Ankara et le Nord-Est syrien : Sur les ruines des rêves kurdes

dimanche 10 novembre 2019.
 

Depuis l’offensive turque du 9 octobre contre les villes syriennes de Tall Abyad et Ras Al-Aïn, tenues par les forces kurdes, et les volées de tirs d’artillerie qui frappaient jusqu’à Kamechliyé, il arrivait en effet aux « camarades », ainsi que se nomment entre eux les combattants du mouvement kurde, de brûler des pneus. Pour aveugler les drones dans une tentative dérisoire de lutter contre la mort tombant du ciel ? Pour donner à cette ville encore attachée à la paix, avec ses pâtisseries pleines de gâteaux au miel, les atours plus réalistes d’une cité en guerre ?

Soline, 15 ans, originaire de Kamechliyé (Nord-Est syrien), pose avec son luth, instrument traditionnel kurde, le 21 octobre, au camp de réfugiés de Bardarash (Kurdistan irakien). Elle a fui la Syrie avec sa mère et son frère trois jours auparavant. Sur les quelques photos qu’elle a emportées, on peut voir les autres membres de sa famille restés en Syrie. C’est la deuxième fois qu’ils viennent se réfugier en Irak. Ils étaient déjà là en 2014. Nadja, la mère de Solin, nous dit : « Le Rojava, c’est notre maison, on a jamais voulu la quitter. » LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »

Le planton se trompait. Après quelques minutes d’un trajet bringuebalant dans des rues désertes, couvertes des slogans révolutionnaires kurdes et de fresques représentant des combattantes, une odeur différente de celle du caoutchouc brûlé racontait une autre histoire. C’était le 11 octobre et, parmi une foule angoissée, filmant l’incendie grâce à une noria de téléphones portables, des hommes et des femmes armés vaquaient, impuissants.

Les traits du visage tirés, mais le pas aussi assuré que s’il s’agissait d’un jour de marché, une cadre du mouvement kurde a lâché deux mots : « Voiture piégée. » Un véhicule chargé d’explosifs avait sauté, tuant cinq personnes. Quelques heures plus tard, l’attentat était revendiqué par l’organisation Etat islamique (EI).

Alors que le conflit qui opposait depuis 1984 le mouvement kurde à Ankara a débordé en Syrie, la lutte que l’on croyait gagnée par les Forces démocratiques syriennes (FDS, à dominante kurde) contre l’EI montrait là des signes dévastateurs de résurgence. Deux guerres, l’une ancienne, l’autre récente, venaient de s’entrechoquer après que Washington, qui avait soutenu militairement les FDS contre les djihadistes, avait ouvert la voie à l’armée turque et à ses supplétifs arabes en retirant ses forces de deux points de la frontière. Trois conflits superposés

Une troisième guerre se profile encore un peu plus à l’est. Près d’un rond-point surmonté d’une statue d’Hafez Al-Assad, fondateur de l’Etat de terreur en place en Syrie et père du dictateur actuel, derrière les murs aveugles du quartier sécuritaire dont le régime ne s’est jamais départi malgré le retrait de ses forces, en 2012, du reste de Kamechliyé, Damas prépare son retour.

Il s’agit peut-être de l’un des derniers épisodes de sa reconquête du territoire syrien, après en avoir perdu des pans entiers à la faveur d’une révolution désormais oubliée.

Le 20 octobre, à Suhaila, près de la frontière irako-syrienne : Xorshid Muhammed Ali Hassan et sa famille, originaires d’Amouda (Syrie), fuient la Syrie pour l’Irak. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »

Trois guerres n’en font désormais plus qu’une dans le Nord-Est syrien : celle de l’EI contre le reste du monde, celle de Bachar Al-Assad contre son peuple, celle d’Ankara contre le mouvement kurde. L’histoire de ces trois conflits superposés est partout inscrite dans Kamechliyé avec, en premier chapitre, un visage omniprésent : Abdullah Öcalan. Celui que l’on surnomme « Apo », « l’oncle », s’affiche sur les murs des bureaux de l’administration et de la ville, sur les drapeaux, les pare-brise, les pendentifs… L’homme, lui, est enfermé depuis plus de vingt ans sur l’île pénitentiaire d’Imrali, en mer de Marmara.

Öcalan est le fondateur de la matrice des FDS : le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Jeune étudiant d’extrême gauche, le futur chef du mouvement avait greffé son éducation politique socialiste à la mode d’Ankara sur un nationalisme kurde radical. Il fonda son parti en novembre 1978, lors d’une réunion clandestine dans un village proche de Diyarbakir. Son programme était simple : un Kurdistan indépendant et socialiste ; les ennemis désignés : l’Etat turc, les féodaux kurdes et tous ceux qui n’adhéraient pas à sa cause.

Le camp de réfugiés de Bardarash (Kurdistan irakien), le 21 octobre 2019. Les enfants de Xorshid Muhammed Ali Salim Hassan et de sa femme Mayada, dorment sous leur tente. Le camp a déjà accueilli 6 900 réfugiés. Chaque jour, viennent s’en ajouter plus de 1 000. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »

En quelques décennies, le PKK s’est imposé comme principal mouvement kurde du Proche-Orient, étendant ses réseaux d’Istanbul à Bagdad, en passant par Téhéran, Moscou et l’Europe de l’Ouest. Produit de la culture politique turque, le PKK a aussi une histoire syrienne. Tandis que la Turquie vacillait au bord de la guerre civile, Öcalan rejoignit clandestinement Damas, en juillet 1980. Juste à temps pour échapper au coup d’Etat militaire sanglant, lancé quelques semaines plus tard par le chef d’Etat-major Kenan Evren. Quitter la Turquie, alors membre crucial de l’OTAN, revenait à traverser le rideau de fer. A passer à l’Est. La Syrie était alliée à l’Union soviétique, et la capitale un repaire pour les opposants turcs.

C’est un paradoxe : le PKK a ainsi prospéré grâce à la Syrie d’Assad, sous un régime qui niait pourtant jusqu’à l’existence des Kurdes syriens victimes de campagnes d’arabisation et traités comme des parias par l’administration

A cette époque, de vieux contentieux territoriaux hérités du mandat français opposent les deux pays voisins, et c’est volontiers que la Syrie accueille des gauchistes turcs, des nationalistes kurdes socialisants et des révolutionnaires arméniens en lutte pour la reconnaissance du génocide de 1915.

Les recrues du PKK ont afflué dans le pays, au travers de ces mêmes villes frontalières aujourd’hui ciblées par l’armée turque. A Damas puis à Beyrouth, le parti kurde a pris langue avec les groupes palestiniens qui leur enseignèrent la guérilla, le culte des martyrs et le maniement des armes. C’est un paradoxe : le PKK a ainsi prospéré grâce à la Syrie d’Assad, sous un régime qui niait pourtant jusqu’à l’existence des Kurdes syriens victimes de campagnes d’arabisation et traités comme des parias par l’administration. Beaucoup s’engagèrent dans les rangs du PKK, souvent pour mourir en Turquie après que le mouvement y eut lancé ses premières opérations armées en 1984.

