Le macronisme enfonce la France dans une crise sans fin

samedi 20 avril 2019.
 

Les déclarations lénifiantes des éminences gouvernementales ne peuvent plus prétendre au moindre crédit. Sans doute, la participation aux manifestations n’aura-t-elle cessé de varier d’une semaine sur l’autre. Évidemment, les violences du 16 mars dernier auront-elles été accueillies avec délectation en haut lieu. La vandalisation des Champs-Élysées, à l’initiative de ce qu’il est convenu d’appeler les « Black-Blocs » ou de groupes d’ultradroite fascisants, même si elle aura principalement visé des enseignes de luxe ou des établissements huppés de la capitale, ne pouvait en effet que diviser les participants à la mobilisation, susciter la peur parmi eux, brouiller les enjeux d’un moment politique aigu, concourir à l’affaiblissement du soutien de l’opinion à la colère sociale. Dit autrement, pas plus aujourd’hui qu’hier, le recours à une violence paroxystique, pour ne pas dire nihiliste, n’offre la moindre perspective à un mouvement populaire. Il n’empêche ! Le pouvoir d’Emmanuel Macron continue de se débattre avec une crise dont il ne sait manifestement pas comment sortir. La longueur de celle-ci, sa profondeur, l’ampleur du rejet du premier personnage de l’État et de ses ministres s’avèrent sans précédent dans l’histoire politique des six dernières décennies.

Cette crise est d’abord sociale, ce que personne n’ose dorénavant contester. Que, vingt samedis consécutifs, bravant fêtes et congés scolaires, affrontant menaces policières et intempéries, surmontant provocations d’élites bien nées et actions injustifiables de quelques « casseurs », il se trouve encore des dizaines de milliers d’hommes et de femmes dans les rues signe sans conteste une exaspération inédite depuis Mai 68 (ce qui n’induit évidemment pas que l’on puisse assimiler les deux conjonctures). Dans le même temps, la multiplication des batailles pour la justice et l’égalité intervient comme un autre marqueur de l’état d’incandescence de notre Hexagone, qu’il s’agisse des journées syndicales au caractère unitaire de plus en plus marqué (à l’instar de celle du 19 mars, qui aura vu de nouveaux secteurs, dans le monde enseignant par exemple, retrouver le chemin de l’action), des luttes dans les entreprises en butte au démantèlement ou aux suppressions de postes, de la résistance des personnels d’une santé sinistrée ou encore d’une fonction publique attaquée en vertu du dogme de la libre concurrence, de la révolte à fleur de peau d’une jeunesse scolarisée soumise à une impitoyable sélection de classe. Sans parler de cette politisation grandissante des mobilisations pour le climat, où l’on n’hésite plus à mettre en accusation un système capitaliste qui met les plus pauvres devant de terribles difficultés lorsque les fins de mois approchent, tandis qu’il place simultanément l’humanité devant le spectre de la « fin du monde ».

La crise est ensuite politique. Arrivé au gouvernail à la faveur d’un concours de circonstances, en l’occurrence l’effondrement de l’ordre politique ancien, le clan macronien aura commis l’erreur magistrale d’ignorer à quel point ses orientations n’étaient nullement portées par une majorité de citoyens. Emporté par le sentiment de toute-puissance que lui conféraient le système de monarchie présidentielle caractérisant la V° République, l’absence d’oppositions politiques crédibles ou un syndicalisme à la peine, il se sera employé à faire souffler sur la France une véritable contre-révolution libérale. Une contre-révolution articulant la liquidation de ce qu’il demeure du pacte social de la Libération avec un transfert gigantesque de la richesse vers le capital via une fiscalité plus injuste que jamais. Le mépris affiché par le souverain élyséen pour les « Gaulois réfractaires », les « Français fainéants » ou les « corps intermédiaires » archaïques, ne pouvait que réveiller l’attachement du pays profond aux valeurs de solidarité et de fraternité proclamées par sa République. Ce qui explique que neuf sondés sur dix (86%, pour être exact) considèrent, aujourd’hui toujours, en dépit de la fatigue des manifestants, de la difficulté des mouvements sociaux à remporter des succès ou de l’entrée en lice de groupes provocateurs, qu’il faut « réorienter la politique économique et sociale actuelle ».

