Joseph Stiglitz : « L’Europe est au bord de l’abîme »

mardi 18 septembre 2018.
 

Dans un entretien à Mediapart, le célèbre prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz s’inquiète de la poursuite de l’austérité dans la zone euro. Il s’alarme aussi des politiques de Donald Trump et de l’explosion des inégalités, dix ans après la crise financière de 2008. Plus que jamais, il plaide pour « augmenter les salaires », réguler la finance et lutter contre les « monopoles ».

Par Mathieu Magnaudeix 5 septembre 2018

Dix ans après la crise de 2008, où en est la régulation financière ? Membres de l’ICRICT, une commission indépendante créée il y a trois ans qui propose notamment de réformer la taxation des multinationales, d’éminents économistes et défenseurs d’une régulation de la finance se sont réunis mardi 4 septembre à New York. Parmi eux, le spécialiste des paradis fiscaux Gabriel Zucman, professeur à l’université californienne de Berkeley, la députée européenne écologiste Eva Joly, ou l’économiste indienne Jayati Ghosh, venue dire ses craintes de voir la bulle d’endettement des pays émergents « éclater bientôt, peut-être dès cette année ».

Lui aussi membre de l’ICRICT, le célèbre prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz, professeur à l’université Columbia et ancien chef économiste de la Banque mondiale, a répondu aux questions de Mediapart.

Panama Papers, Paradise Papers, Swiss Leaks, LuxLeaks, Malta Files, etc. Depuis la crise de 2008, de grandes enquêtes internationales ont prouvé l’ampleur de l’évasion fiscale dans le monde. Mais la situation a-t-elle vraiment changé ?

Joseph Stiglitz. La crise financière de 2008 n’a pas été provoquée par les paradis fiscaux, mais il est assez remarquable de constater la lumière crue qu’elle a projetée sur eux. Et c’est une bonne chose ! Grâce au travail d’investigation de journalistes du monde entier, on s’est rendu compte de la magnitude de l’évasion fiscale, mais aussi de l’évitement fiscal, qui privent les États de ressources cruciales. Les restrictions budgétaires qui ont suivi la crise ont d’ailleurs accru cette prise de conscience et rendu l’opinion très sensible à ces questions.

Plus récemment, je pense que l’élection de Donald Trump a aussi aidé à cette prise de conscience. Le président américain est un expert incontesté du blanchiment d’argent. Avec lui, l’opinion a découvert ce marché obscur où toutes sortes de gens miteux blanchissent de l’argent sale en achetant et revendant des appartements de luxe. C’est exactement le modèle de Trump ! (Il regarde par la fenêtre, au 34e étage d’une tour de Manhattan, qui donne sur des gratte-ciel sur la 3e Avenue).

Tout cela a fini par renforcer le sentiment que dans une ville comme celle-ci, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Les gens ordinaires ne peuvent plus acheter de biens immobiliers. Les plus pauvres habitent à l’extérieur et doivent chaque jour faire de longs trajets. Mais au cœur de la ville, il y a des milliers et des milliers de mètres carrés vides, propriété de riches spéculateurs, qui s’en servent souvent à des fins de blanchiment. Ce genre de chose renforce la colère des citoyens.

Y a-t-il eu des progrès depuis dix ans pour réduire les paradis fiscaux et réguler les marchés financiers ?

Sur la transparence du système financier international et l’évasion fiscale, il y a eu certains progrès. Mais c’est loin d’être suffisant. Le verre reste aux trois quarts vide. Quant au système financier, est-il plus stable qu’il y a dix ans ? Je dirais probablement. Les seuils de capitaux minimums exigés [des banques – ndlr] ont été augmentés, il y a davantage de supervision. Mais ce n’est clairement pas suffisant. Au cours des trois ou quatre dernières années, il y a même eu d’importantes rechutes, avec la remise en cause de régulations financières adoptées après la crise. La pression des grandes banques américaines a été couronnée de succès. À l’instar de Citigroup, elles ne se cachent pas de faire pression au travers d’amendements législatifs écrits par leurs lobbyistes.

