Aux sources du libéralisme autoritaire. Un chapitre du dernier livre de G. Chamayou

lundi 7 janvier 2019.
 

Grégoire Chamayou, La Société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, Paris, La Fabrique, 2018.

Résumé du livre

Partout, ça se rebiffait. Les années 1970, a-t-on dit à droite et à gauche, du côté de Samuel Huntington comme de Michel Foucault, ont été ébranlées par une gigantesque « crise de gouvernabilité ».

Aux États-Unis, le phénomène inquiétait au plus haut point un monde des affaires confronté simultanément à des indisciplines ouvrières massives, à une prétendue « révolution managériale », à des mobilisations écologistes inédites, à l’essor de nouvelles régulations sociales et environnementales, et – racine de tous les maux – à une « crise de la démocratie » qui, rendant l’État ingouvernable, menaçait de tout emporter.

C’est à cette occasion que furent élaborés, amorçant un contre-mouvement dont nous ne sommes pas sortis, de nouveaux arts de gouverner dont ce livre retrace, par le récit des conflits qui furent à leurs sources, l’histoire philosophique.

On y apprendra comment fut menée la guerre aux syndicats, imposé le « primat de la valeur actionnariale », conçu un contre-activisme d’entreprise ainsi qu’un management stratégique des « parties prenantes », imaginés, enfin, divers procédés invasifs de « détrônement de la politique ».

Contrairement aux idées reçues, le néolibéralisme n’est pas animé d’une « phobie d’État » unilatérale. Les stratégies déployées pour conjurer cette crise convergent bien plutôt vers un libéralisme autoritaire où la libéralisation de la société suppose une verticalisation du pouvoir. Un « État fort » pour une « économie libre ».

Chapitre 24. Aux sources du libéralisme autoritaire

« Le gouvernement n’étant, selon lui, qu’un mal nécessaire, il a conclu qu’il n’en fallait que le moins possible. C’est une […] erreur. Il n’en faut point hors de sa sphère  ; mais, dans cette sphère, il ne saurait en exister trop. La liberté gagne tout à ce qu’il soit sévèrement circonscrit dans l’enceinte légitime  ; mais elle ne gagne rien, elle perd au contraire, à ce que, dans cette enceinte, il soit faible  ; il doit toujours y être tout-puissant » (Benjamin Constant)[1].

La «  démocratie illimitée  » glissant inexorablement vers un «  État totalitaire  », il est nécessaire de lui poser des bornes. Tel est le leitmotiv de la pensée politique de Hayek, au moins depuis 1944 et La Route de la servitude.

Mais ce thème paradoxal de la «  démocratie totalitaire  », d’où vient-il  ? C’est d’abord la reprise d’un lieu commun rassis de la pensée réactionnaire, motif classique d’une longue tradition de haine de la démocratie qui remonte, pour la période moderne, aux anti-Lumières. Hayek ne l’ignore pas, lui qui renvoie sur ce point à un livre de Franz Neumann où l’on peut lire ceci  :

«  Depuis la Révolution française se sont propagées des théories anti-libérales et anti-démocratiques affirmant que la démocratie doit nécessairement déboucher sur le règne de la foule […]. L’État total apparaît alors comme l’aboutissement nécessaire de la démocratie. De Maistre, Bonald, Donoso Cortes, Spengler, Ortega y Gasset répètent tous cette idée sous une forme ou une autre  »[2].

Tout en s’inscrivant résolument dans cette tradition – à proprement parler donc, «  anti-libérale  » – Hayek fait un distinguo qui dissipe l’incohérence apparente d’un tel positionnement. Il y a en effet pour lui historiquement deux libéralismes, l’un authentique, anglo-saxon, dont il se réclame, celui de Smith, mais aussi de Burke, l’autre factice, continental, qu’il exècre, celui de «  Voltaire, Rousseau, Condorcet, et de la révolution française qui devinrent les ancêtres du socialisme moderne  »[3]. L’opposition entre «  démocratie libérale et démocratie totalitaire  » n’exprime au fond que «  l’antagonisme entre libéralisme et socialisme  »[4].

Mais, chez Hayek, cette idée a aussi une source plus proche et plus précise. La thèse selon laquelle «  l’État-providence démocratique naissant était destiné à saper l’État de droit  » lui venait de ses lectures de jeunesse  : «  Pour ceux qui connaissent bien les débats juridiques de l’époque de Weimar, commente William Scheuerman, une grande partie du récit de Hayek est étonnamment peu original  ; sa propre socialisation intellectuelle, comme il le note à plusieurs reprises, s’est clairement déroulée à l’ombre des débats de Weimar. En fait, son analyse présente des parallèles frappants, à bien des égards, avec celle de Carl Schmitt »[5].