LE ROI SEUL FACE AU PAYS EN ÉBULLITION

La crise est, tout autant, institutionnelle. L’ayant emporté au terme d’un authentique coup de force démocratique, profitant du vide politique dans lequel s’est achevé le quinquennat précédent, ayant pour principal appui les cadors du CAC 40 et une haute technocratie d’État intimement liée à la finance, le nouveau monarque se sera imaginé pouvoir gérer les affaires publiques de manière césariste. Plus précisément, il aura mêlé l’autoritarisme favorisé par les institutions avec les méthodes du nouveau management capitaliste. On ne s’improvise toutefois pas Bonaparte ou de Gaulle… Surtout lorsque l’on ne dispose que d’une assise populaire des plus réduites, de réseaux ténus au sein de l’appareil de l’État, et d’un parti présidentiel dépourvu de relais sérieux dans le corps des élus locaux. Fût-elle à bout de souffle, la V° République possède ses règles de fonctionnement… Pour l’avoir négligé, la Macronie n’aura mis qu’une petite année à afficher ses fragilités, grâce en soit rendue à Monsieur Benalla, dont les entreprises barbouzardes, révélées au pays, seront venues dérégler la machine présidentielle. Le politologue Jérôme Fourquet résume la situation avec une grande pertinence : « Macron (…) est le premier président à avoir face à lui un mouvement qui matérialise son impopularité » (Le Figaro-magazine, 22 mars 2019).

Toutes ces crises se rejoignent dans la demande d’une démocratie profondément renouvelée, la revendication de « référendum d’initiative citoyenne » n’en étant que l’expression la plus marquante. Les stratèges de l’Élysée ou de Matignon peuvent bien, à présent, tenter de détourner cette aspiration à contrôler et décider vers la réduction des droits du Parlement, qui est au cœur de la réforme institutionnelle annoncée lors de la campagne de 2017, avec en particulier la diminution drastique du nombre des députés et sénateurs, ils continuent à butter sur la phénoménale perte de légitimité du Prince. Le fait est, là encore, sans équivalent depuis 1958. Que, depuis le 17 novembre 2018, les manifestants n’aient pas pris pour cible la monarchie présidentielle, qu’ils aient même parfois céder à la tentation de l’antiparlementarisme, ne vaut certainement pas absolution de l’occupant du Trône. N’est-ce pas la démission de ce dernier que l’on ne cesse de réclamer dans la rue ? Qui ne voit que, derrière la personnalité détestée d’Emmanuel Macron, c’est la fonction elle-même qui n’est plus supportée ? De sorte que, si ce président mal élu dispose toujours d’un socle de supporters parmi ses électeurs du premier tour de la présidentielle, et s’il a depuis élargi ses soutiens du côté d’une droite en déshérence, plus des deux tiers du corps citoyen le rejettent irrémédiablement.

UN POUVOIR PIÉGÉ PAR SA POSTURE SÉCURITAIRE

Un long moment déstabilisés, pour ne pas dire paniqués, par le surgissement des « Gilets jaunes », contraints de ce fait à quelques concessions tout en cherchant à garder le cap de leurs contre-réformes, les gouvernants auront cherché à étouffer, ou du moins à dévoyer, les attentes populaires. Tel était, évidemment, l’objectif poursuivi avec le lancement du « Grand débat national ». Cela aura au moins permis au tenant du titre de reprendre l’initiative politique et de s’octroyer la bagatelle de… 76 heures et 45 minutes de temps d’antenne sur les chaînes d’information en continu. Sur les questions les plus cruciales, l’opinion n’aura néanmoins évolué qu’aux marges.

Certes, des quelque 330 000 contributions en ligne mises aujourd’hui en exergue par le gouvernement, seront souvent ressorties des demandes fort différentes de celles entendues sur les ronds-points ou aux abords des centres commerciaux, où les « Gilets jaunes » se retrouvaient au début du mouvement. C’est que, tous les analystes en conviennent, cette partie de la consultation aura principalement mobilisé une France socialement favorisée, celle qui apporta son soutien à Emmanuel Macron dès le premier tour de la présidentielle. Cela dit, au fil de centaines de milliers d’autres doléances également recensées, à partir d’échanges citoyens multiples ou de rencontres dans les mairies, mais aussi des Cahiers d’espoir mis à disposition par les communistes, les Français qui se seront exprimés auront persisté à délivrer le même message, sans appel : ils veulent la justice sociale, la justice climatique, la redistribution des richesses, une démocratie qui ne les ignorent plus, la fin de l’austérité imposée par les traités européens.

