Où va la Turquie ?

vendredi 15 juin 2007.
 

La Turquie revient à la une de l’actualité au moment où la question de l’union politique européenne est relancée par l’élection présidentielle française. La volonté de la chancelière allemande d’obtenir une unité que certains Etats refusent toujours n’est pas étrangère aux questions que posent l’adhésion de ce pays. Elle ajoute une divergence supplémentaire à toutes celles qui sont en débat entre les 27 pays membres.

La Turquie dont le modèle républicain et laïc, imposé par Atatürk est directement inspiré de la révolution jacobine française, doit-elle élire son président au suffrage universel direct. Comme en France ! En dehors de l’aspect concernant l’évolution des institutions, régime parlementaire ou présidentiel, ce qui est en jeu c’est quelle sera l’orientation d’une Turquie dirigée par Recep Tayyip Erdogan, premier ministre d’un parti musulman qui veut faire élire président Abdullah Gül, un intégriste issu de ses rangs. Or si la population turque est musulmane à 95 %, elle n’est pas pour autant islamiste et encore moins intégriste : 80 % des Turcs rêvent de la liberté à l’européenne, pour des raisons différentes, voire opposées, entre Kurdes, laïcs, milieu des affaires, ou paysans misérables d’Anatolie. Même les Islamistes sont pro-européens. L’armée garante de la révolution kémaliste qui a brisé les archaïsmes religieux a fait invalider l’élection à la présidence du candidat islamiste par un parlement majoritairement AKP1.

Les laïcs, opposition minoritaire et disparate2, emmenée par le Parti Républicain du Peuple, ont manifesté dans la rue pour garder les valeurs républicaines, mais par ailleurs ils s’opposent aux généraux dont ils jugent l’influence incompatible avec une évolution démocratique du pays.

Les exigences de Bruxelles ont représenté un levier sans pareil pour mettre en oeuvre des réformes qui ont changé 40 % de la Constitution de 1982 issue du coup d’Etat militaire de 1980. Cependant il n’y a pas eu de coupure avec le rôle décisif qu’exercent encore les généraux au travers du Conseil National de Sécurité3. Ce qui est essentiel pour les démocrates laïcs et aussi pour les islamistes. Nombre de réformes votées sont peu appliquées dans la réalité :

- comme le respect des droits des femmes toujours victimes de violences conjugales ;

- comme le respect des droits de s’éduquer ou d’être informé dans leur langue par les Kurdes.

L’article 302 du code pénal sur la diffamation en public de l’identité turque ou 305 sur la protection des valeurs de l’Etat permettent des interprétations qui n’ont que de lointains rapports avec l’exercice de la liberté d’expression.

C’est toute l’ambiguïté de la Turquie : pont entre l’Orient et l’Occident, entre les cultures, où se mélangent les peuples et les influences modernes ou traditionalistes, à cheval sur l’Europe et l’Asie, entre autoritarisme et démocratie. la Turquie est à l’image de ces deux visages, le musulman conservateur avec ses minarets et ses femmes voilées, et son volet moderne à l’occidental, vêtures et belles voitures, les souks et les quartiers d’affaires d’Istanbul où s’élèvent les gratte-ciels des sociétés multinationales.

Pourquoi entrer dans l’Union européenne ?

Les élites turques se sentent de longue date pleinement européennes. Mustapha Kemal disait :

« la civilisation, c’est l’Occident, le monde moderne dont la Turquie doit faire partie si elle veut survivre. »

Dès 1963 De Gaulle et Adenauer saluaient la vocation européenne d’une Turquie que l’on qualifiait en 1920 d’homme malade de l’Europe...

Pour la Turquie progressiste, L’UE représente un avenir, une garantie de l’évolution démocratique du pays. Les laïcs démocrates ont conscience que l’islamisation provoquerait un rejet définitif des opinions européennes à l’égard de l’adhésion de la Turquie.

Le parti au pouvoir qui se présente comme modéré, s’il ne peut pas faire appliquer la Charia et a du renoncer a criminaliser l’adultère, s’attaque néanmoins aux signes laïcs, s’essayant à leur remise en cause par les pressions exercées. Le gouvernement a réussi par exemple, paradoxalement en utilisant la réglementation européenne sur l’hygiène, à interdire presque totalement l’élevage des porcs et leur commercialisation.