«  La faiblesse d’un gouvernement démocratique omnipotent, note Hayek dans Droit, législation, liberté, a été clairement distinguée par Carl Schmitt, l’extraordinaire analyste allemand de la politique qui, dans les années 1920, a probablement mieux compris que quiconque le caractère de la forme de gouvernement qui se développait alors – et qui à mon sens, par la suite, s’est régulièrement rangé du mauvais côté, tant au plan moral qu’intellectuel  »[6].

Tout en condamnant donc les choix politiques ultérieurs de Schmitt, Hayek reprend à son compte sa critique pré-nazie de la démocratie.

Le concept-clé, pour saisir la caractérisation schmittienne de cette forme de gouvernement, est celui d’«  État total  »[7]. Lorsque Schmitt introduit cette formule, au début des années 1930, elle évoque immédiatement le «  stato totalitario  » fasciste. Il faut rappeler que l’adjectif «  totalitaire  » était alors employé positivement, à des fins d’autocélébration, par Mussolini et ses sbires[8]. Mais Schmitt, comme à son habitude, déplace le sens des termes. S’emparant de ce lexique à contre-emploi, il l’applique dans un premier moment, de façon dépréciative, à la démocratie parlementaire. Schmitt assortissait cette requalification d’une thèse historique impressionniste que Hayek fera sienne. Elle tient en une proposition  : «  l’État neutre du xixe siècle libéral  » est en train de se transformer en «  État total  »[9].

Total en quel sens  ? En ce qu’il intervient «  dans tous les domaines de la vie  ». L’État-providence étendant ses prérogatives à tout un ensemble de questions sociales et économiques qui n’étaient pas jusque-là du ressort de la puissance publique, sa sphère devient totale, englobant toutes choses. Dans une situation où État et société deviennent identiques, écrit Schmitt, «  il n’est plus possible de faire la distinction entre les questions qui sont politiques, qui, en tant que telles, concernent l’État, et les questions qui sont sociales et donc non-politiques  »[10]. Quand tout est politique, l’État est sans dehors.

Mais à quoi ce phénomène est-il dû  ? C’est «  dans la démocratie, répond Schmitt, que se trouve la cause de l’État total contemporain ou plus exactement de la politisation totale de l’ensemble de l’existence humaine  »[11]. Si l’État s’étend, c’est parce qu’un gouvernement démocratique est continuellement sommé de «  répondre aux exigences de toutes les parties intéressées  »[12]. Si l’État intervient dans l’économie, c’est parce que la société intervient dans l’État. L’étatisation de la société n’est que l’effet de la «  sociétalisation  » de l’État.

Or cette extension du champ de l’État n’est en rien, paradoxalement, une manifestation de force  : «  ce n’est pas par vigueur et par puissance, mais par faiblesse qu’un État-partis pluraliste devient “total” »[13]. Faiblesse d’abord car il croît de façon passive, devenant le jouet d’intérêts sociaux qui en prennent en quelque sorte possession par le bas  ; faiblesse ensuite car plus sa sphère s’étire, plus sa force s’atténue. Plus cet État semble omnipotent, plus il se fait en réalité impuissant. L’ancien Léviathan, déchu, devenu simple «  auto-organisation de la société  »[14] perd toute transcendance  ; il s’amollit et dégénère.

Hayek, mais aussi Schumpeter, qui avaient une connaissance de première main des analyses schmittiennes de la démocratie, furent les passeurs de ces thèses dans l’après-guerre. Elles constituèrent à distance l’une des matrices intellectuelles des discours sur la crise de gouvernabilité de la démocratie élaborés dans les années 1970[15].

***

Le 23 novembre 1932, au seuil de l’accession d’Hitler au pouvoir, Carl Schmitt prononça une conférence à l’invitation d’une organisation patronale, la Langname Verein[16]. Selon Jean-Pierre Faye, qui y voit un événement décisif, ce discours de Schmitt a joué un rôle déterminant pour rallier le patronat allemand à l’option nazie[17]. Son titre annonçait le programme  : «  État fort et économie saine  »[18].

