« L’antiféminisme fait converger des haines multiples »

lundi 29 avril 2019.
 

Depuis le début du XXe siècle, les adversaires de l’égalité hommes-femmes reprochent aux féministes de nier la différence des sexes. L’historienne Christine Bard estime, dans un entretien au « Monde », que cette vision naturaliste est, aujourd’hui encore, très présente dans les discours de l’extrême droite et des populismes ultra-conservateurs.

Christine Bard, spécialiste de l’histoire des femmes et du genre, est professeure d’histoire contemporaine à l’université d’Angers. Avec ses collègues Mélissa Blais, sociologue à l’université de Genève, et Francis Dupuis-Déri, politiste à l’université du Québec à Montréal, elle a dirigé l’ouvrage collectif Antiféminismes et masculinismes d’hier à aujourd’hui (PUF, 510 pages, 24 euros), qui analyse les différentes formes d’expression de l’antiféminisme, du XIXe siècle à nos jours. Christine Bard a codirigé avec Frédérique Le Nan l’ouvrage Dire le genre. Avec les mots, avec le corps (CNRS éditions, 304 pages, 24 euros).

De Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) à La Manif pour tous en passant par l’Action française ou les mouvements familialistes-natalistes de l’entre-deux-guerres, les différents chapitres montrent la pluralité de ces contre-mouvements, qui ont la particularité de s’inscrire dans un large spectre politique. Ce livre, qui interroge en creux les ressorts de la domination masculine, a aussi pour ambition d’inciter le monde universitaire à s’intéresser davantage à ce phénomène en pleine expansion.

Solène Cordier – Les masculinismes et les antiféminismes sont-ils, selon vous, des idéologies ?

Christine Bard – L’antiféminisme désigne un mouvement de pensée et d’action assez difficile à circonscrire car il s’exprime, de manière non autonome, au sein de différents courants philosophiques, politiques ou culturels. C’est tout de même une idéologie dans le sens où il propose une interprétation du monde social à travers une certaine lecture des relations entre les sexes.

Son assise à l’extrême droite, dans la tradition de la pensée contre-révolutionnaire, anti-égalitaire et anti-démocratique, est importante mais on ne peut le résumer à cette dimension : Pierre-Joseph Proudhon, le « père » de l’anarchisme, était aussi un antiféministe forcené et influent.

Les victoires du féminisme, qui sont autant d’atteintes aux privilèges masculins, provoquent des réactions, des résistances, des désirs de revenir à l’ordre antérieur. A chaque phase du féminisme répond donc une vague d’antiféminisme, qui se cristallise sur un enjeu.

Au début du XXe siècle, face au suffragisme, la première vague s’est opposée au droit de vote des femmes, mais aussi à leur droit au travail. Dans les années 1970, avec la libéralisation de l’avortement, la deuxième s’est opposée à la liberté de disposer de son corps. Aujourd’hui, la troisième y ajoute l’opposition aux droits des personnes LGBT, à la « théorie-du-gender » et elle se déploie en ligne : le cyber-antiféminisme crée une caisse de résonance extraordinaire.

Quel est le socle commun de ces mouvements de pensée ?

L’idée centrale du discours antiféministe, c’est que le féminisme nie la différence des sexes : l’inégalité serait un fait de nature nécessaire à l’ordre social.

Cette vision naturaliste très présente au XIXe siècle, qui justifie la domination masculine, parfois jusqu’à la liberté de violer et de tuer, s’exprime encore aujourd’hui. Les antiféministes prétendent depuis plus d’un siècle que le féminisme provoque la virilisation des femmes et la féminisation des hommes. Ils créent un discours anxiogène sur la confusion des sexes, signe annonciateur du déclin de la civilisation occidentale. L’antiféminisme s’appuie toujours sur une vision normative des identités et des rôles sexuels : il défend le respect de cette norme sur un plan concret – législatif par exemple, mais aussi symbolique – contre l’écriture inclusive, par exemple. C’est l’ordre genré du monde qui est en jeu.

Comment peut-on expliquer l’antiféminisme d’un certain nombre de femmes ?

Il n’est paradoxal qu’à première vue : il y a toujours eu des femmes opposées à l’émancipation de leur sexe. Les femmes – comme les hommes – ont des identités multiples : on a tort de croire qu’il existerait une identité de genre qui soit « déjà là ». A l’instar de la conscience de classe, un certain nombre de facteurs favorables doivent être réunis pour qu’une telle conscience prenne forme et pèse sur le cours de l’histoire.