La crise institutionnelle turque s’inscrit en contrepoint de la crise institutionnelle européenne :

- l’Europe. est-elle une simple zone de libre échange comme le souhaite le Royaume-Uni, la Pologne ?

- ou l’UE. doit-elle se doter d’institutions politiques pour devenir un super Etat fédéral, ou une confédération d’Etats ?

Selon l’orientation choisie, on peut donner une réponse à la question de l’adhésion de la Turquie à l’UE. S’il s’agit d’une simple zone économique, inutile de poursuivre sur le chemin de l’adhésion inauguré par l’accord d’association du 12 septembre1963, poursuivi par l’Union douanière entrée en vigueur le 1.01.96, le Partenariat pour l’adhésion conclu en 2000 sous la présidence française, révisé en 2003, conforté par la clause de Rendez-vous de 2004.

Pour les Turcs c’est le choix entre la démocratie libérale à l’occidentale ou la tentation islamiste, le rejet vers un Moyen-Orient au coeur des conflits qui agitent le monde : la Palestine, l’Irak, la Syrie, l’Iran, dont la question kurde est un élément. Etre rejetés, c’est aussi se confronter avec la Russie, pour l’influence sur les républiques turcomènes de l’Asie central soviétique.

Pour l’UE, intégrer la Turquie c’est aussi intégrer toutes ces questions. Mais c’est également en favorisant l’évolution démocratique de ce pays, l’arrimer à l’Occident et jouer un rôle éminent, plus important dans l’apaisement de ces conflits qui de toutes façons concernent son Sud méditerranéen.

La Turquie, ce serait aussi le pays le plus peuplé de l’UE avec 86 millions d’habitants en 2020, donc un poids majeur au parlement européen, d’une nation ...musulmane. Ce que les laudateurs des « racines chrétiennes » de l’Europe ne sont pas près d’accepter.

Ce sera aussi une lourde facture à payer, en plus de celle des pays de l’Est, elle pourrait s’élever à 28 milliards d’euros par an en 2025.

L’armée perdra irrémédiablement son pouvoir en cas d’adhésion à l’UE. Elle n’y est donc pas très favorable et bloque en particulier le règlement de la question de Chypre et de son occupation illégale qui est une autre condition de l’adhésion.

Les islamistes ont intérêt à l’adhésion car elle ferait sauter le verrou militaire qui à leurs yeux les empêche d’étendre leur influence religieuse et politique, un intérêt commun avec les laïcs, mais pour des raisons diamétralement opposées...

Quelque soit le choix des citoyens et des Etats de l’UE, l’entrée de la Turquie n’est pas pour demain, elle se profile à l’horizon de 2020. Mais l’Union a en mains les meilleures raisons de favoriser tous les rapprochements possibles et prévenir le « choc des civilisations entre Islam et Occident ».

1 AKP : Parti de la Justice et du développement (islamiste)

2 Nota : Si les élections législatives de 2002 ont donné la majorité absolue à l’AKP avec 364 sièges sur 550 grâce au scrutin uninominal à un tour, ce parti n’a cependant recueilli que 34,2 %. Le seul autre parti a réussi à franchir le seuil minimum de 10 % pour être représenté au parlement est le CHP ( Parti Républicain du Peuple) avec 19 % des voix.

C’est le parti d’Atatürk, laïc et affilié à l’internationale socialiste).

3 Le conseil national de Sécurité (MGK) : le vrai pouvoir politique en Turquie est entre les mains du MGK et dans son secrétariat qui regroupe le président de la République, le

Premier ministre et les ministres de la défense, de l’intérieur, de la Justice, les chefs des trois armées, ainsi que le chef de l’Etat-major.

· ALTERNANCE : depuis 25 ans, le gouvernement sortant n’a jamais gagné une élection, faisant de l’instabilité gouvernementale la véritable faiblesse de ce pays et la marque de la profonde insatisfaction d’électeurs (majoritairement conservateurs) face à la médiocrité de l’offre politique de partis corsetés par l’armée. Qu’en sera-t-il cette fois-ci ?

· Au cas ou l’AKP s’emparerait de la présidence, le risque d’un coup d’Etat militaire est réel. La seule réponse possible, c’est l’Union de l’opposition autour du Parti Républicain du Peuple.


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