Gilets jaunes : la crise médiatique dans la crise démocratique (Par Jérôme Latta)

vendredi 8 février 2019.
 

Jérôme Latta est co-fondateur et rédacteur en chef des Cahiers du football et auteur du blog Une balle dans le pied, hébergé par lemonde.fr.

Le mouvement des gilets jaunes a dirigé une partie de son ressentiment contre les médias d’information. Il a aussi confirmé la responsabilité de ceux-ci dans le marasme démocratique actuel, et conforté la nécessité d’une révolution journalistique.

C’est un des fronts ouverts par les gilets jaunes, pas le moindre. La colère s’est aussi exprimée contre « les médias », sous des formes diverses, pour certaines violentes. « Tournée des médias » lors de l’acte VII du 29 décembre, blocages d’imprimeries et de dépôts de journaux, menaces et agressions contre des journalistes… Les cibles ont été désignées, parfois attaquées.

Les gilets jaunes ont d’abord des griefs contre la médiatisation de leur mouvement, s’estimant traités de manière inéquitable. Ils en ont de plus anciens : ils se sentent ignorés en temps ordinaire ; n’ont plus confiance dans les médias d’information ; voient « les journalistes » comme les membres d’une élite qui leur nuit ; et, pour les plus radicaux, ressentent donc de la « haine » envers eux.

Ce ressentiment est d’une ampleur trop considérable pour être réduit à ses manifestations les plus navrantes. Fût-il aussi vieux que la profession elle-même, ses formes actuelles sont trop exacerbées pour être ignorées. Les médias d’information générale et politique, les journalistes ont le devoir de chercher à comprendre cette colère, pas seulement de la condamner : d’une part parce que c’est leur travail, d’autre part parce qu’il y va de leur avenir – quitte à ce que l’introspection soit douloureuse.

L’ensemble de la profession a été secouée par le constat du degré d’hostilité qu’elle suscite. La sidération a été redoublée par le constat que les journalistes pouvaient aussi se retrouver la cible des forces de l’ordre et subir des tirs de LBD, des brimades et des entraves (illégales) à leur travail.

Pour certains, cette tombée des nues présente une similitude frappante avec celle du pouvoir découvrant l’ampleur de la rage populaire, si peu anticipée, mais si explicable, des gilets jaunes. D’autres n’avaient pas attendu les événements pour remettre en cause et réinventer, souvent avec bonheur, leur pratique du journalisme.

Si l’hiver 2019 est d’ores et déjà le moment d’une commotion et d’une prise de conscience, il faut qu’il marque aussi l’amorce d’une remise en cause et d’une transformation du travail journalistique.

L’incantation démocratique

Face à cette expression de la défiance envers les médias institutionnels, face à la mesure de son aggravation, des réactions plus faciles que l’introspection critique ont été adoptées. Notamment la fuite dans la stigmatisation accrue des gilets jaunes, en diagnostiquant leur imbécillité foncière, attestée par leur goût pour Facebook, les fake news, le complotisme et, bien sûr, la violence [combo Aphatie]. Ou, plus banalement, le refuge dans une indignation d’autant plus outrée qu’elle est destinée à rester sans suite.

Au sein de la profession, les condamnations collectives, les expressions de solidarité se sont multipliées ces derniers jours, de la part de sociétés de journalistes, de rédactions, de syndicats, etc. Elles sont évidemment aussi légitimes que nécessaires, mais elles laissent de plus en plus transparaître leur caractère convenu, quasiment rituel, leur impuissance pétitionnaire voire leur fonction d’échappatoire.

L’entreprise devient en effet suspecte quand il s’agit de se draper, de manière incantatoire, dans de grands principes démocratiques – sacrés mais décidément trop vaporeux pour susciter des exigences concrètes envers soi-même. Or non seulement l’érection d’un mur de réprobation collective ne contribue pas à rendre le message audible en dehors des concernés, mais il ressemble aussi à une manière de s’épargner tout examen de conscience.