Dans ce texte, Schmitt opérait une distinction entre deux versions de la notion d’«  État total  », l’une qu’il rejetait, l’autre qu’il appelait de ses vœux. La première, nous venons de la rencontrer  : c’est l’État total «  quantitatif  ». Un État non pas fort, mais faible en raison de son extension. «  Ce genre d’État total est un État qui s’étend indistinctement à tous les domaines, à toutes les sphères de l’existence humaine […]. Il est total en un sens purement quantitatif, en un simple sens de volume et non d’intensité ou d’énergie politique  »[19].

Mais comment en finir avec cet État total-là  ? «  Seul un État très fort, affirme Schmitt, pourrait rompre ce terrible enchevêtrement  »[20]. La solution, pour trancher le nœud gordien de l’État total, c’est l’État total, mais pris en un autre sens. À «  l’État total quantitatif  », il oppose l’«  État total qualitatif  » – un État «  total dans le sens de la qualité et de l’énergie, tout comme l’État fasciste se qualifie de “stato totalitario”  »[21]  ; un État fort, qui concentre entre ses mains toute la puissance de la technique moderne, à commencer par les moyens militaires et les nouveaux instruments de communication de masse  ; un État militaro-médiatique, guerrier et propagandiste, doté du nec plus ultra technologique en matière de répression des corps et de manipulation des esprits. Mobilisant des «  moyens de puissance inouïs  »[22], cet État-là ne tolérera plus «  l’émergence en son sein de forces subversives »[23]. À nouveau capable de faire la différence entre amis et ennemis, il n’hésitera plus à combattre ceux de l’intérieur.

***

Mais reste une question capitale  : quel sera le rapport d’un tel État à l’économie  ? Réponse  :

«  Seul un État fort peut dépolitiser, seul un État fort peut décréter de façon nette et efficace que certaines questions, comme les transports ou la radio, sont de son domaine et doivent être administrées par lui […], que d’autres relèvent d’une gestion économique autonome, et que tout le reste doit être laissé à la sphère de l’économie libre  »[24].

On aura donc trois secteurs  : des monopoles publics dans certains domaines stratégiques, du marché libre, et, entre les deux, une forme d’auto-administration économique par des chambres patronales.

Schmitt veut séduire et rassurer le patronat allemand. Il lui promet un État fort, propagandiste-répressif, à même de museler les oppositions sociales et politiques, tout en lui assurant que cette force immense s’arrêtera respectueusement au seuil des entreprises et des marchés. L’autogouvernement privé des affaires économiques ne sera pas remis en cause, mais au contraire étendu et sanctuarisé.

Tandis que la politique démocratique confond État et société, la politique «  autoritaire-totale  » les distinguera soigneusement  ; tandis que la première politise la société et «  sociétalise  » l’État, la seconde dépolitisera la société et renforcera l’État, mais ceci dans les strictes bornes d’une distinction bien comprise entre État et économie. La lutte des classes ayant ainsi été placée sous le talon de fer de l’État, «  l’économie  » pourra refleurir. État fort, économie saine.

Ce programme implique néanmoins, Schmitt ne s’en cache pas, une série d’inflexions par rapport aux dogmes du libéralisme classique.

D’abord, comme il l’indiquait déjà dans Le Gardien de la constitution, il faut reconnaître que «  le vieux principe libéral de la non-ingérence inconditionnelle, de la non-intervention absolue  » est périmé[25]. Dans une situation où les masses s’agitent et où de grands partis s’affrontent, camper sur un «  laisser-faire  » étroitement compris, rester spectateur, attendre que le meilleur (ou le pire – mais tout dépend du point de vue où l’on se place) gagne n’est pas une option. Contrairement cependant aux interprétations que certains commentateurs ont pu faire de ce passage, Schmitt ne soutient pas ici que le pouvoir d’État doive intervenir administrativement dans «  l’économie  », mais politiquement dans la lutte des classes[26].

Or, prévient-il, «  il va s’agir d’une intervention chirurgicale douloureuse, qui ne pourra pas se produire “organiquement” au sens d’une croissance lente  »[27]. Il faut donc aussi se résoudre à l’idée qu’«  une dépolitisation, qu’un retrait de l’État des sphères non étatiques […] est un processus politique  »[28], une tâche qui requiert bien davantage qu’un État «  minimal  » ou qu’un État gardien de nuit  :

«  Un État qui pourrait entraîner une telle réorganisation devrait, comme je l’ai dit, être extraordinairement fort – l’acte de dépolitisation est un acte politique particulièrement intense  »[29].

