Banque mondiale et FMI : huissiers des créanciers

mardi 20 août 2019.
 

En 2019, la Banque mondiale (BM) et le FMI atteignent l’âge de 75 ans. Ces deux institutions financières internationales (IFI), créées en 1944, sont dominées par les États-Unis et quelques grandes puissances alliées qui agissent pour généraliser des politiques contraires aux intérêts des peuples.

La BM et le FMI ont systématiquement prêté à des États afin d’influencer leur politique. L’endettement extérieur a été et est encore utilisé comme un instrument de subordination des débiteurs. Depuis leur création, le FMI et la BM ont violé les pactes internationaux sur les droits humains et n’hésitent pas à soutenir des dictatures.

Une nouvelle forme de décolonisation s’impose pour sortir de l’impasse dans laquelle les IFI et leurs principaux actionnaires ont enfermé le monde en général. De nouvelles institutions internationales doivent être construites. Nous publions une série d’articles d’Éric Toussaint qui retrace l’évolution de la BM et du FMI depuis leur création en 1944. Ces articles sont tirés du livre Banque mondiale : le coup d’État permanent, publié en 2006, aujourd’hui épuisé et disponible gratuitement en pdf.

En juillet 1981, Alden W. Clausen, président de la Bank of America, arrive à la tête de la Banque mondiale. La Bank of America est une des grandes banques états-uniennes fortement exposées en cas de non paiement de la dette par les PED. Ronald Reagan, en plaçant Alden W. Clausen à la présidence de la Banque mondiale, envoie un signal fort aux banques des États-Unis (et aux autres banquiers privés du monde) : leurs intérêts seront dûment pris en compte.

Les banques états-uniennes étaient les plus exposées aux risques en comparaison des banques européennes et japonaises : proportionnellement, ce sont elles qui prêtaient le plus. La crise de 1982 touchait plus particulièrement l’Amérique latine, terrain de chasse privilégié des banques états-uniennes. Les montants prêtés comparés à leur capital étaient énormes et imprudents. Toutes les banques des États-Unis prises ensemble avaient prêté une somme correspondant à 152 % de leurs capitaux propres. Parmi elles, les quinze plus grandes banques avaient prêté une somme équivalent à 160 % de leur capital. Les neuf premières, dont la Bank of America, avaient engagé l’équivalent de 229 % de leur capital.

Quand le Mexique, en août 1982, annonce qu’il n’est plus en mesure de rembourser, les grands argentiers publics se réunissent pour sauver la mise aux banquiers privés. Le quatuor réuni pour mettre au point une stratégie était composé de Jacques de Larosière, directeur général du FMI, de Paul Volcker, président de la Réserve fédérale des États-Unis, de Gordon Richardson, dirigeant de la Banque d’Angleterre et de Fritz Lentwiler, président de la Banque des règlements internationaux (BRI). Le président de la Banque mondiale n’a pas été convié aux premières réunions.

La stratégie adoptée peut se résumer de la manière suivante :

la crise doit être traitée comme résultant d’un problème de liquidités de courte durée à résoudre par le FMI et les grandes banques centrales ; la priorité est donnée aux dettes des trois pays les plus endettés : Brésil, Mexique et Argentine ; les dettes privées doivent être converties en dettes publiques des pays endettés ; les créanciers doivent agir collectivement tandis que les pays endettés, traités séparément, doivent être mis dans l’impossibilité de présenter un front commun (« diviser pour régner ») ; les pays endettés doivent à tout prix maintenir le paiement des intérêts de la dette ; les créanciers n’accordent pas d’annulation ou de réduction de taux d’intérêt, on ne peut envisager que des rééchelonnements de paiements ; de nouveaux prêts ne seront accordés par les banques privées qu’à la condition que les pays endettés concernés s’engagent à réaliser des politiques d’austérité dans le cadre d’un accord avec le FMI.

Cette stratégie est grosso modo maintenue au cours des années 1980 mais elle doit être amendée pour tenir compte de l’ampleur de la crise et du comportement des banques privées. Celles-ci, contrairement au dernier point de la stratégie mentionnée, arrêtent presque tous les prêts et se contentent d’engranger les remboursements, ce qui fait exploser leur profit ! Les profits que Citibank retire du Brésil en 1983 et 1984 représentent à eux seuls 20 % de ses profits totaux. Selon Karin Lissakers (qui devient plus tard la directrice exécutive des États-Unis au FMI), les dividendes distribués par les plus grandes banques états-uniennes en 1984 s’élèvent au double de ceux distribués en 1980 [1]. En fait, le FMI et les autres argentiers publics mentionnés plus haut, auxquels la Banque mondiale s’est ensuite ajoutée, en adoptant une stratégie dure à l’égard des pays endettés afin de protéger les banques privées, se comportent comme les représentants authentiques de la grande finance privée internationale ou, en d’autres mots, du grand capital international. Ils sont devenus des huissiers de justice au service des banques privées.

Karin Lissakers relève elle-même : « Le FMI était d’une certaine manière chargé par la communauté des créanciers de la mise sous pression des débiteurs pour éviter les ruptures de paiements. »

Jacques Polak, qui a été directeur de recherche au FMI puis directeur exécutif du FMI pour les Pays-Bas, écrit en se référant à la stratégie décrite plus haut : « Dans la seconde moitié des années 1980, les banques commerciales ont commencé à exploiter cette approche. N’ayant plus peur de se retrouver victimes d’une crise généralisée de la dette, les banques ont commencé à prendre conscience qu’il pourrait leur être favorable de bloquer l’accès d’un pays aux crédits du FMI (et à d’autres crédits liés à un accord avec le FMI). Le Fonds a alors commencé a être utilisé par les banques commerciales pour le recouvrement de leurs dettes [2]. » Les propos concernant le FMI peuvent être étendus à la Banque mondiale qui s’est comportée exactement de la même manière.

