Le capitalisme raconté par le ketchup

mardi 30 octobre 2018.
 

La force d’un système économique tient à sa capacité à s’insinuer dans les moindres replis de l’existence, et en particulier dans nos assiettes. Une banale boîte de concentré de tomate contient ainsi deux siècles d’histoire du capitalisme. Pour son nouvel ouvrage, Jean-Baptiste Malet a mené une enquête au long cours sur quatre continents. Une géopolitique de la « malbouffe » dont il présente ici un tour d’horizon inédit.

Dans la salle d’un restaurant décorée d’ours et de cobras empaillés, au cœur de la vallée de Sacramento, en Californie, un homme mord dans son hamburger face à une bouteille de ketchup. M. Chris Rufer, patron de la Morning Star Company, règne sur la filière mondiale de la tomate d’industrie. Avec trois usines seulement, les plus grandes du monde, son entreprise produit 12 % du concentré de tomate consommé sur la planète.

« Je suis une sorte d’anarchiste, explique M. Rufer entre deux bouchées. C’est pourquoi il n’y a plus de chef dans mon entreprise. Nous avons adopté l’autogestion » — une « autogestion » où l’informatique remplace les cadres, mais qui ne prévoit pas que les travailleurs contrôlent le capital de l’entreprise. Mécène du Parti libertarien (1), M. Rufer laisse aux employés le soin de se répartir les tâches qui échoient encore à des êtres humains. Dans les ateliers de la ville de Williams, la Morning Star transforme chaque heure 1 350 tonnes de tomates fraîches en concentré. Lavage, broyage et évaporation sous pression sont entièrement automatisés.

Traversé continuellement d’un essaim de camions tractant des doubles bennes de fruits rouges, l’établissement est le plus compétitif du monde. Il fonctionne en trois-huit et n’emploie que soixante-dix travailleurs par rotation. L’essentiel des ouvriers et des cadres ont été éliminés, remplacés par des machines et des ordinateurs. De ce traitement de « première transformation » sortent de grandes caisses contenant différentes qualités de concentré.

Mises en conteneurs, elles circuleront sur tous les océans du globe. On les retrouvera, aux côtés de barils de concentré chinois, dans les mégaconserveries napolitaines qui produisent l’essentiel des petites boîtes de concentré vendues par la grande distribution européenne. Les usines dites « de seconde transformation » des pays scandinaves, d’Europe de l’Est, des îles Britanniques ou de Provence emploieront également du concentré importé comme ingrédient dans leur nourriture industrielle — ratatouille, pizzas surgelées, lasagnes... Ailleurs, ce produit pourpre et visqueux, mélangé à de la semoule ou à du riz, entre dans les recettes populaires et les mets traditionnels, du mafé à la paella en passant par la chorba. Le concentré de tomate est le produit industriel le plus accessible de l’ère capitaliste : on le trouve sur la table des restaurants branchés de San Francisco comme sur les étals des villages les plus pauvres d’Afrique, où il se vend parfois à la cuillère, comme dans le nord du Ghana, pour l’équivalent de quelques centimes d’euro (lire « Des produits chinois frelatés pour l’Afrique »).

Toute l’humanité mange de la tomate d’industrie. En 2016, 38 millions de tonnes de ce légume-fruit (2), soit environ un quart de la production totale, ont été transformés ou mis en conserves. L’année précédente, chaque Terrien avait en moyenne absorbé 5,2 kilos de tomates transformées (3). Ingrédient central de la « malbouffe » (4) autant que de la diète méditerranéenne, la tomate transcende les clivages culturels et alimentaires. Elle n’est soumise à aucun interdit. Les civilisations du blé, du riz et du maïs décrites par l’historien Fernand Braudel ont aujourd’hui cédé la place à une seule et même civilisation de la tomate.

Lorsqu’il presse le flacon Heinz pour couvrir ses frites d’une nouvelle giclée de ketchup, produisant ce bruit caractéristique que des milliards d’oreilles ont appris à reconnaître depuis l’enfance, M. Rufer n’a sans doute en tête ni la composition de la sauce ni son histoire mouvementée. Si, malgré sa couleur rouge, le « tomato ketchup » n’a pas le goût de la tomate, c’est que sa teneur en concentré varie entre 30 % et... 6 % selon les fabricants, pour 25 % de sucre en moyenne. Aux États-Unis, il s’agit de sirop de maïs (génétiquement modifié, la plupart du temps). Mis en cause dans l’épidémie d’obésité qui frappe le pays, omniprésent dans l’alimentation industrielle des Américains, ce « glucose-fructose » coûte moins cher que les sucres de canne ou de betterave. Dopés à l’amidon modifié, aux épaississants et aux gélifiants comme la gomme xanthane (E415) ou la gomme de guar (E412), les pires ketchups représentent l’aboutissement d’un siècle de « progrès » agroalimentaire.

Dans les usines de M. Rufer comme dans toutes les installations de transformation du globe, l’essentiel de la technologie vient d’Italie. Née au XIXe siècle en Émilie-Romagne, l’industrie de la tomate a connu une expansion planétaire. C’est en émigrant, à la fin du XIXe siècle, que des millions d’Italiens diffusent l’usage culinaire de la tomate transformée et stimulent les exportations de conserves tricolores vers l’Argentine, le Brésil, les États-Unis. En Italie, durant la période fasciste, la boîte en fer symbolise la « révolution culturelle » inspirée du futurisme qui exalte la civilisation urbaine, les machines et la guerre. La tomate en conserves, nourriture de l’« homme nouveau », conjugue ingénierie scientifique, production industrielle et conservation de ce qui a été cultivé sur la terre de la patrie. En 1940 se tient à Parme la première « Exposition autarcique des boîtes et emballages de conserve », un événement qui fait la fierté des hiérarques du régime. La couverture de son catalogue montre une boîte de conserve frappée des lettres AUTARCHIA. L’autarcie verte, la voie économique suivie par le fascisme, rationalise et développe l’industrie rouge. « De nos jours, deux aliments globalisés de la restauration rapide, le plat de pâtes et la pizza, contiennent de la tomate. C’est là, en partie, l’héritage de cette industrie structurée, développée, encouragée et financée par le régime fasciste », souligne l’historien de la gastronomie Alberto Capatti.

par Jean-Baptiste Malet


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