Enfin, la vision libérale classique, celle d’une atomistique de la société civile, où l’État ne trouverait face à lui que des agents économiques individuels, est dépassée. Si l’État se retire de toute une série de fonctions de direction des affaires économiques, d’autres instances doivent prendre le relais. Entre l’État et le marché, s’intercalera un domaine intermédiaire régi par l’autogouvernement privé de grands corps patronaux[30].

***

Lorsqu’il lit, en 1932, ce discours de Schmitt aux patrons allemands, le juriste social-démocrate Hermann Heller ne saisit que trop bien de quoi il s’agit. Peu avant de prendre le chemin de l’exil (il mourra en Espagne l’année suivante), il laisse un court texte, qui compte parmi les plus clairvoyants de la période. Nous assistons là, analyse-t-il, à l’invention d’une nouvelle catégorie politique, un petit monstre conceptuel, la chimère d’un «  libéralisme autoritaire  »[31].

Schmitt, qui avait jusque-là dissimulé ses véritables positions «  sous des dénégations sophistiquées  », écrit Heller, a récemment éprouvé le besoin «  d’exprimer un peu plus clairement ses idées  » devant des industriels[32]. «  Jusqu’à présent, on avait entendu Schmitt dire que l’État actuel était un État faible, en raison de son caractère “pluraliste’  »[33]. Or Schmitt entrevoit désormais une solution  : l’État fort, autoritaire, «  qualitativement total  ».

Mais cet État fort, jusqu’à quel point l’est-il  ? Envers qui sera-t-il «  autoritaire  »  ? Avec qui ne le sera-t-il pas  ? La pierre de touche réside dans son rapport à «  l’ordre économique  »  :

«  dès qu’il est question d’économie en effet, l’État “autoritaire” renonce à son autorité. Ses porte-parole prétendument “conservateurs” ne connaissent alors plus qu’un seul slogan  : liberté de l’économie par rapport à l’État[34]  !  ».

C’est un État fort-faible, fort avec les uns, faible avec les autres – fort, commente Wolfgang Streeck, «  contre les revendications démocratiques de redistribution  » sociale, mais «  faible dans sa relation au marché  »[35]. Car ce mot d’ordre, poursuivait Heller, «  n’implique assurément pas que l’État pratique l’abstinence pour ce qui est de la politique de subventions accordées aux grandes banques, aux grandes entreprises industrielles et aux grandes exploitations agricoles, mais bien plutôt qu’il procède au démantèlement autoritaire de la politique sociale.  ». Ce qu’abominent avant tout ces partisans de l’État «  autoritaire  », note-t-il, c’est «  l’État-providence  »[36].

En 1934, un jeune philosophe allemand qui avait lui aussi fui le nazisme fit paraître dans la revue de l’École de Francfort un long article sur «  la lutte contre le libéralisme dans la conception totalitaire de l’État  »[37]. Il y analysait à son tour le déplacement conceptuel repéré par Heller. Herbert Marcuse, car c’était lui, avait également Schmitt en ligne de mire.

En surface, la nouvelle philosophie schmittienne de «  l’État total-autoritaire  » s’oppose au libéralisme, doctrine honnie pour laquelle elle n’a pas de mots trop durs. Mais quelle est, demandait Marcuse, la consistance réelle de cet antagonisme  ? Dès que l’on s’intéresse à leur programme, on s’aperçoit que les partisans de «  l’État autoritaire total  » n’entendent pas toucher aux rapports économiques fondamentaux. Ce nouvel État, en tant qu’il «  organise la société sans modifier sa base d’une manière décisive, n’est qu’une auto-transformation de l’État libéral  »[38].

Et si les libéraux professent de leur côté une tout autre philosophie politique que celle du «  stato totalitario  » des fascistes, en pratique, certains sont prêts à se rallier à cette option en dernière extrémité. Marcuse cite von Mises, le mentor de Hayek  :

«  Si l’on devait ramener le programme du libéralisme à une seule formule, écrivait-il en 1927, ce serait  : propriété privée des moyens de production […] toutes les autres exigences du libéralisme dérivent de ce principe fondamental. […] Le fascisme et tous les élans similaires en direction de la dictature ont pour l’heure sauvé la civilisation européenne. Le mérite qu’en a retiré le fascisme restera à jamais gravé dans l’histoire  »[39].

Malgré leurs réelles divergences philosophiques, ces deux courants s’accordent sur un point décisif, la sauvegarde des rapports économiques capitalistes :

«  On voit donc, écrit Marcuse, la raison pour laquelle l’État total autoritaire reporte son combat contre le libéralisme sur le terrain des “visions du monde”, pourquoi il laisse de côté la structure sociale fondamentale du libéralisme  : cette structure de base lui convient très largement. […] Il laisse intact le principe qui régit les rapports de production  »[40].