Des années syriennes d’Öcalan, il reste des images ornant les bureaux des cadres des FDS en Syrie : « Apo » tient une colombe ; « Apo » marche en pull-over à chevrons et lunettes de soleil ; « Apo » joue au football avec des militants… Chef de guérilla sans expérience militaire, Öcalan a pensé la révolution kurde et dirigé les opérations armées depuis son exil damascène. Le culte de la personnalité s’est installé, son entourage n’osait rien lui refuser. Dans les montagnes du Kurdistan de Turquie et bientôt d’Irak, les années 1990 se sont écoulées, sanglantes. On tue, on torture, on massacre. Les villages kurdes dévastés par l’armée turque constituent autant de viviers de recrutement pour le mouvement qui tente, malgré le harcèlement judiciaire, de se tailler une place dans la vie électorale du pays.

Le PKK décrète des grèves de la faim, manifeste et tue à son tour. Ces années-là sont inscrites en rouge et or dans les slogans révolutionnaires et les noms des martyrs. En 1998, la Turquie menace d’envahir la Syrie où Hafez vit les dernières années de son règne : Damas doit expulser le PKK, ou les chars turcs déferleront. « Apo » est emprisonné, au terme d’une traque rocambolesque qui le conduisit d’Athènes à Rome, puis de Moscou à Nairobi où les forces spéciales turques finirent par le cueillir. Tandis que les combats se poursuivent en Turquie, le PKK bascule dans la clandestinité en Syrie. Fin du premier chapitre.

Muhammed, le père de Xorshid, ses deux enfants, sa belle-fille et sa femme, devant leur maison, en Syrie. Depuis 2011, ils vivent dans le camp de réfugiés de Qustapa, à Erbil (Kurdistan irakien), et ont pu y construire une maison. A droite, le portrait du grand-père de Xorshid. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »

Ouvert dix ans plus tard, le deuxième chapitre de cette histoire a pour visage celui de Bachar Al-Assad, qui a succédé à son père en 2000, immortalisé sur les billets de 2 000 livres syriennes, édités en 2017. De son regard impassible imprimé à l’encre violette, le dictateur rappelle à tous qu’à défaut d’avoir récupéré le contrôle de l’ensemble du territoire il est toujours là. En 2011, les populations kurdes s’étaient d’abord associées à la révolution syrienne, bien qu’avec des réserves. En Syrie, le régime et la majeure partie de ses opposants ont une chose en commun : le nationalisme arabe. Et lorsqu’ils réclament leurs droits, les Kurdes syriens sont considérés au pire comme de dangereux séparatistes à éliminer, au mieux comme des gêneurs. Dans la guerre menée par Bachar Al-Assad contre son peuple, cependant, les enclaves kurdes du Nord sont perçues comme un deuxième front potentiel qu’il vaut mieux éviter d’ouvrir et, surtout, comme d’utiles aiguillons contre le voisin turc, redevenu hostile après des années d’entente. Flou idéologique

Passé les premiers mois de la révolte, Ankara s’est en effet jeté à corps perdu dans le soutien à l’opposition syrienne qui se met à utiliser des villes du sud de la Turquie – Gaziantep, Kilis, Sanliurfa – comme bases arrière.

Pour Assad, le temps est venu de faire appel à une vieille connaissance : sortant de ses bases clandestines des montagnes séparant l’Irak et l’Iran, le PKK est de retour en Syrie. Il domine bientôt les enclaves kurdes que le régime quitte en juillet 2012. Le mouvement kurde n’apparaît pas alors sous son nom véritable, mais ce sont bien des cadres du PKK qui quadrillent les villes à majorité kurde.

Forts d’une base populaire construite du temps d’Hafez Al-Assad, dotés de spectaculaires capacités d’organisation et d’une force militaire unifiée, cohérente et efficace, ils écartent très vite les diverses formations kurdes d’opposition, pratiquant le flou idéologique ainsi qu’un art consommé de la division intestine.

Dans la région d’Afrin, autour de Kobané et dans les steppes du « Bec de canard » syrien – trois enclaves qui ont basculé sous son contrôle –, le mouvement kurde fait sa révolution dans la révolution syrienne. Dans ces territoires, le PKK a toute latitude pour appliquer son programme de transformation de la société. Depuis sa prison turque, Abdullah Öcalan a découvert les écrits du penseur de la nouvelle gauche américaine Murray Bookchin, dont il s’inspire pour échafauder sa nouvelle idéologie : le « confédéralisme démocratique ». Les principes de bonne gouvernance, selon le président « Apo », peuvent ainsi se confronter au réel. Accaparé par une guerre qui n’est pas celle des Kurdes ni celle de leur mouvement national, le régime syrien est encore loin. Les relations se maintiennent malgré quelques accrochages localisés. La reconquête menée par Damas dans les zones rebelles permet au mouvement kurde de consolider son projet, à l’abri des bombes barils, du pilonnage systématique, de la stratégie de terreur menée par Bachar Al-Assad contre les Syriens.

Au camp de réfugiés de Qustapa, à Erbil (Kurdistan irakien) : Radhaan, 39 ans, et sa femme Falak, 27 ans, et leur cinq enfants. Originaires de Kamechliyé (Nord-Est syrien), ils sont venus en Irak, en 2012. Ils vivent à huit dans deux pièces, une tente et un logement aménagé en dur. Ils sont partis car la situation était très mauvaise en Syrie, Radhaan n’avait pas de travail. Aujourd’hui, il vend du gaz. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »

Dans chaque quartier contrôlé par les forces kurdes syriennes, les « kadros », sortes de commissaires politiques, s’activent jour et nuit. Ces femmes et ces hommes, qui ont souvent derrière eux des décennies de lutte armée contre l’Etat turc, forment la colonne vertébrale des institutions civiles et militaires mises en place en zone kurde. Sans famille, sans attaches, ayant souvent pour seule identité un nom de guerre, ils sont dévoués à la cause. Beaucoup sont Syriens, certains sont originaires de Turquie, voire d’Iran. Ils ne parlent pas forcément arabe, mais connaissent tous le turc et ce dialecte kurde si particulier des militants nationalistes, truffé de néologismes politiques.

Cette armée de l’ombre bâtit très vite toutes sortes d’institutions censées donner vie à un système autogestionnaire, qui fait la part belle aux minorités non kurdes, et surtout aux femmes. Les postes à responsabilité sont paritaires ; les comités qui fleurissent ont systématiquement un coprésident et une coprésidente. Confrontation massive

Le travail civil se double d’une dimension militaire. Les kadros mettent sur pied une force armée, les Unités de protection du peuple (YPG), qui se professionnalise. Sa discipline et son idéologie séculière la distinguent des groupes rebelles, gangrenés par l’islamisme et le gangstérisme, qui combattent le régime d’Assad en ordre dispersé. Dans les zones tenues par le mouvement kurde à l’exclusion de toute autre force armée, les YPG assurent la protection des populations, mais deviennent aussi un instrument du combat contre les rebelles syriens et les djihadistes du Front Al-Nosra (la branche syrienne d’Al-Qaida).

L’objectif stratégique du mouvement est alors de relier les trois enclaves kurdes du Nord syrien et de contrôler la frontière avec la Turquie. Cette frontière va se révéler déterminante dans la dimension syrienne d’une guerre lancée en Turquie trois décennies plus tôt.

