La haine de l’Indien

lundi 25 novembre 2019.
 

par Álvaro GARCIA LINERA, vice-président de Bolivie chassé par un coup d’état.

Tel un épais brouillard nocturne, la haine parcourt voracement les quartiers des classes huppées urbaines traditionnelles de Bolivie. Leurs yeux débordent de rage. Ils ne crient pas : ils crachent ; ils ne réclament pas : ils imposent.

Leurs slogans ne sont pas d’espoir ni de fraternité : ils sont de mépris et de discrimination envers les Indiens. Ils enfourchent leurs motos, montent sur des camionnettes, se regroupent dans leurs fraternités carnavalesques et leurs universités privées et partent à la chasse des Indiens soulevés qui ont osé leur ôter le pouvoir.

À Santa Cruz, ils organisent des hordes motorisées 4 x 4, gourdin à la main, pour faire un exemple contre les Indiens, qu’ils appellent collas et qui vivent dans les quartiers marginaux et dans les marchés. Ils scandent des slogans : Tuons des collas, et s’ils croisent en chemin une Indienne portant la pollera, ils la frappent, la menacent et la somment d’abandonner leur territoire. À Cochabamba, ils organisent des convois pour imposer la suprématie raciale dans la zone Sud où vivent les classes nécessiteuses et chargent comme des régiments de cavalerie contre des milliers de femmes, des paysannes sans défense qui marchent en demandant la paix. Ils portent à la main des battes de base-ball, des chaînes, des grenades à gaz, et certains arborent des armes à feu. La femme est leur victime préférée : ils saisissent une mairesse d’une localité paysanne, l’humilient, la traînent dans la rue, la frappent, urinent sur elle quand elle tombe par terre, lui coupent les cheveux, menacent de la lyncher et, quand ils se rendent compte qu’on les filme, ils finissent par l’arroser de peinture rouge qui symbolise ce qu’ils feront de son sang.

À La Paz, ils soupçonnent leurs domestiques et ils se taisent quand elles leur apportent les plats à table ; au fond, ils les méprisent, mais ils en ont peur. Plus tard, ils descendent dans la rue pour crier, ils injurient Evo et, en lui, tous ces Indiens qui ont osé construire une démocratie interculturelle dans l’égalité. Quand ils sont nombreux, ils traînent la wiphala, le drapeau indigène, crachent dessus, le foulent aux pieds, la coupent, la brûlent. C’est une rage viscérale qui se déchaîne sur ce symbole des Indiens qu’ils voudraient balayer de la terre en même temps que tous ceux qui s’y reconnaissent.

La haine raciale est le langage politique de cette classe moyenne traditionnelle. Ils ne servent à rien, leurs titres universitaires, leurs voyages, leur foi, parce qu’en fin de compte tout se dilue devant la lignée. Au fond, la souche imaginée est plus forte et semble collée au langage spontané de la peau qui hait, des gestes viscéraux et de leur morale corrompue.

Tout a explosé le dimanche 20 [octobre] quand Evo Morales a remporté les élections avec plus de 10 p. 100 de différence sur le second, mais non avec l’immense avantage d’avant ni avec 51 p. 100 des voix. C’est le signal qu’attendaient les forces régressives aux aguets, depuis ce candidat timoré de l’opposition libérale et les forces politiques ultra-conservatrices jusqu’à l’OEA [Organisation des États américains] et l’ineffable classe moyenne traditionnelle. Evo avait gagné de nouveau, mais il n’avait plus 60 p. 100 de l’électorat : il était donc plus faible et il fallait se lancer sur lui. Le perdant ne reconnut pas sa défaite. L’OEA parla d’élections honnêtes, mais d’une victoire réduite et demanda un second tour, conseillant par conséquent de violer la Constitution qui stipule qu’un candidat est élu s’il obtient plus de 40 p. 100 des voix et plus de 10 points de différence sur le second.

Et la classe moyenne se lança à la chasse des Indiens. Le lundi 21 [octobre]dans la nuit, cinq des neufs organes électoraux furent incendiés, dont les bulletins de vote. Santa Cruz décréta une grève civique qui articula les habitants des quartiers du centre de la ville, et se ramifia aux quartiers résidentiels de La Paz et de Cochabamba. Et la terreur se déclencha. Des bandes paramilitaires entreprirent d’assiéger des institutions, d’incendier des sièges syndicaux, de mettre le feu aux domiciles de candidats et de dirigeants politique du parti au gouvernement, et finirent même par mettre à sac le domicile privé du président ; ailleurs, elles séquestrèrent des familles, enfants y compris, les menacèrent de les fouetter et de les brûler si leur père, ministre ou dirigeant syndical, ne démissionnait pas. La longue nuit des longs couteaux avait commencé, et le fascisme montrait l’oreille.

