Birmanie : une nouvelle force armée dissidente, bouddhiste, est née en Arakan, une région d’importance géopolitique

mardi 19 février 2019.
 

Les récentes attaques des combattants pour l’autonomie de l’Etat de l’Arakan, région convoitée par la Chine et l’Inde, se sont produites alors que l’armée du Myanmar doit déjà affronter, ailleurs, d’autres guérilleros.

La Birmanie semble s’enfoncer un peu plus, au fil des semaines et des mois, dans le chaos des guérillas ethniques. Même s’il est vrai que depuis 1948, année de son affranchissement de la tutelle britannique, l’Etat birman n’a jamais connu de paix durable avec une grande partie des turbulentes ethnies qui constituent un tiers de sa population, les choses ne s’arrangent pas. Elles auraient même tendance à empirer. Et l’arrivée au pouvoir, en 2015, d’un gouvernement démocratiquement élu dirigé par la première ministre de facto Aung San Suu Kyi n’a pas permis, tant s’en faut, de convaincre la plupart des chefs de guerre des Etats de la périphérie birmane à négocier une « paix des braves ». Tout au contraire.

Les récentes attaques d’un groupe armé affirmant lutter au nom des bouddhistes de l’Etat de l’Arakan viennent en effet d’ouvrir un nouveau « front » dans une zone troublée. L’Arakan – ou Etat Rakhine, selon l’appellation contemporaine – s’était déjà tristement distingué, ces dernières années, par le traitement réservé à sa minorité musulmane des Rohingya : après les attaques menées, en 2016 et 2017, contre des gardes-frontières et des postes de police par l’Armée du salut des Rohingya de l’Arakan (ARSA) – guérilla prétendant combattre, elle, au nom des disciples du prophète –, plus de 750 000 musulmans ont dû fuir au Bangladesh la terrible répression déclenchée par l’armée birmane.

Mais l’émergence en Arakan d’une nouvelle « armée » qui porte le nom de cet Etat (Arakan Army, ou AA) risque de précipiter cette région clé de l’Ouest birman dans une situation grosse de nouveaux dangers : l’AA, une guérilla constituée en 2009, dispose d’une armée d’au moins 5 000 hommes ; elle veut forcer le gouvernement central d’accorder à l’Arakan, qui fut jusqu’à la fin de la deuxième moitié du XVIIIe siècle un royaume indépendant du reste de l’actuelle Birmanie, un statut d’autonomie au sein de la République de l’Union du Myanmar.

Même si les bouddhistes au nom desquels elle prétend combattre sont généralement hostiles aux musulmans, l’AA et ses chefs insistent, dans leur propagande, sur le fait que l’ennemi est surtout et avant tout le « colonisateur » bamar, l’ethnie principale qui a donné son nom à la Birmanie. Et qui garde le contrôle des leviers de l’Etat central.

Le risque d’une instabilité permanente

Depuis des semaines, les escarmouches s’étaient multipliées entre les soldats de la Tatmadaw (l’armée régulière) et les guérilleros arakanais, non seulement sur l’ensemble du territoire de l’Etat mais aussi sur celui de l’Etat voisin du Chin, où l’AA s’est infiltrée. Mais les combattants de cette Armée de l’Arakan viennent de passer à la vitesse supérieure : le 4 janvier, plus de 300 de ses hommes ont déclenché de brutales offensives contre quatre postes de police de Buthidaung, une des municipalités d’où avaient précédemment fui les musulmans rohingya.

Le bilan est significatif : 13 membres des forces paramilitaires frontalières (BGP) ont été tués, un certain nombre d’autres policiers ont été blessés ou capturés. Les affrontements ne se sont pas arrêtés là : d’autres échauffourées avec l’armée birmane se sont également produites le 16 janvier.

« La Chine et l’Inde considèrent l’Arakan comme une sorte de “quartier général géopolitique’’ [où elles espèrent ] mener à bien des stratégies aussi bien mercantiles que politiques. »

Certains experts estiment qu’il n’est pas impensable que ce conflit puisse durer et que s’installe, dans cet Etat situé sur la frontière bangladaise, une situation d’instabilité permanente : même s’ils ont peu de chance de remporter une victoire militaire contre la redoutable Tatmadaw, qui vient de déployer en Arakan deux divisions d’élite, les combattants de l’AA ont démontré qu’ils étaient bien entraînés, capables et déterminés. Et qu’ils disposent de la puissance de feu adéquate.

Serait-ce là un tournant dans la récente histoire du conflit de l’Etat birman avec une myriade de guérillas ethniques, dont une dizaine avaient signé un fragile cessez-le-feu en 2015 ? C’est ce que pense l’analyste ­Anthony Davis, correspondant à Bangkok du Jane’s Defence Weekly, revue spécialisée dans les questions militaires et de sécurité. Selon lui, les combattants de l’AA « viennent de prouver, après une phase préparatoire de plusieurs années, qu’ils pouvaient frapper à un ­niveau plus élevé, se montrant capables ­d’envoyer combattre des unités de l’ordre du peloton et même de la compagnie. Et cela, c’est nouveau ».

Une région à fort enjeu géostratégique

L’ouverture d’un nouveau « front » arakanais a donc toutes les raisons d’inquiéter le gouvernement et l’armée. L’Arakan est une zone aussi stratégique que convoitée : les Chinois y ont installé un oléoduc qui leur permet d’acheminer, depuis le golfe du Bengale jusqu’à la province du Yunnan, le pétrole venu du golfe Persique, ce qui leur évite le grand détour par le détroit de Malacca.

Quant aux Indiens, ils sont en train de construire un port en eaux profondes à ­Sittwe, capitale de l’Etat Rakhine. « La Chine et l’Inde considèrent l’Arakan comme une sorte de “quartier général géopolitique’’ [où elles espèrent ] mener à bien des stratégies aussi bien mercantiles que politiques », écrivait récemment le chercheur Ashrafuzzaman Khan dans une contribution publiée par le quotidien bangladais The Daily Star.

La guerre en Arakan doit être, de surcroît, replacée dans le contexte d’une poursuite sans fin des combats, ailleurs en Birmanie, entre armée régulière et d’autres mouvements autonomistes, notamment ceux guerroyant dans l’Etat Shan, située à l’est, aux confins de la Chine et de la Thaïlande. Mouvements parfois plus ou moins directement armés ou instrumentalisés par la Chine. Car au sein de ce nouveau « grand jeu » en cours sur les flancs sud-est de l’Himalaya, c’est bien Pékin qui est en train de tirer les marrons du feu.

Bruno Philip (Bangkok, correspondant en Asie du Sud-Est)  :


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