Nos petits marquis travestis en ministres de la République auront-ils voulu, le 16 mars, parachevé leur opération d’enfumage en laissant les Champs-Élysées aux mains de quelques centaines de violents, le président s’en allant ce jour-là skier sur les pistes d’une station en vogue des Pyrénées, pour bien signifier son indifférence aux manifestations ? Se seront-ils, à l’inverse, pris les pieds dans le tapis en perdant le contrôle du maintien de l’ordre dans les rues de Paris ? Seule une commission d’enquête parlementaire serait en mesure d’éclairer notre lanterne...

Toujours est-il que le choc provoqué par les saccages n’aura pas eu l’effet que l’exécutif imaginait. Elles auront plutôt souligné que ce dernier n’avait pas apporté la moindre réponse aux aspirations des laissés-pour-compte de la déréglementation, et que de ce fait l’opposition du peuple n’avait en rien diminué. Comme s’il en fallait une preuve, une enquête Viavoice publiée le 20 mars, soit quatre jours après les événements parisiens, accordait toujours 57% de soutien au soulèvement jaune.

Sa posture autoritaire aura, dans ce contexte, plus affaibli l’autorité de l’équipe en place qu’elle ne l’aura confortée. Si la mobilisation des forces de l’ordre, les samedis 23 et 30 mars, aura transformé les Champs-Élysées en zone interdite et limité de ce fait les affrontements dans Paris, chacun en sera naturellement venu à s’interroger sur les raisons pour lesquelles les moyens n’avaient pas été pris, auparavant, d’empêcher les destructions. Signe d’un isolement de plus en plus prononcé, un hebdomadaire aussi peu contestataire que Le Point se sera même cru autorisé à mettre en cause, à sa « une », les « stagiaires » de la Macronie.

Et ce n’est certainement pas la décapitation, en pleine crise politique et sociale, de la Préfecture de police de Paris qui restaurera la crédibilité du clan présidentiel. Ni qui amènera la haute hiérarchie policière à lui restituer sa confiance. Déjà, celle-ci avait dû porter le chapeau des agissements de Messieurs Benalla et Crase à l’occasion de la manifestation parisienne du 1° mai 2018. Ces dernières semaines, elle avait de surcroît subi les inconséquences gouvernementales, flics et gendarmes s’étant retrouvés en première ligne d’un affrontement politique et social que l’exécutif ne savait comment gérer. Le maintien de l’ordre s’était, de ce fait, retrouvé l’otage d’une escalade amenant l’utilisation des dangereux « lanceurs de balles de défense » ou des non moins meurtrières grenades de « désencerclement ». Faire, dans cette configuration, sauter trois des plus hauts responsables de la PP sera dès lors apparu, à l’appareil de cette dernière, comme visant à faire payer des lampistes pour mieux protéger les deux ministres en charge de l’ordre public.

SURENCHÈRE LIBERTICIDE ET INSTABILITÉ POLITIQUE

Que l’on m’autorise à m’arrêter un instant sur cette question du maintien de l’ordre, ô combien symptomatique de l’instabilité politique présente. La surenchère liberticide signe rarement la force d’un pouvoir. Depuis le 17 novembre dernier, la police aura procédé à près de 9000 gardes à vue, plus de 1600 personnes auront été déférées devant les tribunaux pour comparutions immédiates, presque 400 d’entre elles auront fait l’objet d’un mandat de dépôt, 1800 affaires étant toujours en attente de jugement. Pour peu que l’on rapproche ces chiffres déjà impressionnants des 2200 manifestants blessés, dont vingt-deux éborgnés et cinq dont la main a été arrachée, et des 1500 blessés dénombrés du côté des policiers et gendarmes, la conclusion s’impose : jamais la répression étatique n’aura été aussi brutale depuis la guerre d’Algérie. Différence de taille avec le contexte présent, la crise aiguë de la République était à l’époque marquée par l’échec du colonialisme français de l’autre côté de la Méditerranée, l’agonie simultanée du parlementarisme et le retour musclé du général de Gaulle, les menaces putschistes d’une partie de la hiérarchie militaire, la polarisation de la vie publique en métropole par le face-à-face entre le mouvement ouvrier et une extrême droite recourant systématiquement au terrorisme.