Les banques des États-Unis se tirent très bien d’affaire. Les banques européennes aussi : en effet, elles obtiennent de fortes réductions d’impôts en réalisant de grosses provisions pour amortir des pertes éventuelles sur leurs créances. Par ailleurs, les banques européennes et japonaises bénéficient de la dépréciation du dollar qui diminue dans leur portefeuille le poids de leurs créances en dollars sur les pays endettés.

Les autorités des pays endettés prennent à la charge du Trésor public (et en conséquence à la charge des citoyens) les dettes externes des entreprises privées de leur pays. Dans le cas emblématique de l’Argentine, les filiales des multinationales endettées auprès de leur maison mère obtiennent que leurs dettes soient payées par le Trésor public argentin [3] !

Ce faisant, les gouvernements des PED se soumettent aux pressions conjuguées des capitalistes locaux, des multinationales implantées dans le pays et des grands argentiers publics du Nord eux-mêmes au service des grandes banques privées du Nord.

Ces mêmes grands argentiers publics, en particulier le FMI et la Banque mondiale, remplacent progressivement les banques privées comme créanciers des pays les plus en difficulté. Là aussi les risques et les coûts sont transférés du secteur privé vers le secteur public. Le tableau suivant montre que les banques privées se désengagent des pays endettés qui éprouvent des difficultés de remboursement (leurs créances sur ces pays passent de 278 milliards en 1982 à 200 milliards en 1992, soit une réduction de 28 %). Dans le même temps, les créanciers officiels (FMI, Banque mondiale, États) prennent le relais (leurs créances sont passées de 115 milliards à 252 milliards entre 1982 et 1992, soit une augmentation de 120 %).

Sur recommandation ou injonction du FMI et de la Banque mondiale, les pays endettés utilisent les prêts qu’ils reçoivent des créanciers publics (FMI, Banque mondiale, États) pour rembourser les banques privées qui se gardent bien de leur prêter à nouveau de l’argent. Elles attendent pour cela d’être d’abord entièrement remboursées.

Mais les prêts des créanciers publics, outre qu’ils augmentent le stock de la dette qu’il faudra de toute façon rembourser, sont bien insuffisants pour rembourser les dettes colossales dues aux banques, d’autant que les taux d’intérêt sont très élevés. A propos des taux d’intérêt exorbitants versés par les PED, le PNUD relève, dans le Rapport sur le Développement humain 1992 : “Pendant les années 1980, alors que le taux d’intérêt était de 4 % dans les pays industrialisés, les pays en développement supportaient un taux d’intérêt effectif de 17 %. Sur un encours de la dette de plus de mille milliards de dollars, cela représente une majoration de coût de 120 milliards de dollars qui viennent s’ajouter à des transferts nets au titre de la dette qui sont négatifs et atteignent 50 milliards de dollars en 1989” [5].

La question des transferts nets négatifs mentionnée par ce rapport du PNUD est fondamentale, c’est pourquoi elle mérite un développement particulier.

Le débat interne à la Banque mondiale sur le calcul du transfert net

En 1984, le débat sur cette question provoque un vrai remue-ménage dans la Banque mondiale. En effet, cette année-là, une équipe d’économistes de la Banque mondiale dirigée par Sidney Chernick et Basil Kavalsky produit un rapport qui remet en cause la manière dont la Banque présente les flux sur la dette extérieure [6]. Jusque là, la Banque ne prenait en compte que les flux nets sur la dette (nets flows on debt) qu’elle définit comme la différence entre le capital prêté et le capital remboursé, sans y intégrer les intérêts... Cette équipe d’économistes adopte une autre position en déclarant qu’il faut inclure dans le calcul les intérêts remboursés afin d’établir une présentation du problème de la dette conforme à la réalité.

PNG - 32.4 ko

Il présente l’évolution du montant croissant de la dette externe totale des PED entre 1979 et 1987. Si on s’en tient à l’approche traditionnelle de la Banque mondiale (sans inclure les intérêts donc), le transfert reste positif tout au long de la période prise en considération. Avec une telle présentation des transferts, on se demande comment se rendre compte qu’une crise de la dette a explosé en 1982 et s’est poursuivie par la suite.

Par contre, si on adopte l’approche défendue par cette équipe d’économistes de la Banque, le résultat est totalement différent. En effet, on s’aperçoit que le transfert est positif jusqu’en 1982 et qu’il devient négatif à partir de 1983. Il est tout à fait justifié de calculer le transfert net sur la dette, en défalquant des montants prêtés les montants remboursés au titre de l’amortissement du capital et des intérêts versés. D’ailleurs, dans la mesure où la crise a été provoquée par la hausse des taux d’intérêt, on ne peut pas la visualiser et la comprendre si on ne prend pas en compte le paiement des intérêts.

Dès que le rapport arrive à la direction de la Banque, les principaux dirigeants du staff réagissent négativement. Ernest Stern, un des principaux cadres supérieurs de la Banque et vice-président pour le département des Opérations de la Banque, envoie un fax dans lequel il déclare :

« Je ne suis pas d’accord de diffuser un document qui centre son analyse sur la question du transfert net [7]. » Selon lui, il n’est pas question de présenter le paiement des intérêts comme un poids, il ne s’agit que d’une rémunération du capital prêté. Un point, c’est tout.