Car si un processus de paix débuté en 2012 est en cours entre le PKK et l’Etat turc, les deux parties se préparent en fait à une confrontation massive. Voir son ennemi intime s’installer sur sa frontière sud est un scénario inacceptable pour Ankara. C’est dans ce contexte qu’un nouvel acte de cette tragédie va s’écrire, sous l’ombre du drapeau noir de l’EI qui flotte déjà sur les terres désolées qui vont du Tigre à l’Euphrate, entre Irak et Syrie…

Les forces kurdes qui s’illustrent face à l’EI constituent le candidat idéal : non seulement ils sont exempts de dérive islamiste mais, en plus, ils n’ont pas l’ambition de renverser le régime de Damas

Le troisième chapitre a pour visage celui, barbu, d’Abou Bakr Al-Baghdadi, calife autoproclamé de l’EI. De rares images le montrent dans la mosquée Al-Nouri, à Mossoul, après la prise de la cité par les djihadistes, en juin 2014. Le personnel du consulat turc, alors seule représentation étrangère de cette métropole du nord de l’Irak, n’avait pas jugé utile de quitter les lieux. Les liens d’Ankara avec certaines composantes de l’insurrection sunnite noyautée par l’EI n’empêchèrent cependant pas quarante-neuf de ses diplomates et employés d’être pris en otage, du 11 juin au 20 septembre 2014.

Les atrocités perpétrées par les djihadistes contre les yézidis de la région de Sinjar sont déjà connues quand les hordes de l’EI se ruent sur l’enclave kurde syrienne de Kobané, frontalière de la Turquie, à l’automne 2014. C’est dans ce coin quasi inconnu, appelé à devenir légendaire, que la guerre des Kurdes va basculer.

Le camp de réfugiés de Qustapa, dans le sud d’Erbil (Kurdistan irakien). Le camp, autrefois fait de tentes, s’est transformé avec les années en petit village en dur. Il abrite 9 000 réfugiés. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »

Les caméras du monde entier sont rivées sur la résistance acharnée des combattants de Kobané face à l’assaut djihadiste. Les regards des militaires occidentaux aussi. La coalition internationale contre l’EI, formée après la poussée des djihadistes vers le Kurdistan irakien au mois d’août, est alors en mal d’alliés syriens. Or, les forces kurdes qui s’illustrent face à l’EI constituent le candidat idéal : non seulement ils sont exempts de dérive islamiste mais, en plus, ils n’ont pas l’ambition de renverser le régime de Damas ni même d’affronter ses forces.

L’aviation occidentale entre en jeu aux abords de Kobané. Le siège de la ville est brisé début 2015. L’alliance forgée entre les forces kurdes syriennes et la coalition internationale menée par les Etats-Unis ne cesse de s’approfondir dans les mois et les années qui suivent.

Pour les forces kurdes syriennes, la lutte contre l’EI présente l’occasion rêvée de réunir les territoires kurdes situés le long de la frontière turque, et cela avec le soutien de la première armée du monde. Dès le mois de juin 2015, elles chassent les djihadistes de la localité stratégique de Tall Abyad, exemple d’une convergence d’intérêts stratégique entre la coalition et ses partenaires kurdes.

Tall Abyad, poste-frontière entre la Turquie et la Syrie, constitue un double verrou : en prenant son contrôle, les forces kurdes établissent une continuité territoriale entre leurs territoires de la Djezireh et Kobané sur un axe est-ouest, tout en coupant l’axe nord-sud, véritable autoroute du djihad reliant Rakka, « capitale » de l’EI en Syrie, à Sanliurfa, base arrière de l’organisation en Turquie. Les Occidentaux peuvent se réjouir. A Ankara, c’est la panique. Une série d’insurrections

Le scénario tant redouté par la Turquie se concrétise. La prise de Tall Abyad est un nouveau point de bascule, à partir duquel la politique turque en Syrie va s’orienter avec un seul objectif : stopper l’avancée des forces à dominante kurde et les faire refluer.

Le temps presse, car des scènes de type insurrectionnel se multiplient dans les régions kurdes de Turquie pendant que le président turc, Recep Tayyip Erdogan, se félicite de la chute de Kobané, qui paraît alors imminente. Puis, aux élections législatives de 2015, l’émanation légale du mouvement kurde obtient un score historique de 13 %, dopé par le sursaut nationaliste kurde provoqué par les victoires militaires contre les djihadistes. Pour Ankara, enrayer ce réveil kurde, à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières, devient vital.

S’ensuit alors une série d’événements, dont il reviendra aux historiens de démêler l’écheveau. L’histoire contemporaine de la Turquie n’a-t-elle pas été forgée par des coups d’Etat, des jeux d’influence occultes, des guérillas infiltrées à divers degrés par les services de renseignement, des attentats revendiqués sous de faux drapeaux ?

En juillet 2015, une explosion tue trente-quatre militants de gauche prokurdes et en blesse cent quatre autres, lors d’un rassemblement à Suruç, ville jumelle de Kobané, située en territoire turc. Ankara attribue l’attentat à l’EI ; le mouvement kurde désigne le gouvernement d’Erdogan. Deux policiers turcs sont ensuite abattus à Ceylanpinar, proche de la frontière syrienne : le meurtre est revendiqué par le PKK, qui finit par se rétracter. Dans les jours qui suivent, les attaques du mouvement kurde et les opérations turques se succèdent. C’est le retour de la guerre en territoire turc.

Le PKK lance une série d’insurrections dans plusieurs villes du Sud-Est à majorité kurde du pays, qui sont écrasées par les forces turques, l’une après l’autre. Les dernières tombent début 2016. Des quartiers entiers sont ravagés par les combats, des maires kurdes sont suspendus de leurs fonctions, les membres de la société civile harcelés par une justice à la main du président Erdogan. L’ordre turc règne de nouveau sur les ruines des rêves kurdes.

En Syrie cependant, les forces kurdes syriennes poursuivent leur avancée. En juillet 2016, elles entrent à Manbij, à l’ouest de l’Euphrate, libérée de l’EI. L’étape suivante logique serait, pour les Kurdes, de poursuivre leur progression vers l’ouest, en direction des villes tenues par les djihadistes, afin de parfaire leur contrôle de la frontière et de relier les territoires déjà conquis à l’enclave kurde d’Afrin. Carte blanche à la Turquie

Cette fois, Ankara prend les devants. L’armée turque entre à Djarabulus, fin août 2016, puis s’empare d’Al-Bab. Ces territoires font bloc avec ceux encore tenus par l’opposition syrienne au régime d’Assad. Cela ne sauvera pas Alep, condamnée au pilonnage et à l’évacuation forcée de ses habitants, lâchée par Ankara.

La Turquie commence aussi à recruter des supplétifs au sein de groupes islamistes issus de la rébellion syrienne et coupe définitivement la progression des Kurdes vers Afrin. Les FDS, qui comprennent de nombreux combattants arabes mais dont le noyau dur est formé d’unités à dominante kurdes, se dirigent vers le sud et Rakka, avec le soutien de la coalition qui espère débarrasser l’est de l’Euphrate de l’EI. Pour les Kurdes, cet engagement devrait leur permettre d’obtenir des puissances occidentales des garanties politiques afin de sauver leurs gains.

Ankara a obtenu ce qu’il a toujours réclamé ; la poursuite de son entreprise de destruction du mouvement kurde se négociera désormais avec la Russie

Mais Ankara a déjà mis en œuvre la deuxième phase de sa stratégie. Après avoir stoppé l’avancée des forces kurdes, il s’agit dorénavant de les faire refluer. L’armée turque et ses supplétifs islamistes attaquent, début 2018, l’enclave d’Afrin qui tombe avant le printemps. Il s’agit du seul territoire, contrôlé par les forces kurdes, où la coalition internationale est absente. Une large partie de la population est jetée sur les routes. Les Kurdes qui sont restés à Afrin sont soumis à un régime d’occupation où pillages, enlèvements, tortures et disparitions forcées sont érigés en système, tandis que l’idéologie islamiste promue par les miliciens à la solde d’Ankara envahit l’espace public et qu’un changement démographique, en faveur des Arabes, s’opère en toute impunité.