Cette fois, c’est de toute évidence pour tenter d’échapper à l’échec que le clan aux affaires se lance dans une fuite en avant redoutable pour les libertés publiques et la démocratie. Il n’aura ainsi pas hésité, dans un premier temps, après les épisodes violents de certaines manifestations de décembre, à équiper les fonctionnaires de police d’armes dont l’usage est interdit chez la plupart de nos voisins, à mobiliser les blindés de la gendarmerie (que l’on ne sortait, d’ordinaire, que contre des groupes armés en Corse ou des soulèvements populaires Outre-Mer), et à faire appel à des unités plus habituées aux interpellations musclées de délinquants qu’à la sécurisation de foules assemblées.

À partir du 23 mars, on sera allé, en vertu de la « nouvelle doctrine » exposée par le Premier ministre en personne, jusqu’à franchir le seuil symbolique du recours aux militaires. Il n’est pas spécialement rassurant, comme on aimerait nous le faire croire, que les hommes et les femmes de l’opération Sentinelle, requise à l’origine pour protéger la population des attentats intégristes, se soient vus assigner la seule garde des bâtiments officiels : que l’on prenne le risque de les placer en confrontation avec des manifestants, et qu’ils n’aient alors d’autre recours que d’ouvrir le feu puisqu’ils ne possèdent pas la moindre formation au maintien de l’ordre (et qu’ils ne disposent d’aucun équipement adapté à cette fin), se révèle en soi gravissime.

Spécialiste des questions de police, Sebastian Roché est pourtant fondé à prôner des « techniques policières de désescalade », telles qu’il s’en met en place sous d’autres cieux, pour éviter que des épreuves de force n’en viennent à basculer dans l’irréparable. Son argumentation peut difficilement être taxée de gauchiste lorsqu’il constate : « On parle de factieux qui veulent renverser la République, d’actes criminels, de volonté de tuer. (…) Certes, des manifestants veulent converger vers les lieux de pouvoir, mais confondre cela avec une insurrection armée, c’est, au minimum, une erreur d’appréciation. Nous ne sommes pas en guerre civile ! » (L’Opinion, 20 mars 2019).

Comment, à l’inverse, ne pas relever le jusqu’au-boutisme des éminences macronistes ? Avec une loi dite « anticasseurs », qui, avant d’être censurée par le Conseil constitutionnel, confiait aux préfets, autrement dit à une autorité administrative, la faculté d’interdire à un citoyen de manifester alors qu’une telle décision ne peut relever que du pouvoir judiciaire… Avec la mise en question de l’indépendance de la justice, à travers les réformes concoctées par Madame Belloubet ou les incursions de plus en plus fréquentes du président dans ce domaine… Avec ces dispositions législatives de circonstance que l’exécutif veut à tout prix faire adopter contre les « fausses nouvelles » au prix d’un vrai danger de restriction de la liberté d’informer (dans un rapport commandé par l’exécutif en vue de la « création d’une instance d’autorégulation et de médiation de l’information », un haut fonctionnaire préconise, rien de moins, l’installation de ce que le directeur du Point vient de qualifier, le 4 avril, de « comité de censure molle »)… Avec, encore, cette atteinte à la protection des sources journalistiques qu’aura constitué la perquisition arbitraire diligentée par un procureur contre les locaux de Mediapart… Avec, enfin, ce dédain affiché pour le mouvement syndical, qui laisse libre cours au despotisme patronal dans les entreprises, lorsqu’il ne conduit pas des militants au licenciement ou à la comparution devant des juges…

LE NÉOLIBÉRALISME CONTRE LA LIBERTÉ

La propension de ces hauts personnages, qui s’étaient voulus l’émanation d’un « nouveau monde » empreint de modernité, à sortir le gros bâton dès qu’ils se trouvent un peu vivement contestés, m’amène à une autre réflexion. Longtemps, profitant des défaites du mouvement ouvrier dans le dernier quart du XX° siècle, se nourrissant plus particulièrement de l’évanouissement des perspectives de changement progressiste, le néolibéralisme aura su se parer des vertus de l’émancipation individuelle. Ses maîtres à penser n’auront alors cessé de le ressasser : la marchandisation du moindre des domaines de l’activité humaine, le libre-échangisme intégral, le dépassement des cadres nationaux dans une unification du monde par le marché, la transformation des êtres humaines en individus consommateurs soustraits à la « dictature » du collectif grâce aux « réseaux sociaux » allaient nous mener vers une nouvelle civilisation.