Sortant d’une réunion de la Réserve fédérale de New York à laquelle la Banque était invitée, Ernest Stern rédige un mémorandum destiné à la direction de la Banque dans lequel il déclare : « La question des transferts nets a été soulevée et a fait l’objet d’une véritable avalanche de commentaires négatifs de certains gouverneurs ainsi que d’autres participants. La Banque a aussi été attaquée par certains intervenants pour avoir mis en avant cette question [8]. » Pas question de toucher à ce tabou.

Cette levée de boucliers montre clairement que l’on touche un point particulièrement sensible et important. On ne peut prendre la mesure de ce qu’a représenté le remboursement de la dette que si on tient compte du remboursement des intérêts de la dette qui s’ajoute au remboursement du capital. Le tableau suivant reprend la démarche du précédent en l’appliquant à l’Amérique latine et à la Caraïbe. Si on s’en tient à tort à la présentation traditionnelle de la Banque, on ne constate qu’un léger problème de transfert négatif limité à l’année 1983. Tandis que si on prend en compte les intérêts payés, on mesure la situation réelle : les transferts sont massivement négatifs à partir de 1983.

Selon certains calculs, entre 1982 et 1985, les transferts de l’Amérique latine vers les créanciers ont représenté 5,3 % du produit intérieur brut (PIB) du continent. Le poids est énorme : comparativement, les réparations imposées à l’Allemagne par le Traité de Versailles s’élevaient à 2,5 % du PIB allemand entre 1925 et 1932 [9].

Pour la direction de la Banque, le débat interne sur le transfert net affecte directement ses intérêts en tant que créancier. La Banque (tout comme le FMI) veut maintenir à tout prix son statut de créancier privilégié car, à ce titre, elle peut prétendre être remboursée avant les autres créanciers (créanciers privés ou bilatéraux). Ernest Stern explique, dans une note interne préparant un discours que le président de la Banque doit prononcer au Forum économique de Davos en janvier 1984, que l’on doit refuser de demander aux banques privées de maintenir des transferts nets positifs (en incluant le paiement des intérêts) car cela pourrait se retourner contre la Banque mondiale. En effet, cette exigence pourrait s’appliquer également à la Banque. Il faut donc noyer le poisson en ne parlant que de prêts nets (ou de flux nets sur la dette), c’est-à-dire en excluant du calcul le remboursement des intérêts. Voici un extrait de cette note interne :

« Si l’on tient les banques commerciales pour responsables dans le maintien de transferts nets … on dit alors que … la Banque mondiale elle-même pourrait être accusée de ne pas maintenir des transferts nets positifs. Ailleurs, nous mettons au contraire en avant que ce qui distingue la Banque mondiale des autres banques et justifie un traitement distinct en matière de rééchelonnement, c’est que nous garantissons des prêts nets – pas des transferts nets. Si nous acceptons l’argument des transferts nets dans un discours du Président, nous affaiblissons considérablement notre position qui consiste à rejeter des tentatives de nous imposer un rééchelonnement quand nos transferts nets deviendront négatifs [10]. »

La fin de l’extrait ci-dessus révèle deux points importants :

le dirigeant de la Banque mondiale prévoit déjà que le transfert net entre la Banque et ses clients va devenir lui aussi négatif ;

il craint qu’en conséquence, la Banque ne puisse plus refuser le (rééchelonnement) des dettes qu’on lui doit.

Le tableau suivant porte sur le transfert sur les dettes dues à la Banque. Si on emploie la méthode que défend Ernest Stern, le transfert reste positif. Si on applique l’approche alternative, le transfert devient négatif à partir de 1987 [11].

Une raison supplémentaire motive la Banque dans son refus de parler de transferts nets négatifs. Dans les années 1980, les pays à moyens revenus comme le Mexique, le Brésil, l’Argentine, le Venezuela, la Yougoslavie, sont les principaux pays affectés par la crise de la dette. Ils sont aussi les principaux clients de la Banque mondiale. Ces pays la financent au travers du paiement des intérêts (qui s’ajoutent au remboursement du capital emprunté). En effet, la Banque mondiale réalise des résultats positifs grâce aux intérêts payés par les pays à moyens revenus qui ont recours à ses services. Les pays riches ne financent pas la Banque mondiale (la BIRD) car celle-ci emprunte sur les marchés financiers. La Banque mondiale, via sa branche IDA, prête aux pays pauvres. Bref, ce sont les pays endettés à moyens revenus qui permettent à la Banque de prêter aux pays pauvres à bas taux d’intérêt sans faire de perte. Il est vital pour la Banque de dissimuler cette réalité car sinon, les pays à moyen revenu pourraient exiger d’avoir un droit de regard sur la politique que la Banque mène à l’égard des pays les plus pauvres. Or la définition de cette politique est une prérogative des pays riches qui dirigent la Banque.

Terrorisme intellectuel à l’intérieur de la Banque mondiale

Selon les historiens de la Banque mondiale, un système d’espionnage a été officiellement mis en place durant la présidence de Alden. W. Clausen afin de détecter les personnes déviantes par rapport à la ligne politico-économique de la direction de la Banque. Les historiens de la Banque racontent : « Entre le début 1983 et 1986, le département du personnel de la Banque a informé les directeurs exécutifs que le département économique avait adopté un système de “renseignement” pour détecter les divergences du personnel par rapport aux positions de l’establishment, il classait les membres du personnel en fonction de leur appartenance à telle ou telle école de la pensée économique et favorisait ouvertement les “loyalistes”, il recrutait sur base de contrats à durée déterminée pour accroître la dépendance des personnes engagées. Le personnel du département de recherche économique (ERS) était de plus en plus considéré selon la description du département du personnel comme une unité destinée à vendre une idéologie plutôt qu’à se destiner à la recherche objective [12]. »

Le terrorisme intellectuel et l’obscurantisme néolibéral sont tels que, pendant la période où Anne Krueger était vice-présidente et économiste en chef, sur 37 chercheurs au niveau de la direction du département Recherche, 29 s’en allèrent entre 1983 et 1986 [13]. Plus grave pour le fonctionnement de l’institution : plus d’une dizaine de ces postes restèrent vacants pendant deux ans car personne dans les autres services ne souhaitait prendre la place des partants.

