Le présidentialisme, voilà l’ennemi !, par Edwy Plenel

samedi 13 octobre 2018.
 

« Le cléricalisme ? Voilà l’ennemi ! » Si ce discours de Léon Gambetta à la Chambre des députés, le 4 mai 1877, est resté dans les mémoires, ce n’est pas seulement à cause de cette exhortation. C’est parce qu’il précipita la fin de la République d’ordre moral bâtie sur les ruines ensanglantées de la Commune de Paris et accompagna la chute de son président, le maréchal Mac Mahon, alors en route vers un pouvoir personnel d’essence monarchique. « Quand la France aura fait entendre sa voix souveraine, croyez-le bien, Messieurs, il faudra se soumettre ou se démettre » : le 15 août de la même année, cet autre discours de Gambetta, à Lille, résuma la campagne électorale qui vit une large victoire des républicains, suivie en janvier 1879 de la démission de Mac Mahon, puis de l’avènement véritable de la Troisième République avec ses premières lois fondatrices, notamment sur l’école gratuite et la liberté de la presse.

Sous le Second Empire, Gambetta s’était fait connaître, en 1868, par sa vibrante plaidoirie pour le journaliste Charles Delescluze, poursuivi pour avoir ouvert une souscription publique afin d’ériger un monument à la mémoire d’Alphonse Baudin, député de la Deuxième République mort, le 3 décembre1851, en s’opposant au coup d’État, commencé la veille, du futur Napoléon III, aux côtés des ouvriers et artisans du faubourg Saint-Antoine à Paris. Sur le banc des prévenus siégeait un autre journaliste, Alphonse Peyrat, qui avait eu l’idée de cette souscription et qui, après 1871, deviendra député puis sénateur quand Delescluze, devenu communard, donna sa vie aux idéaux démocratiques et sociaux, sur la barricade du Château-d’eau, aux derniers jours de la Semaine sanglante. Or c’est à Peyrat que Gambetta rendait hommage dans son célèbre discours de 1877 : « Je ne fais que traduire les sentiments intimes du peuple de France en disant ce qu’en disait un jour mon ami Peyrat : le cléricalisme ? Voilà l’ennemi ! »

Vus de Mediapart, ces repères historiques ne sont pas lettres mortes mais traces vivantes. Installés dès l’origine, début 2008, dans le faubourg Saint-Antoine, nous passons chaque jour à côté du croisement de rues où le député Baudin est mort pour la République démocratique et sociale. Sa mémoire nous a accompagnés dès l’annonce de notre projet de presse libre et indépendante dont la date ne fut pas choisie par hasard : le dimanche 2 décembre 2007. Nous voulions d’emblée inscrire ce journal dans le refus de cette longue confiscation démocratique qui est au ressort du malaise politique français, sous ces divers avatars, de l’absolutisme monarchique au bonapartisme impérial d’hier jusqu’au césarisme présidentiel d’aujourd’hui instauré par une Cinquième République qui ne cesse de dévitaliser notre vie publique. Depuis, sous trois présidences, de Nicolas Sarkozy à Emmanuel Macron en passant par François Hollande, nous documentons ce renoncement essentiel où s’accroissent la dépression citoyenne et la démobilisation électorale (lire l’article de François Bonnet sur le grand Moloch de la Cinquième République).

Auparavant, la génération fondatrice de notre journal avait été témoin, sous la première alternance de droite à gauche concrétisée par quatorze longues années de présidence de François Mitterrand, de la sourde corruption de la gauche par le présidentialisme. C’est de cette époque que datent bien des caractéristiques de la situation actuelle : l’ascension d’une caste énarchique privatisant les fonctions publiques et détournant l’intérêt général à son profit ; la dissolution des ambitions sociales dans une conversion à la compétition au détriment de la solidarité ; le terrain idéologique tôt concédé à l’extrême droite renaissante par refus d’un imaginaire radicalement concurrent. Déjà, les institutions avaient gangréné l’espérance, dévorant les personnages qui prétendaient s’imposer à elles. Devenu monarque républicain, au point d’être appelé « Dieu », l’homme de la dénonciation du « coup d’État permanent » en était devenu lui-même le jouet, survivant dans un palais de l’Élysée surnommé « le Château » à mesure que son camp s’étiolait, de divisions en déceptions.

Définitivement verrouillé par le passage au quinquennat doublé, sous Lionel Jospin premier ministre, par une fatale inversion du calendrier au détriment des élections législatives et, donc, du parlementarisme, le présidentialisme est au régime présidentiel ce que le cléricalisme est aux religions : une dépossession des fidèles, une confiscation de la foi. La volonté de tous y est remplacée par le pouvoir d’un seul. Ce n’est pas le fait qu’il y ait une présidence de la République, c’est que la République soit aux mains du président. Legs du bonapartisme français, ce césarisme qui laïcisa la monarchie de droit divin sur les décombres d’une révolution démocratique trahie et inachevée, notre présidentialisme est un régime d’exception devenue la norme. Une norme dont l’excès n’a cessé de s’étendre depuis que, dans les années 1980, François Mitterrand a transformé la présidence en fortin de résistance aux déroutes électorales tout comme son occupant d’aujourd’hui, Emmanuel Macron, s’estime investi pour cinq années quoi qu’il arrive et, surtout, quoi que pense le pays de sa politique.

