Le scandale du Mediator en procès - Les laboratoires Servier ont tout fait pour l’éviter

dimanche 27 octobre 2019.
 

Les audiences lors desquelles les laboratoires Servier comparaissent pour « tromperie aggravée » et l’Agence nationale de sécurité du médicament pour « homicides et blessures involontaires », [s’est ouvert le] lundi 23 septembre 2019 et dureront six mois.

L’ancien procureur de Paris, François Molins, qui espérait l’ouverture de ce procès bien plus tôt, s’était mordu les doigts, au moment de son départ, d’avoir à plusieurs reprises avancé une date d’audience sans cesse repoussée. C’est finalement près de dix ans après l’ouverture d’une information judiciaire, et après de multiples rebondissements que le dossier du Mediator arrive devant le tribunal.

Cette affaire emblématique de santé publique, qui a mis en cause le deuxième groupe pharmaceutique français, a montré l’échec des autorités sanitaires et a révélé les liens incestueux que peut entretenir l’industrie du médicament avec certains experts scientifiques et hauts dirigeants français, doit être jugée lors d’un procès-fleuve qui doit s’ouvrir lundi 23 septembre devant le tribunal correctionnel de Paris pour ne s’achever qu’au printemps.

Quatorze personnes physiques et onze personnes morales, dont les laboratoires Servier et l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), sont appelées à la barre. Les premiers comparaissent pour « tromperie aggravée » ; la seconde pour « homicides et blessures involontaires ». L’audience s’ouvrira en revanche sans Jacques Servier. Le fondateur des laboratoires est mort en 2014, à 92 ans.

Tout s’annonce déjà démesuré dans cette audience. Le nombre de parties civiles d’abord (près de 4 500), sa durée (six mois programmés, l’équivalent du procès de Maurice Papon en 1997 et 1998), le nombre de personnes concernées (le Mediator a été consommé par 5 millions de personnes depuis le milieu des années 1970, dont 3 millions pendant plus de trois mois), et celui du nombre de morts dont la liste n’est pas définitivement arrêtée et risque encore de s’allonger.

« Risques connus »

Le Mediator, c’est l’histoire d’un médicament antidiabétique, en réalité largement prescrit comme coupe-faim, dont les effets secondaires étaient connus mais ont été sciemment dissimulés par son fabricant par peur de perdre sa poule aux œufs d’or.

Les responsabilités dans ce scandale sont donc doubles ont estimé les magistrats Emmanuelle Robinson et Claire Thépaut qui, dans un document de 677 pages, résument l’affaire et ont ordonné le renvoi des responsables des laboratoires et de l’Afssaps (l’Agence française de sécurité sanitaire et des produits de santé, désormais Agence nationale de sécurité du médicament) à la barre. Toutefois, « les fautes reprochées à la firme », comme ils appellent les laboratoires Servier, et aux autorités sanitaires « ne sont (…) pas de nature comparable ».

Les comportements du groupe Servier et de ses dirigeants étaient délibérément « fautifs, attenta­toires à la santé de la population », affirment les magistrates. Au cours de l’instruction, le juge Pascal Gand, celui qui a mené l’enquête, est remonté jusqu’aux origines du médicament. Le Mediator arrive sur le marché en 1976. Mais « dès le début des années 1970 », dans le dossier de demande d’autorisation de mise sur le marché, les laboratoires ont « sciemment caché les propriétés pharmacologiques réelles du médicament Mediator qui s’inscrivait, pourtant, sans conteste (…) dans la lignée des anorexigènes », est-il expliqué dans l’ordonnance. Puis ont maintenu « coûte que coûte » ce positionnement, « malgré les risques connus à partir de 1995 d’hypertension artérielle pulmonaire et d’atteinte » des valves cardiaques liés aux anorexigènes, progressivement interdits à la vente.

Face aux agissements de l’industrie, « la réponse des autorités (…) va se révéler insuffisante », assènent les magistrats. « La passivité de l’Afssaps », rebaptisée ANSM après le scandale, « et son incapacité à assurer un contrôle effectif réel du médicament la conduisent à une responsabilité notable dans la survenue des homicides et blessures involontaires ».

Toutefois, les « négligences » de l’agence sanitaire, « la longue inertie de l’administration » ne sauraient être considérées comme des fautes intentionnelles, contrairement à celles imputables au fabricant, précisent les juges. La nuance est de taille. Les laboratoires Servier la contestent. Depuis des années, ses avocats dénoncent une enquête « tronquée », « menée exclusivement à charge » qui minimiserait les responsabilités de l’Etat. Les politiques sont en effet les grands absents de l’instruction. Ce procès, écrivaient les conseils du laboratoire dans une tribune avant l’été, « sera un moment de vérité, qui fera la lumière sur la réalité des responsabilités de l’ensemble des acteurs concernés ».