Les historiens de la Banque mondiale rendent compte d’une crise survenue entre la direction de la Banque mondiale, en particulier Anne Krueger, et le rédacteur en chef de la nouvelle revue de la Banque mondiale, WB Economic Review, Mark Leiserson. Celui-ci, appuyé par tout le comité de rédaction, avait décidé de publier en 1986 un article de Jeffrey Sachs écrit en 1985. La vice-présidente de la Banque mondiale, Anne Krueger, fit interdire la publication de l’article. Le rédacteur en chef démissionna en signe de protestation après avoir tenté de convaincre la direction de la Banque mondiale de respecter le comité de rédaction. Ce n’était pas un phénomène isolé puisque, quelques mois plus tard, le rédacteur en chef d’une autre revue de la Banque mondiale, WB Research Observer, démissionna également pour des raisons similaires.

Quand on sait que Jeffrey Sachs venait de mettre au point un plan d’ajustement structurel très dur en Bolivie, se situant donc ainsi dans le camp néolibéral de la Banque mondiale et du FMI, on peut mesurer le degré de terrorisme intellectuel et d’obscurantisme exercé par Anne Krueger, économiste en chef de la Banque, sur ceux qui, dans la Banque, essayaient prudemment de donner la parole à des gens externes à l’institution. Ce qui déplaisait à Anne Krueger, c’est que Jeffrey Sachs proposait que la Banque mondiale et le FMI demandent aux banques privées d’accorder des annulations de dette à l’égard de pays extrêmement endettés. Bref, Sachs proposait que le secteur privé fasse un effort, ce qui n’était pas acceptable pour Anne Krueger ! Les historiens de la Banque reconnaissent que la censure s’exerçait également sur la publication la plus importante de la Banque, World Debt Tables [14].

Anne Krueger quitta ses fonctions en 1987. En 2000, elle devint n° 2 du FMI où elle sévit toujours. Il faut pourtant éviter de personnaliser l’affaire. Anne Krueger agit comme la représentante de l’administration des États-Unis. Elle n’est pas un accident malheureux dans l’histoire du FMI et de la Banque mondiale [15].

Changement radical de discours de la Banque mondiale à propos des PED et de leurs dirigeants

Jusqu’à l’éclatement de la crise, la Banque mondiale ne tarit pas d’éloge à l’égard des dirigeants des PED afin de les encourager à s’endetter et à mener les politiques qu’elle recommande. Quelque temps après l’éclatement de la crise, le ton change radicalement. La Banque critique les gouvernements des PED et les rend responsables de la crise. Elle évite à tout prix de faire preuve de la moindre autocritique.

Le changement est très clairement exprimé par les deux citations suivantes.

En 1982, juste avant que la crise n’éclate, la Banque écrit dans le Rapport sur le développement dans le monde (World development Report 1982) : « en dépit de l’augmentation du déficit de leur balance des transactions courantes, qui est passé de 40 milliards de dollars en 1979 à 115 milliards de dollars en 1981, les PED se sont beaucoup mieux adaptés à la nouvelle situation que les pays industrialisés [16]. »

Quatre ans plus tard, elle affirme le contraire (World development Report 1986) : « L’incapacité des pays en développement à s’adapter aux évènements externes depuis le début des années 1970 et l’ampleur des chocs externes sont à l’origine de leurs faibles performances et de leur endettement [17]. »

Lorsqu’un économiste de la Banque, Carlos Diaz-Alejandro produit en 1984 une analyse nuancée de l’attitude des PED dans la crise en soulignant qu’ils ont été soumis à de puissants chocs externes, Ernest Stern répond sèchement : « Les pays qui ont emprunté 10 à 15 milliards de dollars par an jouent dans la cour des grands. Ils ont pensé en avoir la capacité – ils l’ont souvent dit. Ils avaient les yeux ouverts et étaient très fiers de ce qu’ils faisaient à ce moment là – et la plupart de ce qu’ils faisaient était sensé. Mais ils ont mal calculé. Cela peut arriver et le coût de cette erreur de jugement peut être élevé. Mais si ils veulent être des associés dans un système économique ouvert et interdépendant, il est temps qu’ils s’équipent correctement à cet égard et qu’ils n’imputent pas leur échec à d’autres qu’à eux-mêmes. Je crois que c’est une vision qu’ils partagent également [18]. »

Cette attitude de la Banque poursuit plusieurs objectifs :

éviter d’être critiquée pour la politique d’endettement qu’elle a recommandée dans les décennies qui ont précédé la crise et en particulier dans les années 1970 ; convaincre ses interlocuteurs qu’ils doivent appliquer des politiques d’austérité radicales dans le cadre de l’ajustement structurel sans revendiquer des gouvernements des pays riches qu’ils fassent un effort de solidarité.

Stanley Fisher, qui remplace Anne Krueger au poste d’économiste en chef de la Banque en 1987, écrit dans un mémorandum interne en 1990 : « Je ne veux surtout pas laisser croire aux pays en développement que la communauté internationale va les aider, j’insiste donc au contraire sur le fait qu’il leur faut se débrouiller seuls [19]. »

Les historiens de la Banque mondiale soulignent : « Tout un chacun qui se penche sur l’histoire de la crise de la dette ne peut qu’être frappé par la façon dont le débat intellectuel était dominé par des voix étatsuniennes alors que les pays qui en souffraient directement ne parvenaient pas à se faire entendre. [20] » Les auteurs ajoutent plus loin que les analyses publiées par la Banque mondiale reflétaient les intérêts politiques de ses principaux actionnaires, en particulier les États-Unis, et, par extension, des banques privées.