Alors que l’EI a perdu ses derniers prés carrés, il est temps pour la Turquie d’examiner ses options concernant le Nord-Est syrien, tenu par les FDS et plus difficile à appréhender en raison de la présence, aux côtés des forces kurdes, des militaires de la coalition internationale. Turcs et Américains travaillent à des mécanismes : on parle de patrouilles mixtes, elles finissent par voir le jour sans apaiser Ankara, selon qui rien ne se fera sans un retrait de la coalition. Diplomates et militaires américains y sont opposés. Ils prônent le maintien d’une présence américaine pour contrer une éventuelle résurgence de l’EI et continuer à faire contrepoids au régime syrien qui multiplie les victoires contre les derniers bastions rebelles.

Le camp de réfugiés de Qustapa, dans le sud d’Erbil (Kurdistan irakien), le 22 octobre : Rafida, 60 ans, la mère de Radhaan, prie avec son misbaha (chapelet musulman). « Le Rojava c’est mon pays, là où je suis née, mais je n’ai plus d’espoir de rentrer chez moi », dit-elle. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »

Le président américain, Donald Trump, en a décidé autrement. D’abord bridé par son administration, il finit par donner carte blanche à la Turquie qui, le 9 octobre, entre en territoire syrien, provoquant le désastre en cours. Ankara a obtenu ce qu’il a toujours réclamé ; la poursuite de son entreprise de destruction du mouvement kurde se négociera désormais avec la Russie qui, selon les termes d’un accord, passé à Sotchi le 22 octobre, s’est déployée dans les territoires kurdes encore préservés par une intervention turque gelée.

Quarante ans après la fuite en Syrie d’Öcalan, le régime de Damas peut renouer avec le mouvement kurde et songer à reconquérir le nord-est du pays qui échappe largement à son contrôle depuis 2012. L’EI peut préparer son retour sur le devant de la scène. Les trois guerres des Kurdes n’en font plus qu’une. Et ils n’ont plus d’alliés.

Allan Kaval Kamechliyé (Syrie), envoyé spécial

Lexique

Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) Fondé en 1978, le PKK est en guerre contre la Turquie depuis 1984. Son influence s’est étendue à l’ensemble des régions kurdes du Moyen-Orient, et les idées de son chef emprisonné, Abdullah Öcalan, sont défendues par une multitude d’entités séparées, mais liées entre elles par un corps de cadres et formant le mouvement kurde.

Parti démocratique des peuples (HDP) Le HDP est le parti politique qui représente les intérêts du mouvement kurde sur la scène politique légale turque. Classé à gauche, il revendique une base élargie à toutes les composantes de la population turque même si la majorité de son électorat est kurde.

Conseil démocratique syrien (CDC) Le Conseil démocratique syrien regroupe les formations ­politiques civiles qui adhèrent au système institutionnel mis en place par le mouvement kurde et ses alliés dans le Nord-Est syrien.

Unités de protection du peuple (YPG) Première force armée à recrutement kurde, mise en place par les cadres du mouvement kurde dans les régions passées sous son contrôle dès 2011.

Forces démocratiques syriennes (FDS) Ensemble des forces armées placées sous le commandement de fait du mouvement kurde. Construites autour du noyau des YPG, les FDS ont intégré de nombreux combattants non kurdes issus de groupes armés rebelles et de milices tribales.

• Le Monde. Publié le 25 octobre 2019 à 15h44 - Mis à jour le 27 octobre 2019 à 05h31 : https://www.lemonde.fr/internationa...

Une carte pour comprendre l’impossible autonomie des Kurdes de Syrie

DÉCRYPTAGES : De la fin de l’Empire ottoman à l’offensive turque de ce mois d’octobre, retour sur un siècle d’alliances et de répression du mouvement kurde, qui se heurte aux résistances des Etats en place.

Une page de cartes et textes à voir ici : https://www.lemonde.fr/internationa...

Par Véronique Malécot , Francesca Fattori , Flavie Holzinger , Eric Dedier et Floriane Picard

• Le Monde. Publié le 26 octobre 2019 à 10h33 Avec la mort d’Al-Baghdadi, les Kurdes perdent leur ennemi et leur autonomie

Le commandant des Forces démocratiques syriennes, Mazloum Abdi, met en garde contre les risques de représailles après la mort du chef de l’organisation Etat islamique.

A Hassake (Syrie), le 27 octobre. Redur Khalil, un commandant des FDS, prend la parole pour revenir sur la mort de Bagdadi. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »

La nouvelle, non confirmée, mais attendue de la mort d’Abou Bakr Al-Baghdadi était connue depuis quelques heures dimanche 27 octobre au matin quand les Forces démocratiques syriennes (FDS) ont aligné près de la sortie de la ville frontalière d’Amouda une vingtaine de leurs véhicules militaires, tous drapeaux dehors. Le délai qui leur avait été imparti le 22 octobre par Moscou et Ankara pour quitter les villes kurdes de la frontière avec la Turquie, sous peine de subir une reprise massive de l’offensive d’Ankara, prendrait fin dans les vingt-quatre heures à venir. Sans dévoiler ce qui se tramait, un cadre du mouvement kurde assurait qu’il s’agissait « d’une bonne nouvelle pour tout le monde, pour la paix, pour l’humanité ».

Face à lui, une file de blindés de fabrication américaine, de pick-up surmontés de mitrailleuses antiaériennes, de camions militaires divers attendait sur le bord de la route, tournant le dos à la frontière turque. Combattants et combattantes arborent des uniformes propres et portent des armes bien huilées. Tandis que l’intervention d’Ankara va entrer dans la troisième semaine, la colonne militaire, qu’on croirait prête pour une parade de victoire, stationne sous le soleil à un peu plus de 10 km de la Turquie.

Il ne peut s’agir ici de faire la guerre, mais plutôt de mettre en scène un de ses tournants et, si possible, en sauvant la face. Il faut donc marquer le coup en offrant aux caméras des images de retrait ordonné de deux localités frontalières qui seront diffusées quelques heures plus tard, avant qu’une colonne de véhicules de la police militaire russe ne soit vue, roulant dans la direction opposée. Abou Bakr Al-Baghdadi est mort. La parenthèse kurde peut se refermer. A en croire la tournure qu’ont prise les évènements, elle ne serait désormais plus utile à personne.

Et pourtant, à 70 kilomètres de là, au sud des positions prises par les forces proturques, les échos de la guerre se font encore entendre. Dans l’hôpital de Tell Tamer, un volontaire international intégré aux unités de soutien médical des forces kurdes a compté 15 blessés et 4 morts amenés sur place à la suite des combats de la veille avec les groupes armés soutenus par Ankara, dans la région de Ras Al-Aïn. Le jeune homme affirme avoir reçu à l’hôpital des villageois bastonnés par les miliciens proturcs qui, selon lui, « se déchaînent dans la campagne ». Européen du Nord, il fait partie de ces centaines d’étrangers, souvent militants de gauche, à s’engager auprès des FDS, par adhésion à leur projet révolutionnaire.