Les féministes des années 1970 estimaient que les femmes antiféministes étaient aliénées, sous influence, dépossédées de leur capacité à penser par elles-mêmes. D’autres, comme la féministe américaine Andrea Dworkin (1946-2005), expliquaient que les femmes conservatrices antiféministes étaient au contraire conscientes de la domination masculine et attachées à un âge d’or qui leur garantissait une protection, certes illusoire.

L’antiféminisme féminin n’est pas opposé au principe d’égalité mais il estime qu’aujourd’hui les femmes sont libres et égales aux hommes

En fait, les mobiles de leurs engagements sont hétérogènes. Il peut s’agir, pour des écrivaines ou des journalistes, d’une stratégie de distinction visant la notoriété.

Pour beaucoup de femmes issues de familles bourgeoises et aristocratiques conservatrices, l’identité de classe joue un rôle premier. Enfin, une éducation traditionnelle et une pratique religieuse soutenue au sein de l’Eglise catholique confortent souvent (mais pas toujours) une vision conservatrice : l’hostilité envers le féminisme est entretenue par le Vatican, qui, lors du Conseil pontifical pour la famille de 2011, a jugé la prétendue « théorie du genre » plus dangereuse que le nazisme !

L’antiféminisme féminin est parfois aussi une manière de se désolidariser d’un mouvement collectif jugé inutile, nocif, sexiste, misandre, victimaire… Ce discours n’est pas opposé au principe d’égalité mais il estime qu’aujourd’hui les femmes sont libres et égales aux hommes : il s’en prend donc au féminisme, en reprenant tout le corpus des représentations négatives.

Une intersectionnalité des haines s’exprime, selon vous, dans l’antiféminisme. Que voulez-vous dire ?

Aujourd’hui, les féministes de la troisième vague réfléchissent à la manière dont les différentes oppressions peuvent se cumuler pour les femmes racisées, lesbiennes ou en situation de handicap…

Ce « féminisme intersectionnel », issu du black feminism [afro-féminisme], invite à reconfigurer la pensée féministe. En faisant converger le sexisme, le racisme, l’antisémitisme, la xénophobie et l’homophobie, l’antiféminisme pratique, lui aussi, l’intersectionnalité – mais l’intersectionnalité des haines.

C’est ce que montrent, dans les années 1930, les discours sur le déclin de l’Occident, qui est alors présenté à la fois comme « enjuivé » et « livré aux femmes ». Les discours antisémites ont très souvent présenté les juifs comme des agents de la féminisation de la société et les juives comme les inventrices du féminisme. Dans cette rhétorique, tout se tient pour préserver les privilèges des hommes blancs hétérosexuels chrétiens.

Comment lutter contre ces contre-mouvements ?

L’antiféminisme a beaucoup à voir avec l’histoire des peurs : mieux comprendre les anxiétés est donc fondamental. Dans la montée actuelle de l’extrême droite et des populismes ultra-conservateurs qui prétendent restaurer l’ordre moral, on voit la place que prennent le virilisme et le sexisme.

Lutter contre l’antiféminisme est un combat à la fois politique, culturel et social. Des féministes, de fait, animent un contre-contre-mouvement : elles et ils répliquent, dénoncent, analysent, manifestent… La lutte est en partie intellectuelle : il faut déconstruire les rhétoriques antiféministes pour protéger nos droits, nos libertés, nos vies.

Comment les masculinismes et les antiféminismes s’articulent-ils ?

Le masculinisme est un mot assez ancien qui a d’abord été utilisé par les féministes pour nommer la domination masculine. Depuis les années 1980, il désigne des mouvements militants, notamment de pères divorcés, qui assument l’étiquette « antiféministe » et qui se manifestent par des actions spectaculaires, voire violentes : depuis 1989 et le meurtre de quatorze étudiantes à l’école Polytechnique de Montréal, certains sont passés à l’acte terroriste. En Amérique du Nord, certains « incels » (« célibataires involontaires ») vont jusqu’à tuer des femmes au nom de leur opposition au féminisme, sous le prétexte délirant qu’ils auraient été éconduits sexuellement par ces dernières.

A la différence de l’antiféminisme, le masculinisme se masque comme contre-mouvement : il affirme vouloir défendre, à égalité stricte avec le féminisme, les droits des hommes prétendument bafoués par le pouvoir des femmes.

Propos recueillis par Solène Cordier


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