Complicité entre banquiers du Nord et classes dirigeantes du Sud

Plusieurs études permettent d’identifier le lien entre l’endettement croissant des pays d’Amérique latine dans les années 1970 et 1980 et la fuite des capitaux du Sud vers le Nord. Une partie très importante des sommes prêtées par les banquiers du Nord revenaient dans leurs coffres sous la forme de dépôts.

Les historiens de la Banque écrivent à ce propos « Entre 1978 et 1982, la part de la fuite des capitaux dans l’accroissement de la dette extérieure oscille entre 50 et 100 % pour l’Argentine, le Mexique et le Venezuela. Pour le Brésil, elle était de l’ordre de 10 % [21]. »

Les historiens de la Banque en tirent une conclusion tout à fait pertinente : La fuite des capitaux a placé de plus en plus d’avoirs privés dans les paradis fiscaux, dans les mêmes banques qui détiennent des créances sur le pays. Les élites latino-américaines n’étaient de ce fait en rien favorable à un défaut de paiement de leur pays qui mettrait leurs avoirs privés en danger [22]. Effectivement, les élites nanties des PED n’ont aucun intérêt à proposer la suspension du paiement de la dette extérieure de leur pays.

Pour conclure cette partie, je ne renonce pas au plaisir de reproduire le délicat échange de notes internes entre Stanley Fisher de la Banque mondiale et Jacob Frenkel, son collègue du FMI. Dans une étude, le FMI avait publié des projections optimistes concernant la fin de la fuite de capitaux et le retour de ceux-ci vers leur pays d’origine. Stanley Fisher écrit à son collègue du FMI « Le personnel de la Banque est préoccupé par les projections du Fonds sur l’ampleur massive du retour au pays de capitaux évadés et sur son impact dans l’analyse de la réduction du fossé financier de certains pays. Nous ne savons pas sur quelle analyse économique se basent de telles projections et nous pensons qu’il s’agit d’une prophétie qui ne se réalisera pas.. Le fossé financier ne pourra pas être comblé par le retour au pays de capitaux qui ont pris la fuite alors que c’est la stabilité macroéconomique et financière qui est déterminante [23] ». Jacob Frenkel répond « le problème que vous soulevez concernant les projections sur le retour au pays des capitaux évadés (dans l’analyse du fossé financier) comprend comme vous le savez des considérations autres que purement analytiques [24] ». (C’est moi qui souligne). Bref, le FMI présente des projections optimistes pour des raisons politiques.

L’ajustement structurel tous azimuts

Dans un livre édité en 1974, l’économiste américaine Cheryl Payer, critique du FMI et de la Banque mondiale, résume les mesures que le FMI exige des PED qui font appel à ses services :

abolition ou libéralisation du contrôle sur les changes et sur les importations ; dévaluation de la monnaie ; des politiques restrictives du point de vue monétaire pour contrôler l’inflation qui se déclinent de la manière suivante : a) hausse des taux d’intérêt et, dans certains cas, augmentation des réserves de change ; b) contrôle du déficit public : diminution des dépenses ; augmentation des taxes et des tarifs des services et entreprises publics ; abolition des subventions aux produits de consommation ; c) limitation de l’augmentation des salaires dans la fonction publique ; d) démantèlement du contrôle des prix. une plus grande hospitalité pour les investissements étrangers.

Pour définir ces mesures, Cheryl Payer avait analysé la politique du FMI appliquée dans les années 1960 aux Philippines, en Indonésie, au Brésil, au Chili, en Inde, en Yougoslavie, au Ghana.

A partir de 1981-1982, quand éclate la crise de la dette, un nombre considérable de pays fait appel aux services du FMI (souvent sous la pression des principaux créanciers, qu’ils soient privés ou publics), pour trouver une solution à leur problème de balance des paiements. Le FMI dispose alors de pouvoirs plus importants pour généraliser les mesures économiques résumées plus haut. Le paquet de mesures sera de plus en plus connu sous le vocable : programme d’ajustement structurel.

Ironie amère de l’histoire, comme indiqué précédemment, lorsque le prix du pétrole augmente fortement en 1973, le FMI déclare qu’aucun ajustement structurel n’est requis. Pourtant, le choc pétrolier avait modifié considérablement la situation internationale, augmentant fortement les revenus en devises des pays exportateurs de pétrole et créant une forte demande de devises de la part des PED non producteurs de pétrole.

Dans un livre coordonné par John Williamson [25], et publié en 1983, on peut lire le témoignage d’un fonctionnaire du FMI qui explique : « L’inquiétude à cette époque (c’est-à-dire au moment du choc pétrolier de 1973) était que les pays ne tentent de s’ajuster trop rapidement car une telle tentative si elle était réalisée collectivement pourrait conduire à un approfondissement non désiré de la récession globale [26] ».

Quand la crise de la dette éclate comme conséquence de l’effet combiné de l’augmentation des taux d’intérêt décrétée par la Réserve fédérale des Etats-Unis et de la baisse des prix des matières premières, le FMI et la Banque mondiale modifient complètement leur version des faits. Ils imputent une grande part de la responsabilité de la crise au choc pétrolier. L’ajustement qui selon eux n’était pas nécessaire au milieu des années 1970 devient subitement incontournable.