Dans un bureau aux fenêtres occultées, un soignant, qui se fait appeler « docteur Azad », dit son amertume : « L’Etat islamique nous a attaqués. Nous avons été forcés pour survivre de faire alliance avec la coalition et de faire leur guerre loin de chez nous mais aujourd’hui Al-Baghdadi est mort. Et pour éviter le massacre, nous avons été forcés d’accepter cet accord entre les Russes et les Turcs. » Selon le médecin, au début comme à la fin de la guerre contre l’organisation Etat islamique, l’alternative des Kurdes syriens était de disparaître ou de placer leur destin entre les mains intéressées des grandes capitales.

Grands drapeaux délavés

Un adolescent est couché sur un brancard, des éclats d’obus de mortier dans la jambe gauche. « Ils ont repris un de nos villages ce matin », raconte à ses côtés le camarade Adnan, dont un gilet civil cache des chargeurs de kalachnikov. Sa cheville, entourée d’un bandage, le fait boiter. Il n’a pas entendu parler de l’accord annoncé quelques minutes plus tôt sur les réseaux sociaux. « La diplomatie, c’est loin. Je suis un combattant. On me dit d’aller combattre, je combats. » Une explosion retentit au loin. Justement, l’ordre de monter au front vient de tomber. Le camarade Adnan lâche sa cigarette. D’un pas rapide et incertain, il rejoint la camionnette à plate-forme qui l’emmènera à l’ennemi.

Dans la grande ville d’Hassaké, à moins d’une heure de route, les porte-parole des FDS s’apprêtent à prononcer leur déclaration sur la mort d’Abou Bakr Al-Baghdadi et à mettre en avant le rôle qu’ils affirment avoir joué dans l’opération. Ce n’est pourtant pas la joie de voir l’ennemi vaincu qui règne. Le président américain, Donald Trump, les a remerciés dans son discours. Le retrait américain n’en reste pas moins effectif et l’avenir de ceux qui ont délogé l’EI de Rakka, au prix de la destruction de la ville, toujours plus incertain. « Les cellules dormantes vont venger Al-Baghdadi. Donc on s’attend à tout, y compris des attaques contre les prisons », a averti Mazloum Abdi, le commandant des FDS.

Sur des mâts chancelants, les grands drapeaux délavés des forces kurdes pendent, en lambeaux. Les FDS vont continuer à se retirer de la frontière, la Russie est responsable du maintien de la paix, les gardes-frontières du « gouvernement central » se sont déployés, résume en répondant aux questions des journalistes Redur Khalil, un commandant des forces à dominante kurde. On ne parle plus de régime.

Le temps des tractations politiques avec Damas viendra bientôt. Mais avec quelles garanties pour les institutions autonomes des FDS, maintenant que le chef de l’EI est éliminé ? « Aucune », répond leur porte-parole, Moustafa Bali, au Monde, avec une franchise inhabituelle : « On ne peut travailler que sur la base de l’espoir. »

Cet espoir, selon M. Bali, est celui que Moscou tienne ses promesses, que le régime puisse trouver utile de faire quelques concessions en échange de l’intégration des FDS dans son armée dans la perspective de batailles futures et sur le fait qu’il puisse compter sur le caractère séculier de leur idéologie. Il répète une citation alambiquée sur la force comme condition du respect d’autrui. Avant de lâcher, d’un air fataliste : « Et nous, nous sommes devenus faibles. »

Allan Kaval (Hassaké, Syrie, envoyé spécial)

• Le Monde. Publié le 28 octobre 2019 à 11h22 - Mis à jour le 28 octobre 2019 à 19h02 : https://www.lemonde.fr/internationa... « C’est la fin des Kurdes de Syrie » : peur et désespoir des réfugiés chassés par la Turquie

Face aux bombes et aux milices, au retour du régime de Damas et de l’EI, près de 300 000 Syriens ont vu leur pays se refermer sur eux, comme un piège.

Des réfugiés syriens rejoignent le camp de Bardarash depuis Suhaila, près de la frontière irako-syrienne, le 20 octobre. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »

Dix jours avant de traverser la frontière irakienne, Mahmoud Issa, 37 ans, donnait des cours d’anglais dans un établissement scolaire de Ras Al-Aïn, ville kurde et arabe du nord-est de la Syrie. Aujourd’hui, il mange du riz arrosé de sauce tomate dans une barquette en plastique sous la tôle d’un hangar des forces armées kurdes irakiennes, les peshmergas, près d’un village perdu dans des méandres de collines brûlées de la frontière entre l’Irak et la Syrie.

Entre-temps, les bombes turques ont commencé à tomber près de chez lui et des bandes islamistes à la solde d’Ankara ont traversé la frontière. Les images de leurs méfaits, humiliations et exécutions sommaires ont semé la terreur. Depuis, le régime syrien a amorcé son retour dans les localités du nord-est.

Jeté sur les routes avec les siens comme 300 000 autres Syriens du nord du pays, Mahmoud Issa a erré de ville en ville avant de se faire une raison. « En Syrie, avec le régime, les Turcs et Daech qui va profiter de la situation, il n’y a plus rien de bon… » Au point de le contraindre aux incertitudes de l’exil. Il a vu son pays se refermer sur lui, comme un piège, comme sur son épouse et ses enfants, plus jeunes que la guerre elle-même. Il a fallu partir.

Alors le professeur d’anglais a pris la route de la frontière, vers les steppes où rien ne sort de terre sinon les lourdes colonnes de fumée noire qui signalent les raffineries clandestines des trafiquants d’essence, vers les villages aux maisons basses et les routes perdues où chaque nuit, l’obscurité se fait complice des contrebandiers, des ombres en armes, des tueurs de tout bord.

Frontière trouble

Comme des centaines d’autres réfugiés, Mahmoud Issa a dû mettre le destin de sa famille entre les mains des seigneurs de cette frontière trouble, les Bédouins de la tribu des Chammar, autrefois éleveurs de chameaux devenus passeurs hors pair qui, pour 750 dollars (675 euros), ont emmené la famille du professeur à dos de mules vers les positions des peshmergas, côté irakien. Les combattants kurdes les ont recueillis avec des dizaines d’autres familles de réfugiés kurdes syriens.

Cette nuit-là, ils étaient un millier – hommes, femmes et enfants – à être passé. Deux jours plus tard, le 22 octobre, ils étaient près de 1 300, portant le nombre de réfugiés syriens passés au Kurdistan irakien à 7100 en une semaine, selon le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR). Xorshid Muhammed Ali Hassan et sa femme Mayada sont originaires d’Hamuda. Ils fuient pour la deuxième fois vers l’Irak et ont perdu tout espoir de retour.

Xorshid Muhammed Ali Hassan et sa femme Mayada sont originaires d’Hamuda. Ils fuient pour la deuxième fois vers l’Irak et ont perdu tout espoir de retour. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »

« En 2013, j’avais déjà dû prendre la fuite quand le Front Al-Nosra [la branche syrienne d’Al-Qaida] avait pris le contrôle de Ras Al-Aïn. Puis nous sommes revenus quand les camarades les ont chassés », se souvient Mahmoud. Les « camarades », ce sont les combattants kurdes de Syrie, ainsi qu’ils s’appellent entre eux, lointain héritage de la période marxiste-léniniste du mouvement. « Les gangs envoyés contre nous par la Turquie ne sont pas si différents du Front Al-Nosra. Mais cette fois, on ne sait pas s’ils seront repoussés par les nôtres… »

Mêmes barbes, mêmes slogans islamistes, même brutalité, même goût pour l’humiliation, les sévices et la terreur diffusée quasiment en direct sur les réseaux sociaux, l’ennemi d’aujourd’hui ressemble à celui d’hier. Mais il a désormais l’appui de l’aviation, de l’artillerie et des renseignements d’une armée de l’OTAN, celle de la République turque.