La différence avec le monde de 2008, n’est-ce pas que l’urgence est encore plus grande ? Il y a le défi climatique, l’émergence d’énormes entités monopolistiques comme Apple et Amazon (dont les capitalisations boursières dépassent désormais les 1 000 milliards de dollars), l’explosion des inégalités. Le sénateur socialiste américain Bernie Sanders cite souvent ce fait frappant : aux États-Unis, la fortune cumulée de trois milliardaires, Warren Buffett, Bill Gates et Jeff Bezos, est supérieure au bas de laine de la moitié des Américains les plus modestes…

L’urgence de la question des inégalités est en effet la grande différence. En mars 2011, lorsque j’ai fait paraître un article sur la captation par 1 % des Américains du quart des revenus, il n’y avait pas encore de prise de conscience globale. Désormais, on sait qu’au cours des trois ou quatre dernières décennies, presque tous les bénéfices de la croissance sont allés aux plus aisés. Le capitalisme est en échec. Malgré les progrès fantastiques de la recherche médicale, l’espérance de vie aux États-Unis est en train de décliner, c’est inouï. De plus en plus de gens se disent que le rêve américain est un mythe. L’élection de 2016 est la preuve que l’explosion des inégalités a désormais des conséquences politiques et sociales majeures.

Justement, Donald Trump, le héraut du « Make America great again », a été élu il y a deux ans. Il se vante souvent d’un taux de chômage au plus bas depuis dix-huit ans et des records de la bourse, autant de preuve, dit-il, de son succès. Que penser de ses politiques économiques ?

D’abord, elles ne marchent pas pour la plupart des Américains. Le marché des actions monte parce que les salaires sont faibles et les taux d’intérêt sont bas. En baissant les salaires et en transférant l’argent vers les profits, il n’est pas difficile de faire monter les marchés d’action, a fortiori si vous baissez les impôts des entreprises ! La réforme fiscale de Trump, une baisse d’impôt massive pour les milliardaires et les grandes entreprises, a substantiellement creusé le déficit budgétaire américain [il pourrait atteindre mille milliards de dollars en 2020 selon le Congrès américain – ndlr] mais la croissance supplémentaire créée par ce cadeau fiscal massif est en réalité très faible. C’était une très mauvaise réforme fiscale, dont l’impact ne sera que de très court terme et minime. Rajoutons à ça le protectionnisme de Trump, qui plonge le monde dans l’incertitude…

Que pensez-vous des « guerres commerciales » lancées par Trump avec la Chine, l’Europe, etc. ?

Dans les guerres commerciales, tout le monde perd. Donald Trump s’est donné comme objectif de réécrire les règles du commerce international pour donner un avantage significatif aux États-Unis et réduire le déficit commercial américain. Mais ce sont des fadaises. Ce qui détermine les déficits commerciaux, c’est la macroéconomie, et quoi qu’il fasse, le déficit commercial américain va s’aggraver. Derrière la rhétorique et ses rugissements, il récolte des cacahuètes.

Regardez l’accord avec le Mexique, récemment annoncé en fanfare. Les États-Unis ont en réalité obtenu une concession mineure sur la part de voitures construites en Amérique du Nord : c’est peu et cela risque in fine d’augmenter les coûts de production et donc de détruire des emplois. L’accord avec la Corée du Sud n’aura pas non plus beaucoup d’effet : la Corée a accepté de faire entrer davantage de voitures américaines qui ne respectent pas forcément leurs critères de sécurité. Mais les Coréens ne les achètent pas ! Qu’il y en ait davantage sur le marché ne changera pas la donne.

Dans la presse américaine, on lit fréquemment des analyses qui annoncent une nouvelle crise financière. Certains pointent les excès de la finance, d’autres la bulle énergétique aux États-Unis, d’autres encore le caractère insoutenable de l’endettement des ménages américains. Doit-on craindre une nouvelle crise ?

Pour la Turquie et l’Argentine, on y est déjà. On se doutait que les politiques d’« assouplissement quantitatif » mises en place par les banques centrales après la crise allaient poser un problème pour les économies émergentes lorsque les taux d’intérêt allaient remonter, à cause de leurs déficits et de leurs dettes. C’est ce qui est en train de se passer et on ne connaît pas le degré de contagion. D’un point de vue global, c’est le risque le plus imminent.