De génération en génération, la même malédiction

Sous la Cinquième République, la France est une démocratie de faible intensité. Elle en a l’onction, pas la conviction. L’apparence, pas l’essence. Les mots, pas la culture. Condition d’une république sociale, la démocratie véritable est un écosystème qui suppose équilibres, vitalités et pluralités, précautions et participations. Au lieu de quoi, nous vivons au royaume institutionnel des déséquilibres, des soumissions et des unicités, des brutalités et des autoritarismes. Loin d’être minoritaire, ce point de vue est largement partagé au sein même d’une classe politique qui en souffre autant qu’elle en profite. Mais, le plus souvent, c’est un point de vue de circonstance : d’opposants ruminant leurs défaites et qui s’empresseront de l’oublier à l’approche d’éventuelles victoires électorales, leur promettant ou leur assurant postes et places.

À chaque revers des oppositions du moment, de droite ou de gauche, le même constat est dressé, sans appel : prérogatives étendues à l’excès d’un président irresponsable et intouchable, absence de contre-pouvoirs réellement indépendants et vraiment consistants, pouvoir législatif à la merci de l’agenda du pouvoir exécutif, représentation parlementaire soumise aux disciplines des majorités présidentielles, pouvoir judiciaire ravalé au rang d’autorité contrainte dans ses velléités d’indépendance, système médiatique coincé entre l’oligarchie financière et la servitude étatique, etc.

Hélas, à la manière de chevaux sentant le retour à l’étable, courbant l’échine et changeant d’allure, les porte-voix de ces critiques lucides se font, pour la plupart, une raison à l’approche de l’échéance présidentielle. Ce fut le cas du Parti socialiste qui, s’apprêtant à prendre la succession en 2012, décida, début 2011, sans grande concertation ni consultation militante, de trouver de grandes qualités à la Cinquième République, tout au plus dépréciée par quelques défauts. Le rapporteur était Manuel Valls que l’on retrouvera ensuite, premier ministre de François Hollande, précipitant la chute dans le discrédit de sa famille politique que, depuis, il a précipitamment abandonné. Après bien des introspections et des autocritiques, cette gauche née de l’aventure mitterrandienne plutôt que de l’exigence mendésiste en revient toujours à son point de départ, la fin justifiant le moyen : occuper la place plutôt que la transformer, s’approprier cette présidence plutôt que la réfuter (lire l’article d’Antoine Perraud sur Pierre Mendès France comme antidote à la Cinquième République).

Mais le constat vaut aussi bien pour ces éphémères rénovateurs qui, prétendant dégager le vieux monde politique alors qu’ils en venaient pour la plupart, ont en 2017 raflé la mise présidentielle dans le sillage d’un Emmanuel Macron promettant « une révolution démocratique profonde ». Les voici aujourd’hui ravalés au rang d’un monde encore plus vieux que le précédent, ajoutant l’incompétence à la courtisanerie au point de perdre le sens de l’État, de sa tenue et de sa rigueur, de son exigence et de sa morale. De génération en génération, la même malédiction se reproduit : ils ont beau avoir appris, à leurs dépens, que la clé de voûte du système est la clé de sa corruption, ils préfèrent le conquérir en l’état en se disant qu’il sera bien temps de le réformer. La tentation est trop forte : depuis soixante années qu’existe ce système organiquement déséquilibré, tous les présidents qui se sont succédé n’ont cessé d’envahir tous les autres pouvoirs, de les asservir ou de les conquérir, de les réduire ou de les annexer.

Un tel pouvoir, si peu limité et partagé, est un pousse-au-crime. Ceux qui y cèdent se font complices d’une République discréditée et désaffectée, tant, aux yeux de ses citoyens, elle est devenue principauté de l’irresponsabilité, de l’entre-soi et de l’entregent. Surtout, ils se font présomptueux, oubliant que ces institutions sont plus fortes qu’eux puisqu’ils se sont privés, par leur pusillanimité et leurs renoncements, du seul levier disponible : la force du peuple. D’un peuple constituant, mis en branle et au travail pour réinventer son bien commun, la démocratie.

Aurons-nous, enfin, le courage qu’ils n’ont pas ou plus ? Car, après tout, de cette situation qui s’éternise et nous épuise, nous sommes les premiers comptables. Nous avons laissé faire et nous laissons encore faire, spectateurs complaisants du ballet des présidentiables.

« La première raison de la servitude volontaire, écrivait Étienne de La Boétie, c’est l’habitude. » Cette habitude qui nous fait supporter le pouvoir d’un seul comme s’il était notre tout. Qui nous fait le juger grand parce que nous restons à genoux. « Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres, poursuivait l’ami de Montaigne. Je ne veux pas que vous le heurtiez ni que vous l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse dont on dérobe la base, tomber de son propre poids et se briser. »

Il ne reste plus qu’à…


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