« Pas d’autre issue que l’exil »

« Chaque nuit, ils sont plus nombreux à traverser la frontière grâce à des contrebandiers », note Abdulwahab Walid Salim, employé de la Fondation charitable Barzani, une organisation humanitaire liée aux autorités du Kurdistan irakien qui se trouve en pointe de la réponse à ce début d’exode des Kurdes syriens. « L’intervention turque, le retour du régime, la peur des groupes armés islamistes soutenus par la Turquie… Ils ne voient pas d’autre issue que l’exil », indique-t-il, dans un français parfait appris au cours de vingt-cinq années de travail dans la région avec des organisations non gouvernementales venues de l’Hexagone.

La nuit passée aux côtés des peshmergas, l’humanitaire a recueilli une famille paniquée. Lors de la traversée de la frontière à dos de mules, en pleine nuit, un nourrisson a échappé aux bras de sa mère, tombé de la monture dans un cahot. Quelques heures plus tard, les hurlements de l’enfant dans la nuit ont permis aux hommes envoyés à sa recherche de le retrouver.

Depuis 2014, et les déplacements de populations liés à la guerre contre l’EI, la zone grouille de chiens errants, abandonnés par leurs maîtres, paysans ou éleveurs de moutons, dans leur fuite. C’est d’ailleurs de cette guerre-là que date la construction du hangar où les réfugiés syriens du jour déjeunent. Mise en place à l’époque par le HCR, l’installation reprend du service. Et ce n’est que le début d’une crise appelée à prendre de l’ampleur, selon Abdulwahab Walid Salim : « Côté syrien, leurs familles attendent de leurs nouvelles, de savoir comment ça se passe ici avant de les rejoindre, je ne vois pas ce qui peut empêcher ce mouvement de population… »

Distribution de kits d’hygiène féminine, dans le camp de Bardarash, le 21 octobre. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »

Les Forces démocratiques syriennes (FDS), à dominante kurde, tentent pourtant de le faire. Pour elles, limiter l’afflux de réfugiés est vital et c’est par la force qu’elles entendent l’enrayer, en bloquant autant que possible les accès à la frontière. En situation de guerre, chaque adulte qui s’en va est un combattant potentiel de moins face aux forces adverses. Chaque enfant, c’est un Kurde de moins dans l’équation démographique de la région. « 300 000 personnes sur les routes »

Pour Damas, réduire l’importance du facteur kurde dans le Nord-Est syrien est un objectif stratégique historique mené à partir des années 1970 par l’installation de populations arabes et la prise de mesures administratives vexatoires faisant de nombreux Kurdes de la région des parias au regard de la République arabe syrienne. Cet objectif, jamais totalement atteint, pourrait être désormais sur le point d’être réalisé. C’est en tout cas ce que craignent les premiers intéressés.

« C’est la fin des Kurdes de Syrie », assure un réfugié originaire de Ras Al-Aïn qui a souhaité rester anonyme. La ville incluse dans la « zone de sécurité » – voulue par la Turquie selon les termes du cessez-le-feu temporaire aux contours flous décidé lors de la visite du vice-président américain Mike Pence à Ankara le 17 octobre – a été évacuée le 21 octobre par les forces kurdes. C’est précisément à cause de cet accord que beaucoup ont pris leur décision de fuir la Syrie.

Pour cet homme d’âge mûr, qui a traversé la frontière avec une dizaine de membres de sa famille, la Turquie est engagée dans une opération de changement démographique irréversible. « Les Turcs sont entrés dans deux villes et il y a plus de 300 000 personnes sur les routes. Il ne faut pas croire qu’ils vont s’arrêter là… Leur but est de vider la Syrie des Kurdes. Les Arabes rentreront chez eux dans les villes qu’ils ont prises. Mais pour nous, ce sera impossible… », regrette le père de famille qui, sans attache au Kurdistan irakien, ne sait où son exil le portera, au-delà de la tente qui l’attend à plusieurs heures de route de la frontière, dans le camp de réfugiés de Bardarash.

Allan Kaval (Kurdistan irakien, envoyé spécial)

• Le Monde. Publié le 23 octobre 2019 à 06h11 - Mis à jour le 23 octobre 2019 à 10h42 : https://www.lemonde.fr/internationa... Poutine et Erdogan saluent un accord « historique » sur le Kurdistan syrien

La Russie et la Turquie ont prévu de lancer des patrouilles communes dans le nord-est de la Syrie. Ankara a annoncé l’interruption de son offensive.

Un « accord historique », pour Recep Tayyip Erdogan ; des solutions « décisives », selon Vladimir Poutine. A l’issue de négociations marathon à Sotchi, en Russie, les présidents turc et russe sont parvenus, mardi 22 octobre, à un accord prévoyant notamment de lancer des patrouilles communes dans le nord-est de la Syrie, après le désarmement des milices kurdes dans la région.

« Ces décisions sont selon moi très importantes, voire décisives, et vont permettre de résoudre une situation très tendue », a déclaré M. Poutine, au sujet de ce mécanisme destiné à éviter la reprise de l’opération militaire turque dans le nord-est de la Syrie contre des groupes armés kurdes. « Aujourd’hui, avec M. Poutine, nous avons conclu un accord historique pour la lutte contre le terrorisme, l’intégrité territoriale et l’unité politique de la Syrie, ainsi que pour le retour des réfugiés », a déclaré, pour sa part, M. Erdogan.

Ankara prêt à frapper si les YPG ne se retirent pas

La Turquie, qui réclame une « zone de sécurité » à sa frontière, qualifie de « terroristes » les combattants kurdes longtemps alliés de Washington dans la lutte contre le groupe djihadiste Etat islamique (EI). Ankara a néanmoins suspendu son offensive jeudi, à la faveur d’une fragile trêve négociée entre Turcs et Américains, pour permettre aux forces kurdes des YPG (Unités de protection du peuple) de se retirer des zones frontalières.

La Turquie n’a « pas besoin » de reprendre son offensive contre les forces kurdes dans le nord de la Syrie car ces dernières se sont retirées des zones frontalières, a annoncé, mardi soir, le ministère turc de la défense. « A ce stade, il n’existe pas de besoin de mener une nouvelle opération », a fait savoir le ministère, précisant que le retrait kurde avait été confirmé par les Etats-Unis.

Selon M. Erdogan, l’accord conclu avec M. Poutine, allié du régime de Damas, porte surtout sur les secteurs du nord-est de la Syrie dans lesquels les YPG sont présentes, mais où l’offensive turque n’avait pas été étendue avant sa suspension.

S’agissant des bandes frontalières situées à l’est et à l’ouest de ce secteur, les forces des YPG doivent s’en retirer « dans un délai de cent cinquante heures à partir du 23 octobre à midi [11 heures, heure française], au-delà de trente kilomètres, avec leurs armes », a affirmé M. Erdogan. « Les fortifications et positions de l’organisation seront détruites », a-t-il ajouté.

