« Les ouvriers chinois se sont réveillés » – Un conflit social emblématique chez le fabricant de robots Jasic

mercredi 24 octobre 2018.
 

Dans une tribune au « Monde », le chercheur Jack Qiu estime que le conflit social qui a éclaté chez le fabricant de robots Jasic, à Shenzhen, est emblématique du renouveau de la mobilisation ouvrière en Chine.

La Chine compte aujourd’hui 4 000 entreprises de robotique, dont Jasic, un fabricant de machines à souder, installé à Shenzhen, dont le site Web présente un robot industriel destiné à remplacer les soudeurs humains. Depuis 2011, Jasic est coté à la Bourse de Shenzhen. Et pourtant, cette entreprise high-tech ne possède, au regard de la loi chinoise sur les syndicats, aucune véritable représentation du personnel.

Au contraire, l’usine est gérée selon un système hiérarchique draconien : chaque ouvrier doit obéir à tout instant aux gardes de l’usine, sous peine d’être « licencié sans indemnités ». Une première infraction mineure est passible d’une amende de 200 yuans (environ 20 €), une deuxième d’une amende de 300 yuans et une troisième d’un licenciement sans indemnités. La liste des pénalités concerne 18 « interdits » et suscite un profond mécontentement parmi les travailleurs.

En revanche, les mécanismes de protection des ouvriers sont quasi inexistants. Selon l’agence d’information officielle Xinhua, l’entreprise a été rappelée à l’ordre, le 22 mai, par les autorités locales pour avoir omis de rémunérer les heures supplémentaires. Au cours de rencontres avec des responsables de la branche locale de la Fédération des syndicats chinois la semaine suivante, la direction de Jasic s’est montrée réticente à autoriser la syndicalisation de son personnel, comme l’autorise pourtant la loi chinoise.

A la mi-juillet, 89 ouvriers de Jasic qui tentaient de créer un syndicat ont été victimes d’intimidations, de mesures de répression et d’accusations mensongères de la part de l’encadrement. Leurs représentants ont été battus, emprisonnés et licenciés. Ces brutalités ont renforcé la détermination des travailleurs, de leurs familles et amis, mais aussi d’ouvriers d’usines voisines.

Drapeaux rouges de sortie

A partir du 20 juillet, la confrontation a pris une dimension nationale et internationale en raison de la vigueur des actions menées par les ouvriers et de leur écho dans les médias, notamment les réseaux sociaux. Des étudiants de plus d’une cinquantaine d’universités ont publiquement exprimé leur soutien à la lutte et leur condamnation de la direction de l’usine. Des groupes maoïstes, comptant nombre de retraités aux cheveux blancs, ont ressorti leurs drapeaux rouges pour s’y joindre.

Une pétition en ligne lancée par des étudiants a recueilli plus de 1 600 signatures en deux jours, rassemblant un éventail idéologique allant des libéraux aux militants de gauche. Une autre pétition, publiée en anglais et en chinois par la sociologue Pun Ngai et moi-même, a été signée par plus de 200 universitaires de 11 pays d’Asie, d’Australie, d’Europe et d’Amérique, parmi lesquels le géographe britannique David Harvey et d’autres intellectuels influents.

Autour de l’usine, étudiants et militants se sont joints aux travailleurs pour mener la campagne de sensibilisation la plus audacieuse et la plus populaire que l’on ait vue en Chine depuis une décennie. Ils ont scandé des slogans communistes, entonné des chants révolutionnaires de l’époque maoïste, pendant que d’autres créaient de la poésie et des œuvres d’art révolutionnaires.

Résistant à la brutalité des policiers, des nervis et des agents infiltrés, ils ont écrit des lettres ouvertes à plusieurs hauts responsables, dont le président Xi Jinping. Cela durant plus d’un mois, jusqu’au 24 août à 5 heures du matin, quand des policiers en tenue de combat ont pris d’assaut une maison occupée par 45 étudiants et 5 ouvriers qui n’avaient pour seule arme que leur smartphone. Tous ont été arrêtés.

Politique de classes

A ce jour, plus de 80 arrestations ont été opérées, ce qui fait de Jasic, qui rêvait de devenir une grande entreprise de robotique, le champion toutes catégories des incarcérations dans l’histoire récente du mouvement ouvrier chinois. Certaines personnes ont été relâchées, d’autres demeurent sous les verrous, dont une ouvrière que l’on a séparée de son bébé de 6 mois.

L’agence d’information officielle Xinhua a qualifié ces événements de « désordres fomentés par des forces étrangères ». « Est-ce qu’ils nous prendraient pour des gamins innocents qu’il est facile de gruger ? s’interrogeait un ouvrier sur le réseau social WeChat. Qui aurait pris de tels risques si l’usine avait respecté la loi et si la police nous avait traités correctement ? »

Cette année 2018 marque le quarantième anniversaire de la réforme et de l’ouverture de la Chine. Pourtant, cette ouverture semble se refermer sur les ouvriers et militants chinois victimes de la répression chez Jasic, qui rappelle celle dont ont été victimes avocats et militants de la société civile ces dernières années. Mais le combat des Jasic a déjà marqué l’histoire en montrant que les travailleurs exigent de véritables droits syndicaux, et non de simples avantages économiques octroyés d’en haut.

L’ampleur prise par cette lutte, l’engagement et le soutien dont elle a bénéficié démontrent qu’après quatre décennies de boum économique la politique de classes a plus que jamais effectué son retour au centre de la société chinoise. Les travailleurs de Jasic se sont organisés pour protéger leurs droits et leur dignité. Leur lutte, radicalisée par les brutalités de la direction et l’oppression des autorités locales, signifie que les ouvriers chinois se sont réveillés.

La question est maintenant de savoir si la direction du Parti va à son tour ouvrir les yeux. Si l’on ne protège pas les droits des travailleurs, inscrits dans la loi et le contrat de travail, le « rêve chinois » officiel risque de dégénérer en un cauchemar capitaliste.

Jack Qiu (Professeur à l’école de journalisme et de communication à l’université chinoise de Hongkong)


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