Mais Marcuse nuance aussitôt ce premier schéma en un sens bien moins économiciste qu’il ne pouvait y paraître. Certes «  le passage d’un État libéral à un État total autoritaire se fait sur la base du même ordre social  »[41], mais lorsque cela se produit c’est une mutation politique effective, pas une simple «  adaptation idéologique  » qui s’engage. Ce serait se fourvoyer que de réduire «  la théorie de l’État autoritaire total […] au simple résultat d’une manœuvre idéologique. Avec l’État autoritaire et avec les pensées qu’il suscite dans un but propagandiste se développent des forces qui dépassent ses propres formes politiques et qui tendent vers un autre état de choses.  »

Qu’il y ait accord en dernière instance sur les rapports économiques fondamentaux ne signifie pas que les deux, libéralisme économique et doctrine de l’État total autoritaire, soient identiques, ni que l’écart qui sépare leurs visions du monde soit factice ou négligeable. Que la transcroissance de l’État libéral en État total autoritaire soit possible, et que, sans être nécessaire, ce phénomène ne soit pas accidentel, ne permet pas d’en conclure que le libéralisme serait par essence un crypto-fascisme, ni que le fascisme serait la simple continuation de l’économie libérale par d’autres moyens idéologiques. Un capitalisme fasciste, ce n’est pas le simple ajout d’un attribut à un substrat demeurant identique sous une modification accessoire dans la taxinomie. C’est une vision du monde mais ce n’est pas qu’une vision du monde. Quand cela se produit, avertissait Marcuse pour l’avoir vécu, on bascule dans un autre monde.

***

Dans les années 1940, alors même que les alliés se mettaient à utiliser l’expression «  lutte contre le totalitarisme  » pour désigner leur offensive militaire contre les puissances de l’Axe, certains intellectuels conservateurs se mirent, à l’intérieur même de ces «  démocraties occidentales  », à se saisir de cette formule pour faire la critique de leurs propres gouvernements, coupables à leurs yeux de nourrir bien inconsidérément en leur sein les germes d’un totalitarisme rampant.

Hayek dans La Route vers la servitude (1944), von Mises dans Le Gouvernement omnipotent (1944)[42], Schumpeter dans Capitalisme, socialisme, démocratie (1942), dénoncent au même moment les vices de la démocratie représentative, avec un message qui pourrait se résumer comme suit  : si vous voulez vraiment combattre le «  totalitarisme  », encore un effort, car il exsude en fait à votre corps défendant de vous-mêmes, il est inscrit comme un fatum dans les dérives intrinsèques de votre système démocratique et de votre État-providence.

Sous la république de Weimar, sermonne Hayek,

«  ce sont surtout des gens de bonne volonté qui, par leur politique socialiste, ont préparé le terrain pour les forces qui représentent tout ce qu’ils détestent. Peu reconnaissent que la montée du fascisme et du nazisme n’était pas une réaction contre les tendances socialistes de la période précédente, mais un résultat nécessaire de ces tendances  »[43].

Voilà le cœur du raisonnement  : la démocratie-providence alimente un socialisme qui mène en droite ligne au fascisme. Mussolini serait ainsi le résultat nécessaire de Gramsci, et Hitler à son tour le résultat nécessaire de Rosa Luxemburg. Ce continuisme grossier, aussi faux intellectuellement que politiquement, ne peut être énoncé qu’au prix d’un déni des rapports politiques réels. Hayek a beau citer des auteurs qui, dans les années 1920 et 1930, «  identifient le libéralisme comme étant l’ennemi principal du national-socialisme  », il échoue cependant, remarque Andrew Gamble, «  à prouver que le socialisme démocratique allemand était intrinsèquement totalitaire, lui qui ne fusionna pas avec le nazisme, mais fut écrasé sous sa botte  »[44]. Heller et Marcuse eux, ne s’y trompaient pas  : loin d’interpréter le régime en formation comme une excroissance de l’État social, ils le comprenaient au contraire comme sa négation, une réaction fondée sur une synthèse originale entre économie libérale et autoritarisme politique de la pire espèce.

En pleine Seconde Guerre mondiale donc, Hayek et consorts ne trouvaient rien de mieux à faire que de critiquer les excès de la démocratie et d’en appeler à rompre avec l’État-providence. Or ils perdent. À leur grand dam, l’après-guerre sera keynésien. Et eux seront réduits à prêcher dans le désert ou presque durant trois longues décennies.