Culte du secret

La révélation de ce scandale n’aurait jamais eu lieu sans l’acharnement d’une pneumologue de Brest, Irène Frachon, qui, grâce à une plongée minutieuse dans les dossiers de patients archivés à l’hôpital, a fait le lien entre des maladies cardiaques, pulmonaires, et la prise de cet antidiabétique star des laboratoires Servier. L’affaire éclate à la fin des années 2000. A l’automne 2009, le médicament est suspendu, puis retiré du marché six mois plus tard.

Le nombre de victimes est ­encore difficile à évaluer. Les experts judiciaires évoquent de 1 500 à 2 100 morts, mais c’est compter sans le nombre de personnes atteintes d’hypertension artérielle pulmonaire, cette maladie incurable dont l’espérance de survie excède rarement quatre ans après la pose du diagnostic. Selon l’agence du médicament, près de cinq millions de personnes ont consommé du Mediator depuis 1976, dont quelque trois millions pendant plus de trois mois.

Les victimes sont majoritairement des femmes qui, pour la plupart, ne souffraient ni de diabète ni de cholestérol. Elles se faisaient prescrire cet antidiabétique aux propriétés amaigrissantes pour gommer quelques kilos avant l’été. A en croire une note rédigée en 1969 par le laboratoire, ces « femmes soucieuses de ne pas s’arrondir » et ces « hommes qui (…) ont le désir de ne pas se laisser grossir » étaient précisément la cible du produit.

Ce procès sera aussi l’occasion de revenir sur la culture de ce groupe industriel français où le culte du secret fut poussé à l’extrême, et dont les méthodes furent parfois très discutables. Pendant les trente-trois années de vie du Mediator, les laboratoires Servier ont berné les autorités sanitaires et le corps médical « en délivrant des informations scientifiques trompeuses », rappellent les juges. Dans les couloirs de l’entreprise, tout fut mis en œuvre pour nier les risques du benfluorex, le principe actif du Mediator. « En interne, des consignes extrêmement fermes destinées à verrouiller le discours extérieur du groupe » étaient diffusées.

Lobbying minutieux

Un médecin osait-il émettre des doutes sur le médicament, voire signaler des effets secondaires ? Le groupe envoyait un praticien ami de la maison « remonter les bretelles » à son confrère. Le docteur Georges Chiche, cardiologue à l’hôpital de la Timone, à Marseille, le premier en France à suspecter une valvulopathie liée au ­Mediator, en a fait l’expérience en 1999.

Ce dossier ne raconte pas seulement une histoire de tromperie, de « désinformation » et d’un groupe prêt à tout pour maintenir son produit sur le marché. Il dit aussi des liens que noue l’industrie pharmaceutique avec les experts dans le seul intérêt de voir prospérer ses affaires. Servier excellait dans ce domaine.

Le « vaste réseau de contacts tissé auprès de nombreux responsables, agents et experts des autorités de santé » décrit par les juges était érigé en système. Le lobbying minutieusement orchestré. Jacques Servier recevait régulièrement au Cercle Hippocrate, un restaurant privé qui jouxtait son hôtel particulier, à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine), et se faisait rédiger des fiches sur les politiques, personnalités du monde du médicament et agents de l’Afssaps à suivre.

Ainsi l’intervention de ce professeur de pédiatrie, Claude Griscelli, consultant pour les laboratoires, venu suggérer, en 2011, en pleine affaire, à la sénatrice (UMP) Marie-Thérèse Hermange de nuancer les responsabilités de l’industriel dans son rapport sur le Mediator… Le professeur devra répondre sur ces faits de trafic d’influence. Et l’ex-sénatrice, pour complicité de ce délit.

Au plus fort de l’affaire, le ministre de la santé Xavier Bertrand avait mis sur pied, avec les représentants des laboratoires, un processus spécifique d’indemnisation des victimes. Les débats furent parfois âpres entre les parties et les experts, mais nombreuses sont celles qui ont déjà été indemnisées. Selon un décompte publié le 30 août, le groupe pharmaceutique annonce avoir fait une offre d’indemnisation à 3 732 patients, « pour un montant total de 164,4 millions d’euros dont 131,8 millions ont déjà été versés » (en additionnant les procédures amiables et les accords transactionnels conclus à l’issue d’une procédure judiciaire). Ces chiffres n’enlèvent en rien l’utilité et l’importance d’un procès pénal – si long soit-il – afin que les responsabilités de chacun puissent enfin être établies.

Emeline Cazi


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