La Banque mondiale a été pionnière dans le lancement en 1980 des premiers prêts d’ajustement structurel. C’est sous l’impulsion de Robert McNamara que la Banque initie ces nouveaux prêts. Robert McNamara justifie le lancement de cette politique sur la base de la prédiction suivante : suite au second choc pétrolier de 1979, l’augmentation du prix du pétrole continuera tout au long des années 1980 (ce qui a été contredit par les faits, c’est le contraire qui s’est passé) et il faut que les PED réalisent un ajustement structurel en conséquence [27].

Le contenu de l’ajustement présenté par Robert McNamara correspond bien au résumé présenté plus haut. Entre 1980 et 1983, la Banque accorde 14 prêts d’ajustement structurel à 9 pays [28].

Au cours des années 1980, des tensions éclatent régulièrement entre la Banque et le FMI qui n’arrivent pas à intervenir d’une manière cohérente. Cela aboutit à un concordat entre les institutions en 1989 [29]. L’année suivante, en 1990, naît le concept du Consensus de Washington qui codifie les politiques à suivre dans le cadre de l’ajustement structurel en ajoutant aux mesures résumées plus haut par Cheryl Payer la dimension des privatisations massives et de la politique de recouvrement des coûts dans des secteurs comme l’éducation, la santé, la distribution d’eau… A noter que le Consensus de Washington n’implique pas seulement le FMI et la Banque mondiale, il faut y ajouter l’Exécutif des États-Unis représenté par le Trésor. L’apport nouveau du Consensus ne consiste pas tant dans les mesures économiques à appliquer (qui étaient déjà mises en pratique pour la plupart [30]) que dans la proclamation publique d’un accord entre les institutions de Bretton Woods et l’Exécutif.

Par ailleurs, la Banque mondiale réalise un gros effort de publication d’études et de rapports qui visent à fonder en théorie et à codifier la politique d’ajustement structurel. Parmi ces nombreux rapports, il vaut la peine de souligner l’importance du rapport intitulé Le développement accéléré en Afrique au Sud du Sahara réalisé sous la direction de l’économiste Elliot Berg. C’est le résultat d’une commande de Robert McNamara. Le Rapport constituera la ligne politique de la Banque mondiale sur une longue période. Il met l’accent sur l’insuffisance du soutien à l’initiative privée et sur la trop grande place prise par le secteur public. Il veut renforcer les aides aux cultures d’exportation en réduisant encore un peu plus les cultures vivrières. Pour Elliot Berg et son équipe, il ne fallait surtout pas viser l’autosuffisance alimentaire, affirmant que « la plupart des pays africains ont un avantage comparatif très net dans le domaine des cultures d’exportation ». Il valait mieux par exemple exporter des produits tropicaux et importer d’autres produits alimentaires, car « une politique d’autosuffisance basée sur le sacrifice des cultures d’exportation serait coûteuse au plan du revenu » [31]. Il reproche à l’aide extérieure d’avoir renforcé le secteur public !

Il rendait les dirigeants africains largement responsables des malheurs de l’Afrique en disculpant les institutions financières internationales et les pays du Nord ! Le Rapport Berg était en quelque sorte la réponse de la Banque mondiale au Plan de Lagos de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) adopté en 1980. La direction de la Banque mondiale fut étonnée par les réactions négatives déclenchées par le rapport Berg d’autant que les responsables africains de la Banque avaient avalisé le rapport sans critiques. La direction de la Banque fut prise au dépourvu et demanda à deux experts externes de sonder les dirigeants africains pour savoir ce qu’ils pensaient de la Banque. Le résultat de l’enquête confirma les inquiétudes : l’image de la Banque était franchement mauvaise.

Les historiens de la Banque mondiale résument de manière forte le caractère de la production analytique de la Banque dans les années 1980 et la répartition des rôles entre elle et le FMI dans ce domaine : « La Banque s’est positionnée comme le bastion, la source – certains, en blaguant à peine, disaient le Vatican - des politiques de développement orthodoxes. Il s’agissait de la principale autorité du versant à long terme du « consensus de Washington » (le FMI représentant le versant à court terme) dictant les relations entre les États et les marchés, en ce compris les politiques économiques internationales et les interactions au niveau national [32]. »

Timides tentatives de résistances de la part des PED

La stratégie établie à Washington dès l’éclatement de la crise consistant à diviser pour régner fonctionne à plein. Les gouvernements latino-américains n’ont pas la volonté de fonder réellement un front commun pour faire face à la crise et aux créanciers.

En janvier 1984 doit avoir lieu une réunion secrète à Cuzco au Pérou entre les ministres des finances d’Argentine, du Brésil, de Colombie, du Mexique et du Pérou. Il s’agit d’essayer d’adopter une stratégie commune. En dernière minute, elle est décommandée car le ministre péruvien Carlos Rodriguez Pastor, qui doit en être l’amphitryon, démissionne soudainement. La décision d’annuler la réunion est prise si tardivement qu’un des ministres invités arrive quand même sur le lieu de la réunion. Il n’avait pas été prévenu à temps [33].

Richard Webb, un des auteurs de l’histoire de la Banque mondiale, a été gouverneur de la Banque centrale du Pérou. Il raconte qu’en juin 1984, le Pérou se trouve face à un dilemme : soit continuer à payer le service de sa dette extérieure et supprimer des importations nécessaires pour la croissance ; soit, afin de maintenir la croissance, ne pas renoncer aux importations nécessaires et dès lors suspendre partiellement le paiement de la dette. Le gouvernement venait d’échouer à réaliser les objectifs d’austérité budgétaire exigés par le FMI. En tant que gouverneur de la Banque centrale du Pérou, Richard Webb suggère alors que le Pérou déclare unilatéralement un moratoire partiel, ce qui provoque la panique au sein du gouvernement. Richard Webb est accusé par le Premier ministre de l’époque de « poignarder le pays dans le dos ». Une procédure de destitution est lancée contre lui. Il est accusé d’avoir ruiné le crédit du Pérou à l’étranger [34].