Quand arrivent soudain les turbulences sociales et politiques de la fin des années 1960, ils sont à la fois inquiets et rassérénés, car si la crise politique est grave, elle semble aussi leur donner raison. Les Cassandre se rengorgent. On vous l’avait bien dit. Voilà où ça mène. Dans cette crise, ils voient une opportunité. Leurs vieux diagnostics vont enfin pouvoir regagner en crédibilité, et avec eux leurs «  remèdes héroïques  ».

Hayek a toujours précisé que, s’il louait les analyses clairvoyantes du Schmitt pré-nazi au sujet de la «  démocratie illimitée  », il désapprouvait ses choix politiques ultérieurs[45]. Dont acte. Il faut lui en faire crédit. Hayek estime donc que Schmitt a vu juste dans son examen de la démocratie parlementaire, mais qu’il «  s’est régulièrement rangé […] du mauvais côté, tant au plan moral qu’intellectuel  ». Comme si les deux étaient sans rapport, comme si la chute était accidentelle. Mais est-ce le cas  ? Dira-t-on que, malgré sa bonne analyse de la situation, Schmitt en a tiré de mauvaises conclusions  ? Ce serait avant tout lui reprocher son inconséquence. Mais peut-on, surtout avec un penseur aussi acéré, découpler aussi commodément analyse et décision  ? Il se pourrait au contraire qu’ayant vu faux, il en ait véritablement, en toute logique, tiré les conclusions correspondantes. Mais il y aurait une autre interprétation, qui aurait le mérite de faire droit de façon moins mécanique à l’unité du diagnostic et de la thérapeutique, en mettant moins l’accent sur la logique que sur la volonté. Pour le dire de façon plus directe  : quand on veut noyer son chien, on dit qu’il a la rage. Il en va de même avec cette chienne de démocratie et ses rejetons socialistes.

Nonobstant les blâmes répétés qu’il lui adresse, Hayek reste très proche de Schmitt lorsqu’il s’agit de faire le tableau des tares de la démocratie parlementaire. Ce qu’il emprunte à ses analyses est loin d’être superficiel. Or il est des cadres conceptuels qui ne se laissent pas reprendre impunément.

Schmitt donc, selon Hayek, a vu juste (il a vu que la démocratie était du totalitarisme rampant), même s’il est tombé (comme donc on trébuche, par accident, en si bon chemin) régulièrement du «  mauvais côté  ». Mais Hayek, qui donc lui aussi voit juste, puisqu’il a chaussé, pour examiner la question du gouvernement démocratique, les lunettes de Schmitt, de quel côté tombe-t-il  ? Salazar prend le pouvoir au Portugal. Hayek lui envoie avec des mots doux son projet de constitution. Les généraux matent l’Argentine, il s’y rend pour prendre langue. Pinochet ensanglante le Chili, rebelote. Un boycott se lance contre l’Afrique du Sud, Hayek prend la plume pour défendre le régime, et ainsi de suite[46]. Chaque fois ou presque qu’il se trouve dans une situation historique où précisément «  par réaction contre les tendances socialistes  » un régime dictatorial s’impose, il accourt pour lui prodiguer ses conseils.

***

Du fameux cours de Foucault sur La Naissance de la biopolitique, on a surtout retenu une vision du néolibéralisme comme processus de gouvernementalisation de l’État, comme dissolution des anciens cadres de la souveraineté dans les formes du marché[47]. Il y a de ça, mais en partie seulement. Pour mieux saisir l’ambiguïté de la politique néolibérale dans ses rapports au pouvoir d’État, il faut aussi étudier l’autre face. Comme le remarque Wolfang Streeck,

«  Foucault aurait pu remonter plus loin, vers Schmitt et Heller, où il aurait trouvé le motif fondamental de la pensée qui a informé et informe encore les conceptions libérales du rôle économique de l’autorité de l’État en régime capitaliste – l’idée, pour reprendre le titre d’un livre publié dans les années 1980 sur Margaret Thatcher, qu’il faut un “État fort” pour une “économie libre”  »[48].

Notes

[1] Benjamin Constant, «  De Godwin, et de ses ouvrages sur la justice politique  » (1817), in Mélanges de littérature et de politique, tome I, Michel, Louvain, 1830, pp. 144-152, p. 149.

[2] Franz L. Neumann, The Democratic and the Authoritarian State  : Essays in Political and Legal Theory, The Free Press, New York, 1966, p. 211. Et voir Friedrich Hayek, The Constitution of Liberty, op. cit., p. 421, note 3.