Le Monde avec AFP

• Le Monde. Publié le 22 octobre 2019 à 20h44 - Mis à jour le 23 octobre 2019 à 10h16 : « Pourquoi nous, journalistes, avons dû nous résoudre à quitter le Nord-Est syrien »

Nos envoyés spéciaux expliquent leur départ de la région kurde après l’intervention de Damas.

Laurence Geai et Allan Kaval, ne quittent la région par mesure de sécurité. Cette photo d’un enterrement à Kamechliyé a été prise le 12 octobre, avant que les deux journalistes du « Monde » présents dans le Nord-Est syrien, Laurence Geai et Allan Kaval, ne quittent la région par mesure de sécurité. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »

Depuis 2015, le nord-est de la Syrie, contrôlé par les Forces démocratiques syriennes (FDS), à dominante kurde, était le dernier endroit du pays où il était possible pour des journalistes étrangers de travailler dans une relative liberté et sans risque sécuritaire majeur. Au cours des dernières années, Le Monde a pu s’y rendre à de nombreuses reprises, couvrant la lutte contre l’organisation Etat islamique (EI) menée par les FDS, les évolutions du projet politique mené par leur encadrement civil et la problématique des djihadistes étrangers qui y sont retenus ou détenus. Cette situation a basculé du tout au tout dimanche 13 octobre au soir, avec le déploiement militaire du régime syrien dans la région, opéré à la demande des FDS du fait de l’incapacité des puissances occidentales à protéger les populations des zones placées sous leur contrôle face à l’invasion menée par la Turquie et ses supplétifs islamistes.

Depuis le début de l’intervention turque, travailler dans le Nord-Est syrien revenait déjà à naviguer à vue dans une mer de brume. « Pas de ligne de front claire, pas d’idée précise de ce qui se passe en dehors des zones de combat, des fausses informations de partout sur les réseaux… On n’y voit plus rien », résumait déjà jeudi, à Kamechliyé, une fixeuse kurde, désemparée par une situation trouble et, surtout, dangereuse. Rendre compte, ainsi que nous l’avons fait jusqu’à présent, d’un conflit comme celui qui oppose depuis 2014 les forces kurdes et leurs alliés à l’organisation Etat islamique ne comporte pas les mêmes risques que la couverture, sur le terrain, d’une guerre asymétrique comme celle que livrent aujourd’hui les FDS. Suivre au plus près des combattants habillés en civil dans les steppes ouvertes du Nord-Est syrien face à la seconde armée de l’OTAN en nombre d’hommes, à ses avions et à son artillerie, c’est diminuer de manière radicale ses chances de sortir du pays vivant.

Prendre la mesure du désastre

Dans les premiers jours de l’offensive, nous avons pourtant pu, à quelques dizaines de kilomètres d’un front mouvant, documenter le calvaire des populations, interroger des combattants sur cette nouvelle guerre, dernière en date de la longue liste des conflits dans le conflit syrien. Nous avons pu prendre la mesure du désastre humanitaire qui s’annonçait, sonder les responsables politiques locaux sur leur perception de la crise en cours. Nous avons aussi pu commencer à enquêter sur les très graves allégations d’exactions pesant sur les groupes islamistes envoyés en première ligne par Ankara.

En quelques jours, de l’arrière des fronts aux cimetières, des bords de route poussiéreux où se pressaient des milliers de déplacés aux faubourgs de villes frappées par des tirs d’artillerie turcs, des hôpitaux plongés dans l’odeur du sang de victimes civiles ou d’hommes et de femmes morts au combat aux bureaux des officiels, nous nous sommes attachés à raconter la plongée dans le chaos d’une région, après la décision américaine de donner son blanc-seing à l’intervention d’Ankara.

Nous l’avons fait avec le soutien constant et indispensable de nos coéquipiers syriens, fixeur, traducteur et chauffeur, qui n’ont pas hésité à mettre leur sécurité physique en jeu dans le cadre de ce travail. Contrairement à nous, ils ne disposent pas de passeport étranger ou du soutien de leur gouvernement lorsque leur vie est en jeu, deux atouts précieux lorsqu’il s’agit de trouver d’urgence une porte de sortie.

Cibles de choix

A Kamechliyé, le 12 octobre, lors de l’enterrement de quatre habitants tués lors de l’opération turque « Source de paix ». Cette photo a été prise avant le départ des journalistes du « Monde » présents dans le Nord-Est syrien, Laurence Geai et Allan Kaval. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »

Nous aurions pu poursuivre ce travail bien que les routes soient devenues dangereuses, malgré des attentats susceptibles de se multiplier et en dépit de l’activation, en arrière du front, de cellules dormantes de l’organisation Etat islamique. Mais c’est la nouvelle, dimanche 13 octobre, d’un déploiement du régime syrien qui nous a contraints à rebrousser chemin. Aux yeux de Damas, nous sommes des cibles de choix. Au cours des dernières années, plusieurs journalistes ont été enlevés à Kamechliyé par ses forces de sécurité, qui y ont conservé tout au long de la guerre une présence résiduelle. Les forces kurdes ont toujours réussi à les faire libérer. Nous estimons aujourd’hui qu’elles n’en ont plus les moyens.

Nous avons donc dû quitter, à contrecœur, le Nord-Est syrien, au plus fort de la crise. En l’absence de garanties qui nous permettraient de retourner en Syrie et d’en revenir en sécurité, nous allons pour l’instant suivre les évolutions militaires et politiques en cours à distance, grâce à notre réseau de sources locales. Mais, en l’absence d’accès à la vérité du terrain, repliés au Kurdistan irakien, nous devons nous résoudre – comme l’ensemble des journalistes présents sur place – à voir le Nord-Est syrien se transformer en un paysage lointain, et le pays dans son ensemble devenir, plus que jamais, un angle mort.

Allan Kaval (avec Laurence Geai, envoyés spéciaux à Erbil (Irak))

• Le Monde. Publié le 16 octobre 2019 à 11h19 - Mis à jour le 16 octobre 2019 à 12h16 : https://www.lemonde.fr/internationa... Réduits à solliciter le renfort de Damas, les Kurdes pleurent la fin d’un monde

REPORTAGE : Les Forces démocratiques syriennes ont dû se résoudre à passer un accord avec le régime pour contrer l’offensive turque dans le nord du pays. En cinq jours, 130 000 personnes ont été jetées sur les routes.

A l’hôpital de la Miséricorde, à Kamechliyé, la plus grande ville kurde de Syrie, le monde semble s’être effondré, dimanche 13 octobre. Un homme hurle de douleur, la peau du visage en lambeaux, tandis qu’un soignant lui bande la jambe et qu’un autre, impassible, inscrit au marqueur sur son torse des instructions médicales. Une infirmière sexagénaire, les yeux fardés à l’excès, observe la scène, debout dans la cohue. Le docteur Shamel a du sang sur sa blouse verte tout élimée. Il vient de recoudre une blessure profonde. « Trump, Macron, Johnson… Vous nous avez utilisés, maintenant vous vous débarrassez de nous ! Les seuls responsables de tout ça, c’est cette coalition de menteurs, ce Conseil de sécurité de menteurs, ces pays de menteurs », scande le docteur Shamel, dans un anglais furieux, désespéré.

