % et le moyen simple, c’est de privatiser. De plus, dans notre système mixte de santé, il est plus facile de serrer la ceinture aux hôpitaux gérés par l’État que de réguler les dépenses de ville en affrontant les syndicats des médecins libéraux. Et voilà pourquoi, cette année encore, le premier ministre a décidé de baisser les tarifs des séjours hospitaliers de 0,5 % sans aucune justification.

Maryse Montangon Depuis 1996, l’ondam (Objectif national des dépenses de l’assurance-maladie) hospitalier défini lors de la loi de financement de la Sécurité Sociale fixe chaque année l’encadrement budgétaire de l’hôpital public. Pour 2018, sa progression a été fixée à 2 %, alors que, de l’aveu même du gouvernement, la croissance «  naturelle  » des dépenses serait de 4,5 %. On est loin du compte et cette enveloppe budgétaire ne correspond en rien aux enjeux technologiques et humains d’un hôpital public du XXIe siècle. C’est l’asphyxie financière organisée et qui n’a qu’un seul but  : remettre en cause l’efficacité et la qualité de l’hôpital public. Ces manœuvres de destruction de services publics (et nous en avons un exemple frappant aujourd’hui avec la SNCF) ne sont menées que dans un seul objectif  : tout doit être marchandisé  ! Mais dans la santé, et nous l’avons vu, les dépenses sont une énorme source de profits pour les multinationales et il ne s’agit pas en vérité de les diminuer comme le clame la main sur le cœur notre mandataire de la finance Emmanuel Macron, mais bien de diminuer les dépenses remboursées par la Sécurité sociale, c’est-à-dire la part prise en charge par la solidarité, pour augmenter la part livrée aux marchés financiers.

Christophe Prudhomme À la suite de la mise en place de la Sécurité sociale, la planification des années 1960 avec la construction d’hôpitaux modernes dans une logique d’aménagement territorial avait permis à la France d’être classée à la fin du siècle dernier comme le pays ayant le meilleur système de santé au monde. Mais le tournant de la rigueur en 1983 dans le pays relève d’une véritable planification des libéraux pour dégrader les services publics, rendant inéluctable la bascule d’une partie du système vers le secteur marchand. La première offensive a concerné le secteur des personnes âgées, dénommé l’«  or gris  », qui a permis depuis le début des années 1990 la création de groupes gérant notamment des Ehpad qui pèsent aujourd’hui plusieurs milliards d’euros de chiffre d’affaires et se sont internationalisés. Par ailleurs, le secteur des cliniques privées, autrefois propriété des médecins qui y exerçaient, s’est fortement développé sous le contrôle d’investisseurs internationaux, comme le groupe Elsan, propriété du fonds CVC Capital Partners, dont le siège est au Luxembourg. Autre élément stratégique important  : le numerus clausus.

Quelle autre politique envisager dans le domaine de la santé au sens large  ?

André Grimaldi La santé est un bien commun qui ne doit être en conséquence ni étatisé à l’anglaise ni privatisé à l’américaine. C’était l’idée géniale de la Sécurité sociale de 1945. Il faut donc définir ce qui relève de la solidarité (financée par la Sécu) de ce qui relève de choix personnels (financés par des assurances supplémentaires). La fin des assurances «  complémentaires  » permettrait d’économiser plusieurs milliards de frais de gestion inutiles. Les deux grands défis du système de santé sont le coût de l’innovation et l’épidémie de maladies chroniques. Pour maîtriser le coût de l’innovation, il faut utiliser trois armes  : la transparence des coûts industriels, la création d’une entreprise nationalisée de génériques et la menace de licence d’office en cas de coûts injustifiés.

Philippe Juvin Première révolution  : l’émergence des maladies chroniques. Pour bien les prendre en charge, il faut faire travailler ensemble la médecine de ville, l’hôpital public et l’hôpital privé, et les établissements médico-sociaux. Cela passe par des dossiers de patients partagés et des protocoles de soins communs. L’hôpital n’est pas le bon lieu pour leur suivi quotidien. Il doit être réservé au traitement des complications aiguës et des diagnostics difficiles. En matière d’hôpital, la proximité n’est pas gage d’efficacité. Quand on est opéré, il vaut mieux l’être par une équipe expérimentée, même si elle est éloignée, que par une équipe qui fait «  un peu de tout  », mais qui est proche. Deuxième révolution  : la prévention, qu’on va pouvoir enfin mettre en œuvre grâce aux grandes bases de données qui permettront l’identification des facteurs de risque des maladies. Troisième révolution  : l’information, qui doit améliorer la qualité. Prenons l’exemple des fractures du col du fémur  : s’ils ne sont pas opérés dans les 48 heures, les patients souffrent de plus de complications… Exigeons des hôpitaux qu’ils rendent publics leurs résultats  : nous verrons naturellement la qualité des soins augmenter.

Maryse Montangon Santé et Protection sociale sont pour nous au PCF des questions de choix de société, des questions éminemment politiques. Nos propositions vont dans le sens d’un nouveau type de société, avec l’égalité d’accès aux soins et le refus de la logique financière au détriment de la population. Nous avons élaboré un plan d’urgence pour l’hôpital public et de nombreuses propositions autant dans l’organisation du système de santé dans sa globalité que dans son financement (100 % Sécu, pôle public du médicament, nouvelle loi de santé publique, etc.). Ces propositions sont toutes disponibles sur le site du PCF.

Christophe Prudhomme Il existe une seule solution qui s’appuie sur les fondamentaux qui ont présidé à l’organisation de notre système de santé  : la Sécurité sociale et le service public. La Sécurité sociale doit couvrir l’intégralité des dépenses en redevenant le collecteur unique des cotisations et le financeur unique du système de santé. Le service public est garant de l’égalité de traitement de tout citoyen, quel que soit son lieu de résidence sur le territoire. Concrètement, il est du rôle de l’État d’organiser une offre de soins dans les territoires grâce à un réseau de centres de santé avec des professionnels salariés, rattachés à des hôpitaux de proximité. Par ailleurs, afin de pouvoir disposer le plus rapidement possible de professionnels en nombre suffisant, il faut supprimer le numerus clausus pour les médecins et les quotas pour les autres professions de santé.

Un «  facteur de croissance  »

«  L’industrie de santé est un facteur de croissance de l’économie, représentant près de 11 % du PIB. Son chiffre d’affaires a doublé en quarante ans. (…) Pour capter ce formidable potentiel de croissance, notre pays dispose d’indéniables atouts mais doit faire face à certaines difficultés.  » Rapport de la Commission pour la libération de la croissance, présidée par Jacques Attali.

Entretiens croisés réalisés par Jérôme Skalski, L’Humanité


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