L’indignation ne doit pas être un moyen d’éluder le constat d’un malaise bien plus large et plus profond, qu’il faut examiner au-delà des condamnations de rigueur. Elle dit que les professionnels de l’information ne peuvent plus faire l’économie d’un véritable travail autocritique, qu’ils ne peuvent plus s’exclure des causes du problème. « Nous exigeons des médias libres, indépendants et objectifs », a-t-il été écrit dans un cahier de doléances cité par Libération. Pourquoi ce contrat élémentaire n’est-il pas assuré ?

Les principes défendus doivent évidemment l’être. C’est précisément pourquoi il est permis de se demander s’ils le sont au quotidien par tous les médias et les journalistes qui se réunissent soudain sous la même bannière. C’est-à-dire de se demander quelle est la crédibilité de toute la fraction du monde médiatique qui invoque la démocratie et ses valeurs alors que, par exemple, elle approuve (ou laisse advenir) des atteintes en série contre les libertés fondamentales.

Aujourd’hui, une presse majoritairement dans le giron de quelques grandes fortunes est-elle en position de fonder sa crédibilité sur son indépendance ? Sa contribution déterminante à l’hégémonie idéologique actuelle du libéralisme la rend-elle crédible en matière de pluralisme ? Face aux échecs de cette doctrine, diagnostiqué à son tour par le mouvement des gilets jaunes, quelle lucidité et quelle capacité critique peut-on attendre d’elle ?

Lesquels des journalistes têtes de gondole et des patrons de rédaction se sont soulevés quand le législateur a progressivement rogné les libertés fondamentales – pas seulement celles les concernant, comme le secret des sources, la protection des lanceurs d’alerte ou le secret des affaires ? C’est-à-dire quand le droit de manifester a été remis en cause, quand la police préventive est entrée en vigueur, quand le maintien de l’ordre a accentué sa brutalité, bien avant les gilets jaunes ?

Au cours des dernières semaines, ont-ils accordé à ces questions des violences policières, des doctrines du maintien de l’ordre à la française et du renchérissement sécuritaire du gouvernement la place que de dignes défenseurs de la démocratie leur accorderaient ?

S’en tenir à l’indignation et aux incantations constitue une stratégie d’évitement efficace, consistant à refouler l’idée que les médias sont parties prenantes de la crise démocratique qui, année après année, se révèle plus explicitement. Consistant aussi à ignorer que les attaques sont moins globalisantes qu’on veut bien le croire, qu’elles désignent d’abord les chaînes d’information et l’éditocratie, la fraction dominante du champ médiatique. Même du regrettable manque de discernement des gilets jaunes, il faut comprendre les causes.

Le flagrant déni des violences policières

BFMTV, LCI ou CNews – cibles privilégiées – n’ont pas le monopole du sensationnalisme ni des mises en scènes partielles et partiales. Le traitement de la question des violences policières a fait office de révélateur paradoxal. Tardivement, mais irrésistiblement, l’absence de ce traitements’est révélée intenable, et coupable – y compris de la part des médias publics. Car longtemps, il ne fut quasiment question – et dans quelles proportions – que de la violence des « casseurs » et des manifestants.

Avant que l’abcès ne crève, de manière spectaculaire presque du jour au lendemain, les violences policières ont semblé ne même pas constituer un sujet, tandis que les débordements des manifestants se situaient tout en haut de la hiérarchie de l’information. L’accent était mis sur la difficulté du travail des forces de l’ordre (avec abondance d’interventions de syndicalistes policiers), sur l’impact économique des blocages et de la casse, tandis que les nombreuses condamnations du gouvernement étaient assidûment reprises.

De nombreux gilets jaunes, qui ne se recrutent pas dans les populations habituellement manifestantes, ont découvert l’envers d’un décor : la réduction des mobilisations aux violences et des manifestants aux casseurs. Si les militants de gauche ont fini par s’y résigner, ils n’ignorent pas la cruauté de ce traitement et ne s’étonnent pas de la colère qu’il peut soulever en retour. Car de fait, cette information-là est partielle et partiale jusqu’à la malhonnêteté.