Après, il y a ce que vous mentionnez, notamment la dette étudiante des Américains qui atteint 1 500 milliards de dollars. L’effet négatif sur notre économie est déjà là. De très nombreux Américains ne peuvent plus acheter de bien immobiliers, ils retardent leurs projets familiaux, cela affaiblit l’économie. Le problème, c’est que passé son effet cosmétique, la réforme fiscale de Trump va commencer à avoir un impact négatif sur l’économie. On peut donc s’attendre à un ralentissement économique significatif en 2019 en 2020. À ce moment-là, les dettes pourraient accélérer les problèmes.

Vous avez depuis longtemps mis en garde contre l’absence de réforme de l’euro et les politiques d’austérité. L’Europe est-elle en train de sombrer ?

Il est décevant de constater qu’alors que le risque grec a diminué, les efforts pour réformer l’euro et la zone euro ont aussi diminué, tandis que les politiques d’austérité ont continué. La Grèce est toujours en dépression avec des objectifs de surplus budgétaires qui risquent de l’étouffer, les jeunes Grecs continuent de fuir leur pays, et l’Europe semble fermer les yeux. Avec son nouveau gouvernement qui envisage une sortie de l’euro, l’Italie est un risque de crise potentielle. Si l’Europe ne réforme pas l’euro, je pense qu’il faut anticiper une crise. Des pays quitteront l’euro, réellement ou de facto en créant des monnaies parallèles.

L’Europe est au bord de l’abîme. Et quand vous restez au bord de l’abîme, il y a une bonne chance que vous tombiez.

Le président français Emmanuel Macron affiche son intention de réformer l’Europe. À domicile, il mène des politiques orthodoxes.

Il a une vision de l’Europe mais elle ne semble pas convaincre l’Allemagne et d’autres pays. Encore une fois, à part une réforme de l’eurozone et de l’euro, la possibilité de politiques expansionnistes est très limitée. En attendant, l’Europe pratique la dévaluation interne, ce qui cause la récession, affaiblit l’économie, compresse les salaires. L’autre piste, c’est une taxe carbone européenne qui stimulerait l’économie.

En France, en Europe, aux États-Unis, les progressistes recherchent des politiques pour résoudre la question des inégalités, répondre aux défis du changement climatique, lutter contre l’autoritarisme et l’extrême droite. Que leur suggérez-vous ?

Une des sources des inégalités, c’est le déséquilibre croissant entre d’un côté le pouvoir toujours plus grand des monopoles, et de l’autre l’affaiblissement du pouvoir de négociation des salariés. Il faut donc renforcer les syndicats et attaquer les monopoles, à la fois en les régulant et en renforçant la concurrence. Par ailleurs, il faut davantage de redistribution – songez qu’aux États-Unis nous avons un système fiscal non pas progressif, mais régressif ! –, augmenter les salaires des travailleurs, renforcer l’éducation publique, réduire le poids des transferts intergénérationnels avec une taxe sur l’héritage, améliorer la santé, le logement, avoir l’objectif d’un emploi pour tous.

Aux États-Unis, plusieurs figures émergentes du Parti démocrate proposent une « garantie d’emploi » pour les salariés. Ce pourrait même être une des idées phares du candidat opposé à Trump à la présidentielle de 2020. Qu’en pensez-vous ?

C’est une des idées que je soutiens. Pour les classes les plus populaires, et les minorités, le marché ne fonctionne pas comme il devrait. D’un côté, il y a d’énormes besoins, par exemple pour entretenir les villes et apporter des soins aux personnes âgées. De l’autre, plein de gens n’ont pas de travail. Faire se rencontrer les deux réduirait les inégalités, stimulerait l’économie et bénéficierait à toute la société.

Trump est au pouvoir, l’Europe est rongée par l’extrême droite et pourtant vous restez optimiste…

Je n’ai jamais vu les jeunes Américains aussi motivés. Ils réalisent que leur futur est en jeu. Notre démocratie prend l’eau, l’économie est défaillante, mais ils ont encore confiance dans nos processus démocratiques. Ils ont compris que la direction dans laquelle nous entraîne le Parti républicain est un trou noir. Quand je voyage, je sens cela aussi en Europe et dans d’autres parties du monde. Voilà mon espoir.


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