[3] Friedrich Hayek, “The Principles of a Liberal Social Order”, op. cit., p. 601.

[4] Hans Kelsen, cité par Hayek, The Constitution of Liberty, op. cit., p. 431, note 4.

[5] William E. Scheuerman,”The Unholy Alliance of Carl Schmitt and Friedrich Hayek”, Constellations, vol. 4, n° 2, octobre 1997, pp. 172-188, p. 178.

[6] Friedrich Hayek, Droit, législation et liberté, Volume 3, op. cit., p. 226, note 11. Je modifie la traduction.

[7] Hayek, au sujet de l’idée selon laquelle «  une démocratie peut très bien exercer des pouvoirs totalitaires  », cite aussi Heinz Ziegler, qui fut également l’une des sources de Schmitt sur ce thème. Friedrich Hayek, The Constitution of Liberty, op. cit., p. 442, note 1. Cf. Heinz O. Ziegler, Autoritärer oder totaler Staat, Mohr, Tübingen, 1932.

[8] Cf. Jean-Pierre Faye, L’État total selon Carl Schmitt, Germina, Paris, 2013, p. 9.

[9] Carl Schmitt, Der Hüter der Verfassung, Duncker & Humblot, Berlin, 1931, p. 79. Ce passage est cité par Hayek, The Road to Serfdom – the Definitive Edition, op. cit., p. 190, note 32.

[10] Carl Schmitt, Der Hüter der Verfassung, op. cit., p. 78.

[11] Carl Schmitt, Legalität und Legitimität, Duncker & Humblot, Berlin, 1932, p. 93.

[12] Ibid., p. 96. Ce passage est cité par Hayek dans Droit, législation et liberté, Volume 3, op. cit., p. 226, note 11.

[13] Carl Schmitt, Legalität und Legitimität, op. cit., p. 96.

[14] Carl Schmitt, Der Hüter der Verfassung, op. cit., p. 79.

[15] Cf. William E. Scheuerman, Carl Schmitt  : The End of Law Twentieth Century, Rowman & Littlefield, Lanham, 1999, p. 85.

[16] Langname Verein, l’«  association au Long Nom  », sobriquet de l’Union pour la conservation des intérêts économiques communs en Rhénanie et Westphalie.

[17] Ce fut selon lui «  le moment le plus décisif du désastre qui a envahi le siècle  ». Jean-Pierre Faye, L’État total selon Carl Schmitt, op. cit., p. 7.

[18] Carl Schmitt, “Starker Staat und gesunde Wirtschaft. Ein Vortrag für Wirtschaftsführen”, in Volk und Reich Politische Monatshefte für das junge Deutschland, 1933, tome 1, cahier 2, pp. 81-94. Schmitt reprenait en le modulant le titre d’une conférence donnée deux mois plus tôt par l’économiste Alexander Rüstow, l’un des pères fondateurs de l’ordolibéralisme  : Économie libre, État fort. Rüstow s’y référait à la critique schmittienne d’État total quantitatif pour conclure  : « Le nouveau libéralisme […] appelle à un État fort  ». Alexander Rüstow, “Freie Wirtschaft – Starker Staat. Die staatspolitischen Voraussetzungen des wirtschaftspolitischen Liberalismus”, in Franz Boese, (dir.), Deutschland und die Weltkrise, Duncker & Humblot, Dresden, 1932, pp. 62-69, p. 69. Sur l’histoire de ce thème de l’État fort au sein de l’ordolibéralisme, voir Werner Bonefeld, “Authoritarian Liberalism  : From Schmitt via Ordoliberalism to the Euro”, Critical Sociology, vol. 43, n°4-5, 2017, pp. 747-761, et Gilles Christoph, Du nouveau libéralisme à l’anarcho-capitalisme  : la trajectoire intellectuelle du néolibéralisme britannique, thèse, Université Lyon 2, 2012, pp. 119 et pp. 129 sq.

[19] Carl Schmitt, “Starker Staat und gesunde Wirtschaft”, op. cit., p. 84.

[20] Ibid., p. 86.

[21] Ibid., p. 84.

[22] Ibid., p. 84.