Quelle est cette sorte de démocratie où les forces de l’ordre optent pour l’escalade, provoquent des mutilations en toute connaissance de cause et se livrent à des agressions gratuites, avec la bénédiction d’un gouvernement qui fait voter l’interdiction administrative de manifester ? Les habitants des « quartiers », les supporters de football et les acteurs des mouvements sociaux ont tour à tour fait les frais de la privation de droits élémentaires, de la militarisation des forces de l’ordre et d’une doctrine brutale du maintien de l’ordre… dans une grande indifférence médiatique.

Cette indifférence n’a plus tenu avec les gilets jaunes – d’une part parce que c’est une autre population, d’autre part parce que les brutalités policières ont été visibles partout… hors des médias institutionnels. Lesquels, ainsi, se mettent eux-mêmes en accusation. Une omission aussi grossière ne peut en effet que conforter les reproches qui leur sont adressés dont, en particulier, les accusations de parti pris étatique : cette inégalité de traitement épouse trop manifestement la stratégie du pouvoir.

Il reste à se demander pourquoi le discours sur les violences policières (et sur leur existence même !) est encore, la plupart du temps, laissé au soin des victimes et des militants. Pourquoi il est conjugué au conditionnel ou sous forme interrogative, comme une simple hypothèse, ou au mieux sous l’angle du LBD et non des doctrines du maintien de l’ordre.

Il faut encore s’étonner que le sujet ait été majoritairement sous-traité à des francs-tireurs de bonne volonté comme David Dufresne – baptisé ici et là « le journaliste anti-violences policières » comme si tous les journalistes ne devraient pas être « anti-violences policières ». Pourquoi, ainsi que le remarque Vincent Glad, il est si souvent cantonné aux rubriques de fact checking – comme s’il était constitué d’allégations et non de faits vérifiables.

Sous la pression de l’évidence, le sujet a donc fini par être abordé de front : la digue a même cédé de manière spectaculaire ces dernières semaines. Mieux vaut tard que jamais, mais ce retard n’en est pas moins significatif. Combien de sujets pas moins essentiels sont pareillement et continuellement écartés ?

L’honneur des (autres) journalistes

L’union sacrée de la profession pose, ainsi, un problème quand elle solidarise ceux qui la servent avec rigueur, exigence et honnêteté intellectuelle, et ceux qui en dévaluent les principes les plus élémentaires. En l’espèce, le manque de discernement est partagé, de manière troublante, entre les gilets jaunes et leur cible. On affirme avec raison qu’il est ridiculement généralisateur de dénoncer « les médias » ; et néanmoins on fait corps, par réflexe, en donnant prise à cette généralisation.

Beaucoup de journalistes, qui déplorent qu’on les mette dans le « même sac », s’y précipitent donc à chaque nouvel épisode de solidarité confraternelle. Peut-être faut-il observer de plus près le profil de ceux-là, qui bien souvent appartiennent à la partie la mieux installée de la profession. Quoi qu’il en soit, ces protestations unanimistes entretiennent aussi un malentendu et une injustice.

La rage antimédiatique – celle des gilets jaunes comme celle qui l’a précédée – manque de subtilité dans ses cibles, elle ignore ou englobe souvent, à tort, tous les journalistes qui font bien leur travail et tous ceux qui, encore plus nombreux, regrettent de ne pas pouvoir le faire mieux. Elle tombe ainsi sur les milliers de pigistes précarisés qui se retrouvent doublement victimes.

Même l’existence de mauvais journalistes est moins imputable à ces derniers qu’aux responsables de leur recrutement et – pire – de leur avancement. Dans bien des domaines de l’actualité, combien de charlatans et de tartufes occupent les meilleures positions ? On a beau rire de plus en plus fort de ces invraisemblables spécimens du journalisme de révérence, mille fois discrédités ils persistent, se cooptent, s’éternisent.


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