Il aura fallu quelques décennies – et pas moins de trois krachs financiers d’importance croissante – avant que les peuples ne prennent conscience que leurs conquêtes étaient systématiquement anéanties, que les États se trouvaient dessaisis de leurs prérogatives au profit d’oligarchies parasitaires, que les politiques publiques étaient devenues identiques quelles que soient les couleurs des équipes désignées par le suffrage universel, que leur souveraineté avait par conséquent été vidée de substance. Ce qui, à la longue, aura engendré ces réactions de rejet s’exprimant alternativement dans la rue ou les urnes, hélas souvent au profit de droites extrémisées ou d’extrêmes droites xénophobes, du fait de l’inexistence de gauches à la hauteur.

Bien avant d’autres, l’universitaire américaine Wendy Brown aura instruit le procès de ce qu’elle désigne comme une « désactivation des démocraties libérales occidentales ». Elle aura, entre autres, souligné comment « la gouvernementalité néolibérale mine l’autonomie relative de certaines institutions (la loi, les élections, la police, la sphère publique) les unes par rapport aux autres et l’autonomie de chacune d’entre elles par rapport au marché ». Et d’ajouter que « les libertés publiques ne sont absolument pas indispensables dans cette conception de notre ‘’mode de vie’’, puisque, à la différence des droits de propriété, elles sont, en grande partie, insignifiantes pour l’homo oeconomicus » (in Les Habits neufs de la politique mondiale, Néolibéralisme et néoconservatisme, Les Prairies ordinaires 2004).

Le retournement du cycle du néolibéralisme triomphant, au tournant des années 2000, n’aura fait que pousser à son apogée cette tendance lourde à la régression démocratique. Comme l’écrit Wendy Brown, aux yeux des puissants, elle ne devait plus signifier « un ensemble d’institutions politiques indépendantes et de pratiques civiles incluant l’égalité, la liberté, l’autonomie et le principe de souveraineté populaire ». Cette dynamique qui voit, à un certain stade de son développement, le capitalisme se libérer des cadres qui entravent son aptitude à pénétrer chaque aspect de l’existence humaine afin de tout remodeler à son image, Marx l’avait dépeinte avec une fulgurance remarquable. Il lui opposait déjà, par-delà leur caractère formel, les principes d’égalité et de liberté, aboutissant à la conclusion selon laquelle, conjugués aux processus d’autonomie et de dignité qu’ils faisaient naître, ceux-ci ouvraient le chemin à une autre vision de l’humanité (in La Question juive, 10/18 1968). Ce qui vient, opportunément, nous rappeler que les batailles pour les droits sociaux, les libertés démocratiques, la République ne sont jamais un supplément d’âme, mais qu’elles se situent au cœur du combat pour la libération de toutes les servitudes.

UN NOUVEAU MOMENT POLITIQUE

J’en termine sur un ultime constat. D’ores et déjà, nous ne nous situons plus dans le vide politique et social qui avait initialement permis à la Macronie de conduire une véritable Blitzkrieg contre le monde du travail, les retraités, les précaires et privés d’emplois, les agents du service public, la jeunesse. Ne nous y trompons cependant pas, le président en place est très loin d’avoir perdu la partie, le mouvement des « Gilets jaunes » manifestant ses difficultés trouver en lui-même les ressorts d’une nouvelle dynamique, le syndicalisme buttant toujours sur la recherche de la stratégie à même de faire converger les luttes, et la gauche restant impuissante à proposer un débouché crédible au séisme en cours. C’est dans cette configuration qu’il annonce, pour les prochains jours, les conclusions du « Grand débat national » et même… l’acte II du quinquennat. Il ne s’en heurte pas moins à une contradiction difficilement surmontable.