[23] Ibid., p. 84. «  Les moyens techniques modernes, écrit-il, confèrent un tel pouvoir et une telle influence que les anciennes notions de pouvoir d’État et de résistance à ce pouvoir s’estompent. Les images d’Épinal de pavés et de barricades paraissent un jeu d’enfant face à ces moyens modernes de pouvoir.  » Ibid., p. 83. Outre la répression armée, il y a la propagande  : «  la montée en puissance des moyens techniques offre cependant aussi la possibilité d’exercer sur les masses une influence bien supérieure à tout ce que pouvaient accomplir la presse et les autres moyens traditionnels de formation de l’opinion  ». Ibid., p. 83. Schmitt pense à la radio et au cinéma, «  moyens de domination de masse, de suggestion de masse et de formation de l’opinion publique  » que l’État ne saurait laisser aux mains de ses opposants.

[24] Ibid., p. 90

[25] Carl Schmitt, Der Hüter der Verfassung, op. cit., p. 81.

[26] Cf. Renato Cristi, “The Metaphysics of Constituent Power  : Schmitt and the Genesis of Chile’s 1980 Constitution”, Cardozo Law Review, vol. 21, 2000, pp. 1749-1998, p. 1763, note 69.

[27] Carl Schmitt, “Starker Staat und gesunde Wirtschaft”, op. cit., p. 86.

[28] Ibid., p. 87.

[29] Ibid., p. 90. «  Comme l’expose Heinz O. Ziegler, une autorité stable est indispensable pour procéder aux nécessaires opérations de dépolitisation et pour reprendre, à partir de l’État total lui-même, des sphères et des domaines de vie libres.  » Carl Schmitt, Legalität und Legitimität, op. cit., p. 93. Hayek cite ce passage de Schmitt ainsi que l’opuscule de Ziegler. Cf. supra, note 114 p. 319.

[30] Ibid., p. 89 et 90.

[31] Hermann Heller, “Autoritärer Liberalismus”, Die Neue Rundschau, vol. 44, 1933, pp. 289-298.

[32] Ibid., p. 295.

[33] Ibid., p. 296.

[34] Ibid., p. 295.

[35] Wolfgang Streeck, “Heller, Schmitt and the Euro”, European Law Journal, vol. 21, n° 3, mai 2015, pp. 361-370, p. 362.

[36] Hermann Heller, “Autoritärer Liberalismus”, op. cit. p. 296.

[37] Herbert Marcuse, “Der Kampf gegen den Liberalismus in der totalitären Staatsauffassung”, Zeitschrift für Sozialforschung, vol. 3, n° 2, Librairie Felix Alcan, Paris, 1934, pp. 161-195.

[38] Ibid., p. 195.

[39] Ibid., p. 166. Le mentor de Hayek ajoutait cependant à cet hommage un important codicille, que Marcuse ne mentionne pas  : « Mais bien que sa politique ait apporté le salut pour le moment, elle n’est pas à même de promettre un succès durable. Le fascisme était un expédient temporaire  ; y voir plus que cela serait une erreur fatale.  » Ludwig von Mises, Liberalismus, Fischer, Jena, 1927, p. 45.

[40] Herbert Marcuse, “Der Kampf gegen den Liberalismus in der totalitären Staatsauffassung”, op. cit., p. 166.

[41] Ibid., p. 174.

[42] Ludwig von Mises, Omnipotent Government  : the Rise of the Total State and Total War, Yale University Press, New Haven, 1944.

[43] The Condensed Version of The Road to Serfdom by F. A. Hayek as it Appeared in the April 1945 Edition of Reader’s Digest, The Institute of Economic Affairs, Londres, 1999, p. 31 (je rectifie ici le texte, qui comporte une erreur de retranscription dans cette édition).

[44] Andrew Gamble, Hayek  : The Iron Cage of Liberty, Westview Press, 1996, Boulder, pp. 88 sq.

[45] «  La conduite de Carl Schmitt sous le régime hitlérien ne change rien au fait que, parmi les écrits allemands modernes sur le sujet, le sien est toujours parmi les plus savants et les plus perspicaces.  » Friedrich Hayek, The Constitution of Liberty, op. cit., p. 485, note 1.

[46] Cf. Andrew Farrant, Edward McPhail, Sebastian Berger, “Preventing the “Abuses” of Democracy”, op. cit., p. 518 et p. 521.

[47] Cf. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit. Mais il faut préciser que Foucault avait lui-même repéré dans les textes des ordolibéraux, dont Röpke, ce thème de la nécessité d’un «  un État fort, trônant bien au-dessus des groupes affamés d’intérêts  ». Ibid., p. 267.

[48] Wolfgang Streeck, “Heller, Schmitt and the Euro”, op. cit., p. 364.


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