Lorsque Alan Garcia, président du Pérou, annonce en 1985 que son pays ne consacrera dorénavant pas plus de 10 % des revenus d’exportations au remboursement de la dette, la Banque mondiale étudie la question en interne et conclut que si Alan Garcia réalise effectivement ce plan, le Pérou pourrait fort bien s’en tirer s’il utilisait les sommes économisées pour des dépenses qui renforcent son économie. Evidemment, les résultats de cette étude n’ont pas été publiés [35].

Les économistes argentins Alfredo Eric Calcagno et Alfredo Fernando Calcagno, présentent un résumé de l’expérience entreprise par le Pérou à partir d’août 1985 : « En août 1985 le gouvernement du président Alan García a fait part de sa décision de ne plus payer que l’équivalent de 10 % de ses revenus d’exportation en donnant la priorité aux organismes financiers multilatéraux. C’est ainsi que les transferts nets qui avaient été négatifs à hauteur de -488 millions de dollars en 1984 et de -595 millions en 1985 sont devenus positifs à hauteur de 112 millions de dollars en 1986 et de 89 millions dollars en 1987 et 90 millions de dollars en 1988. Le Pérou n’a pas été victime de représailles, ni de restriction commerciale et en 1986 et 1987 il a augmenté extraordinairement ses importations (de 44 % et 18 % respectivement) en dépit d’une chute de ses exportations de 15 % en 1986 (elles ont légèrement remonté en 1987). Du côté du financement externe, le non paiement de la majorité de la dette a compensé largement l’interruption des prêts financiers privés et la réduction des prêts officiels et multilatéraux. En 1986 et 1987, le produit national brut a augmenté de 8,9 % et de 6,5 % soutenu par l’augmentation de la demande interne satisfaite par la capacité productive nationale et l’augmentation des importations, augmentation rendue possible par la diminution du paiement de la dette. Cependant cette période a manqué d’investissements importants et les facteurs dynamiques ont pris fin en 1988, année où le PNB a chuté de 7,5 % et où l’inflation a augmenté de manière importante. De ce fait la crise dont a souffert le Pérou dans les années suivantes était liée à des problèmes de politique économique interne qui ne découlaient ni de représailles commerciales externes ni de dommages qui auraient été provoqués par la limitation des paiements de la dette. Au contraire, les montants plus réduits destinés aux paiements externes ont ouvert une opportunité dont le gouvernement n’a pu ou n’a su tirer profit » [36].

Au cours des années 1980, d’autres pays d’Amérique latine suspendent totalement ou partiellement le paiement de leur dette extérieure pour plusieurs mois [37] mais aucune stratégie commune n’est adoptée malgré l’importante campagne lancée par le gouvernement cubain en 1985. Cette campagne dirigée par Fidel Castro sur le thème « La dette est impayable » reçoit un écho de sympathie parmi les organisations sociales et les partis de gauche du continent mais l’accueil est réservé du côté des gouvernements.

L’initiative prise par Cuba en 1985 trouve toutefois un écho hors des frontières de l’Amérique latine. En Afrique subsaharienne, le jeune président burkinabè Thomas Sankara s’adresse dans ces termes à tous les chefs d’Etat africains présents à la 25e conférence de l’OUA (Organisation de l’Unité Africaine) le 29 juillet 1987 à Addis Abeba [38] : « La dette c’est encore le néo-colonialisme ou les colonialistes qui se sont transformés en « assistants techniques ».. En fait, nous devrions dire en assassins techniques. Et ce sont eux qui nous ont proposé des sources de financement, des « bailleurs de fonds ». (…) Ces bailleurs de fonds nous ont été conseillés, recommandés. On nous a présenté des dossiers et des montages financiers alléchants. Nous nous sommes endettés pour cinquante ans, soixante ans et même plus. C’est-à-dire que l’on nous a amenés à compromettre nos peuples pendant cinquante ans et plus.

La dette sous sa forme actuelle, est une reconquête savamment organisée de l’Afrique, pour que sa croissance et son développement obéissent à des normes qui nous sont totalement étrangères. Faisant en sorte que chacun de nous devienne l’esclave financier, c’est-à-dire l’esclave tout court, de ceux qui ont eu l’opportunité, la ruse, la fourberie de placer des fonds chez nous avec l’obligation de rembourser. (…)

Qui, ici, ne souhaite pas que la dette soit purement et simplement effacée ? Celui qui ne le souhaite pas peut sortir, prendre son avion et aller tout de suite à la Banque mondiale payer. Je ne voudrais pas que l’on prenne la proposition du Burkina Faso comme celle qui viendrait de la part de jeunes sans maturité, sans expérience. Je ne voudrais pas non plus que l’on pense qu’il n’y a que les révolutionnaires à parler de cette façon. Je voudrais que l’on admette que c’est simplement l’objectivité et l’obligation.

Je peux citer dans les exemples de ceux qui ont dit de ne pas payer la dette, des révolutionnaires comme des non-révolutionnaires, des jeunes comme des vieux. Je citerai par exemple : Fidel Castro. II a déjà dit de ne pas payer. Il n’a pas mon âge même s’il est révolutionnaire ».

Trois mois plus tard, l’impétueux Thomas Sankara est assassiné. Depuis lors, son pays est devenu un élève docile de la Banque mondiale, du FMI et du Club de Paris sous la conduite de Blaise Compaoré.