Un homme qui passe dans le hall, mis sens dessus dessous, reprend la parole : « Qu’est-ce qu’on vous a fait, nous, les Kurdes ? » Les blessés hurlants, les brûlures, les corps cassés, le désespoir qui règne dans le petit hôpital de quartier de Kamechliyé sont les échos d’un massacre aux victimes encore chaudes. Plus tôt dans la journée, l’artillerie turque a décimé un convoi de civils, encadrés par les forces kurdes, se dirigeant vers Ras Al-Aïn, à une centaine de kilomètres à l’ouest, pour protester, à leur corps défendant, contre l’invasion menée par la Turquie et ses milices islamistes. Quatorze au moins sont morts, portant le nombre des victimes depuis le début de l’offensive turque, le 9 octobre, à 60 civils et 104 combattants kurdes, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme. Parmi le flot de blessés dans ce convoi se trouve l’homme qui hurle à l’hôpital de la Miséricorde.

Massoud a eu le ventre perforé par un bombardement turc. Il est soigné aux urgences de l’hopital Faraman, à Kamechliyé, le 12 octobre. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »

130 000 personnes sur les routes en cinq jours

Dehors, la nuit noire de Kamechliyé est parcourue d’hommes en armes, de bouts de cigarette incandescents et de rumeurs sinistres. Les communications sont mauvaises, mais on sait que l’armée turque et ses soudards avancent dans le pays, que la frontière est débordée depuis longtemps. En cinq jours, 130 000 personnes ont été jetées sur les routes. On a vu leurs camionnettes surchargées bringuebaler leurs visages en sueur, leurs couvertures à fleurs entassées à l’arrière. Les écrans des téléphones portables sont saturés d’images d’exécutions sommaires, d’informations invérifiables, de photographies d’enfants paniqués, et d’enfants morts aussi. La défaite a mis moins d’une semaine pour s’installer. Et lundi, dès l’aube, le régime meurtrier de Bachar Al-Assad sera de retour, toutes couleurs dehors, dans les rues du Nord-Est syrien.

Environ 250 civils ayant fui le Kurdistan syrien attendent au poste frontière pour rejoindre l’Irak, à Samalka (Syrie), le 12 octobre. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »

La coalition internationale, amie des jours heureux, s’enfuit. Dimanche, le président Donald Trump a ordonné le retrait des quelque 1 000 soldats américains du Nord syrien. Ces jours-ci aurait pu être fêté le cinquième anniversaire d’une alliance forgée sur les ruines en résistance de Kobané. En novembre 2014, la petite ville kurde à la frontière turco-syrienne, assiégée par les djihadistes, avait ému le monde et précipité dans son ciel des avions occidentaux. Le partenariat militaire noué alors a, dans les années qui ont suivi, débarrassé le Nord-Est syrien du drapeau noir du califat autoproclamé de l’organisation Etat islamique (EI). Les Forces démocratiques syriennes (FDS, à majorité kurde) ont pris Rakka, la capitale de l’EI, deux années seulement après les attentats de novembre 2015, qui y avaient été conçus. Mais le temps des victoires est révolu.

Les milices pro-Turcs contrôlent désormais Tall Abyad et une quarantaine de villages de la zone frontalière jusqu’à l’ouest de Ras Al-Aïn, ville qui leur échappe encore. Le régime syrien s’apprête à investir Manbij et Kobané à la frontière turque, mais aussi Kamechliyé et Hassaké sur l’arrière-front. Ses forces se sont déployées, lundi matin, à Tel Tamer, à vingt kilomètres au sud de Ras Al-Aïn, pour marcher vers la frontière.

Enterrement de quatre habitants de la ville de Kamechliyé et de ses environs, tués lors de l’opération turque « Source de paix », le 12 octobre. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »

Incapacité des alliés occidentaux à les défendre

En désespoir de cause, devant l’incapacité de leurs alliés occidentaux à les défendre contre la Turquie, membre de l’OTAN, et de ses miliciens islamistes, les FDS ont dû laisser entrer le régime qui n’attendait que cela. Ils ont annoncé, dimanche soir, avoir conclu un accord avec Damas pour le déploiement de l’armée syrienne dans le nord du pays, en soutien aux FDS, afin de s’opposer à l’avancée rapide des troupes turques et de leurs alliés. Le régime Assad a immédiatement annoncé l’envoi de troupes dans le Nord pour « affronter » l’« agression » turque. Des partisans du régime, à Kamechliyé et à Hassaké, ont accueilli la nouvelle par des célébrations. La tenaille s’est refermée sur les Kurdes syriens et leurs alliés du nord du pays.

Mais la guerre est-elle terminée ? « Nous nous sommes préparés à ce jour », confiait la veille à Kamechliyé une haute responsable kurde, Fawza Youssef, qui en a vu d’autres. On venait d’enterrer dans le cimetière militaire des FDS quatre victimes de la guerre. Fawza Youssef pleurait, seule dans la foule, tandis que les slogans du mouvement kurde retentissaient : « Les martyrs sont immortels, les martyrs sont immortels ! »

Une jeune femme tuée par balle, à Kamechliyé, reçoit un dernier hommage de ses proches avant que son cercueil ne soit mis en terre, le 12 octobre. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »

Pleurait-elle ces nouveaux morts, venus rejoindre, dans des tombes aux couronnes fleuries, les 10 000 jeunes hommes et femmes tombés au combat ? Ou pleurait-elle la fin d’un monde ? L’effondrement de cet écheveau d’institutions mises en place patiemment par le mouvement kurde, dont le caractère autoritaire était doublé d’une ambition de transformer le monde, avec ses communes autonomes placées sous la férule des cadres du parti, la parité imposée à tous les étages, les grandes mises en scène de l’amitié entre les peuples ? Ou pleurait-elle encore le temps où les grandes puissances du monde entier les courtisaient avant de tourner casaque ?

Un peu plus tard, dans son bureau désert, installé dans l’ancienne gare de Kamechliyé, souriante, elle croyait encore à des pressions internationales sur Ankara, à un retournement de situation. Mais, derrière les traits d’esprit et les yeux rieurs, le mot qu’elle prononçait avec le plus de conviction était celui de « résistance » : « La guerre en uniforme et les bureaux officiels, c’est terminé. Nous sommes passés maintenant en mode guérilla contre la Turquie. » Fawza Youssef affirmait que des messages avaient déjà été envoyés au régime syrien en vue d’un accord et d’une réponse commune à l’invasion turque, mais qu’ils n’avaient pas trouvé de réponse. En moins de vingt-quatre heures, la situation a changé.

Fawza Youssef, haute responsable politique kurde, à Kamechliyé, au Kurdistan syrien, le 12 octobre. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »

Déjà, les routes ne sont plus sûres, les communications impossibles et les informations rares d’un bout à l’autre du territoire. Dans les zones grises en pleine métastase se regroupaient des cellules dormantes de l’EI et des groupes pro-Turcs fourbissant leurs armes. Dans les prisons et dans les camps, les djihadistes étrangers, européens, français, bouillaient de se voir libérer par l’armée d’invasion ou de vivre le moment où le chaos leur ouvrirait grand les portes.

Il est déjà trop tard. L’issue cauchemardesque dont les forces kurdes avaient maintes fois averti leurs partenaires occidentaux a fini par se matérialiser. Malgré le retour du régime, l’EI peut prendre un second souffle. Une nouvelle ère de sang s’est ouverte, dimanche soir. Elle avait commencé, le dimanche précédent, par un coup de téléphone, entre Washington et Ankara.

Allan Kaval Kamechliyé, Syrie, envoyé spécial

• Le Monde. Publié le 14 octobre 2019 à 05h15 - Mis à jour le 14


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