Retrouver une assise élargie dans le pays supposerait qu’il apporte de véritables réponses aux attentes de justice sociale et de justice climatique, autant qu’à la demande d’une démocratie par laquelle les citoyens pourraient contrôler les pouvoirs en place et décider des orientations conduites en leur nom. Sauf qu’il a, au printemps 2017, reçu du capital l’impératif mandat de plier la France aux exigences de la mondialisation marchande et financière, quelle que soit la brutalité que cela implique. Réunissant récemment un groupe d’intellectuels à l’Élysée, Emmanuel Macron leur a d’ailleurs avoué, à demi-mots, son impossibilité d’imaginer le rétablissement de l’ISF et d’une fiscalité puissamment redistributive, l’augmentation du Smic et des salaires, l’arrêt du saccage des services publics dans les territoires, la relocalisation de l’économie et la réindustrialisation de la nation, le droit pour les Français de contribuer à l’élaboration des lois au moyen notamment d’un référendum d’initiative populaire, l’abandon de la sinistre règle des 3% de déficit public condamnant le pays à l’austérité perpétuelle…

Dans ces conditions, les secousses sismiques vont continuer de s’enchaîner et d’ébranler notre paysage politique et social. Un grand changement vient de s’opérer dans les consciences, les Français ayant en quatre mois pris la mesure du rejet ultramajoritaire dont font l’objet les choix gouvernementaux. On en voit déjà les effets, au travers de nouvelles mobilisations, en particulier chez les enseignants et parents d’élèves contre les projets inégalitaires du ministre de l’Éducation nationale. Et, sur le plan directement politique, c’est une véritable recomposition qui se fraie un chemin.

Le mouvement des « Gilets jaunes », quoiqu’il se révélât en recherche d’un nouveau souffle, aura au moins provoqué l’ouverture d’un vaste débat sur les politiques publiques à impulser désormais. À gauche, on en perçoit ainsi les prémisses du côté des courants attachés à reconstruire le pôle social-démocrate qui s’est trouvé dévasté par la soumission au néolibéralisme. Le Parti socialiste s’étant, structurellement et idéologiquement, désintégré à la faveur du quinquennat de François Hollande, c’est hors du champ partidaire que s’affirment donc de premiers reclassements. L’apparition du mouvement « Place publique » ou, dans un autre registre, l’offre d’un « pacte social et écologique » en 66 mesures portée par la CFDT et la Fondation Nicolas Hulot (avec dix-sept autres structures syndicales et associatives), en constituent autant d’indices. Qu’il en ressorte une ébauche de nouveau compromis social se révèle, naturellement, très loin de la nécessité de s’attaquer résolument au pouvoir de la finance. On ne saurait, pour autant, ignorer qu’une nouvelle phase de confrontation des projets en présence est en train de s’ouvrir à gauche.

Le Parti communiste français aura, quant à lui, perçu le défi, et chacun le devine désormais dans la tonicité de la campagne de Ian Brossat. En rendant publiques, le 16 mars, « Dix propositions pour la France », construites à partir de ce que ses militants et militantes ont entendu ces derniers mois sur le terrain, il a voulu prendre date. La crise française ne saurait demeurer longtemps sans issue politique, sauf à voir la colère sociale récupérée par la droite extrême ou l’extrême droite, et le pays sombrer dans l’aventure. Même si le scrutin des européennes ne permettait pas une large convergence à gauche, du fait des désaccords se perpétuant sur la question nodale de la rupture avec la logique des traités existants, les discussions devront vite reprendre entre les forces progressistes et déboucher, pour rassembler une majorité politique, sur une nouvelle union populaire. Celle-ci ne pourra néanmoins emprunter les chemins du passé. Il lui faudra partir de ce que nos concitoyennes et concitoyens espèrent et revendiquent, lier étroitement la volonté de rassembler la gauche aux objectifs le permettant, et reposer sur l’implication des citoyens à tous les niveaux.

Le moins que l’on puisse dire est que le moment politique commande plus que jamais de sortir des routines confortables autant que des radicalités incantatoires, pour savoir simplement faire preuve d’audace. Il peut parfaitement rouvrir un chemin à l’espoir du changement grâce au renouveau des luttes populaires, ou inversement basculer dans divers scénarios du pire. À cet égard, il n’est pas faux, pour peu que l’on se garde des analogies trompeuses, d’évoquer les années 1930, dans la polarisation qui les marquaient entre fascisme et Front populaire. L’histoire s’accélère, les enjeux s’élèvent…


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message