Jean-Philippe Peemans exprime très bien la relation complice entre la Banque mondiale, le FMI et les régimes dans les PED qui se comportent en bons élèves : « En ce qui concerne le Sud, le rôle des institutions internationales comme le FMI et la Banque mondiale a été essentiel dans ce domaine, car les régimes qui réalisent cette tâche se voient garantir de manière permanente l’accès aux crédits multilatéraux. Ils peuvent ainsi avoir une garantie de s’insérer de manière permanente dans les flux globalisés, quelle que soit la contraction de la base économique nationale suite à l’ajustement. Ces flux extérieurs permettent aux détenteurs de capitaux de placer sans problème leurs avoirs à l’étranger, la dette croissant en proportion de leurs sorties de capitaux » [39].

Annuler des dettes ou pas ?

En octobre 1985, James Baker, nouveau secrétaire au Trésor des États-Unis, annonce un plan visant à résoudre les difficultés de 15 pays très endettés à moyens revenus [40]. Ce plan est annoncé à grands renforts d’effets médiatiques lors de l’assemblée annuelle du FMI et de la Banque mondiale en octobre 1985 à Séoul [41]. Il n’était pas encore question d’annulation de dettes.

En interne, en tout petit comité, la Banque mondiale commence en 1988 à débattre de la nécessité d’annuler une partie de la dette de certains pays, notamment de l’Argentine, mais personne ne pouvait s’exprimer en public en faveur d’une telle éventualité. Dans le brouillon du World Development Report 1988 figurait une phrase sur la nécessité d’annulation partielle de la dette concessionnelle. Elle a été retirée de la version publiée [42]. Parmi les arguments opposés à l’annulation, il en est un qui revient encore systématiquement dans les débats vingt ans plus tard : un pays qui a bénéficié d’une annulation aura plus difficilement accès au crédit par la suite. Cet argument était et reste totalement fallacieux car c’est exactement le contraire qui se passe. En général, dès qu’un pays obtient un allégement de dette, des banques privées se présentent pour prêter de l’argent car sa capacité ultérieure de rembourser est améliorée.

Stanley Fisher explique en 1992 que, durant une bonne partie de la décennie 1980, les gouvernements des États-Unis, britannique (Margaret Thatcher) et allemand (Helmut Kohl) empêchèrent toute discussion sur la possibilité d’annuler la dette [43].

En 1988, lors du G7 tenu à Toronto, devant l’échec de toutes les politiques antérieures, le tournant pour des allégements (annulations partielles) de dette est pris : des annulations sont promises aux pays les plus pauvres [44] après que les États-Unis aient changé d’opinion sur le sujet. En 1990 à Houston, pour la première fois, le G7 étend la possibilité d’annulations partielles aux pays fortement endettés à moyens revenus comme le Mexique, l’Argentine, le Brésil, les Philippines. Ce virage a été initié par Washington en mars 1989 sous l’administration de Georges Bush père alors que Nicholas Brady était secrétaire au Trésor. Encore une fois, le gouvernement des États-Unis donne le ton. Le FMI, la Banque mondiale et le G7 ne font qu’accompagner le mouvement.

Le Plan Brady consista en une restructuration d’une partie de la dette d’une série de pays à moyens revenus via l’émission de nouveaux titres de la dette qui sont connus depuis comme des titres Brady A l’occasion de l’émission des titres Brady par les pays endettés, les banquiers du Nord acceptent une réduction de leur créance. En échange, ils se voient garantir une rémunération généreuse. Pour émettre des titres Brady, les pays concernés doivent commencer par acheter des titres du Trésor des Etats-Unis qui servent de garantie. Les pays endettés financent ainsi la politique d’endettement de la principale puissance mondiale [45].

Au début, le plan Brady semble fonctionner. Le succès du Mexique et de son président Salinas de Gortari est cité en exemple au point que le très néolibéral hebdomadaire britannique The Economist proclame, en 1994, Carlos Salinas de Gortari comme un des grands hommes du XXe siècle. Quelques mois plus tard, le Mexique est frappé de plein fouet par la crise Tequila (décembre 1994) et entre dans sa plus grande récession depuis soixante ans ! Quelques années plus tard, Carlos Salinas de Gortari et son frère Raul sont poursuivis et condamnés pour fraude et détournements massifs de fonds par la justice mexicaine. Raul Salinas de Gortari purgea sa peine de prison tandis que Carlos Salinas choisit l’exil en Irlande où il travaille pour la firme Dow Jones, propriétaire entre autres choses du Wall Street Journal. Les autorités judiciaires mexicaines ont obtenu de leurs homologues suisses qu’elles ordonnent aux banques helvétiques de rétrocéder au Mexique les sommes détournées par les frères Salinas et déposées dans leurs coffres.

Dès la seconde moitié des années 1990, il apparaît clairement que la crise de la dette de 1982 n’a pas été surmontée. Les mesures pour alléger la dette ont échoué. Les politiques d’ajustement structurel fragilisent les pays face à la spéculation financière. Cela débouche sur des crises financières à répétition pour les grands pays endettés. Après le Mexique touché à partir de la fin 1994, suivent en 1997-1998 les pays d’Asie du Sud –Est et la Corée, en 1998 la Russie, en 1999 le Brésil, en 2000-2001 l’Argentine et la Turquie. Quant aux pays les plus pauvres, les annulations partielles de dette concédées à quelques bons élèves parmi eux à partir du sommet du G7 de Toronto en 1988, poursuivies à Londres en 1991, à Naples en 1994, à Lyon en 1996 et à Cologne en 1999, n’apportent aucune solution durable.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message