Et c’est quand les forces populaires mobilisées pour résister à ce putsch civil – ouvriers, mineurs, paysans, indigènes et habitants des villes – commencèrent à reprendre le contrôle territorial de celles-ci et que la corrélation de force s’inclinait en leur faveur, que la police se souleva.

Quand, des semaines durant, les petites gens étaient tabassées et poursuivies par des bandes fascisantes, les policiers avaient fait preuve d’une grande indolence et s’étaient avérés incapables de les protéger, mais, à partir du vendredi, ignorant les autorités civiles, beaucoup d’entre eux allaient faire preuve d’une habileté extraordinaire pour agresser, arrêter, torturer et tuer des manifestants du peuple. Pour freiner les enfants de la classe moyenne, cette police affirmait ne pas avoir les capacités suffisantes ; mais dès lors qu’il s’agissait de réprimer des Indiens soulevés, elle fit preuve d’un déploiement de force, d’une arrogance et d’un acharnement dans la répression impressionnants. Il en fut de même avec les forces armées.

Tout au long de notre mandat au gouvernement, nous ne leur avions jamais permis de réprimer des manifestations civiles, même pas durant le premier putsch civil de 2008. Mais maintenant, quand le pays était en pleine convulsion, elles affirmèrent, sans que personne ne le leur demande, ne pas disposer de dispositifs anti-émeutes, ne compter que huit balles par membre et que, pour agir dans la rue d’une manière dissuasive, elles avaient besoin d’un décret présidentiel. N’empêche qu’elles n’hésitèrent pas à demander/imposer au président Evo sa démission, brisant l’ordre constitutionnel ; elles firent tout leur possible pour tenter de le séquestrer quand il se dirigeait vers le Chapare et une fois arrivé là ; et, le coup d’État consommé, elles descendirent dans la rue pour tirer des milliers de balles, militariser les villes, assassiner des paysans. Tout ça, sans décret présidentiel ! Pour protéger l’Indien, il leur fallait un décret. Pour réprimer et tuer les Indiens, il leur suffisait d’obéir aux ordres de la haine de race et de classe. En cinq jours, on compte déjà plus de dix-huit morts et cent vingt blessés par balle, tous indigènes, bien entendu…

La question à laquelle nous devons tous répondre est la suivante : comment cette classe moyenne traditionnelle a-t-elle pu incuber tant de haine et de ressentiment envers le peuple au point d’embrasser un fascisme racialisé, axé sur l’Indien comme ennemi ? Comment a-t-elle fait pour irradier ses frustrations de classe jusque dans la police et les forces armées et devenir l’assise sociale de cette fascisation, de cette régression étatique et de cette dégénération morale ?

C’est le refus de l’égalité, autrement dit le refus des fondations mêmes d’une démocratie substantielle.

Durant les quatorze dernières années de gouvernement, les mouvements sociaux ont eu pour caractéristique principale l’avancée vers l’égalisation sociale, la réduction draconienne de la pauvreté extrême (de 38 à 15 p. 100), l’élargissement des droits pour tous (accès de tous à la santé, à l’éducation et à la protection sociale), l’indianisation de l’État (plus de la moitié des fonctionnaires publics ont une identité indigène, nouvelle pousse nationale autour du tronc indigène), réductions des inégalités économiques (chute de 130 à 45 de l’écart de revenus entre les plus riches et les plus pauvres), autrement dit la démocratisation systématique de la richesse, de l’accès aux biens publics, aux chances et au pouvoir étatique.

L’économie est passé de 9 à 42 milliards de dollars, le marché et l’épargne intérieurs se sont élargis, ce qui a permis à beaucoup de gens d’avoir un logement à eux et d’améliorer leur activité professionnelle. Si bien qu’en une décennie, le pourcentage de personnes de ce qu’on appelle la classe moyenne, en termes de revenus, est passé de 35 à 60, la plupart provenant de secteurs populaires, indigènes. Il s’agit d’une démocratisation des biens sociaux par construction de l’égalité matérielle, mais qui a entraîné inévitablement une dévaluation rapide du capital économique, éducationnel et politique que possédaient les classes moyennes traditionnelles.

Tandis qu’auparavant un nom de famille notable ou le monopole des savoirs légitimes ou l’ensemble des liens parentaux propres des classes moyennes traditionnelles leur permettaient d’accéder à des postes dans l’administration publique, d’obtenir des crédits, des adjudications d’ouvrages et des bourses d’études, aujourd’hui non seulement la quantité de personnes qui rivalisent aujourd’hui pour le même poste ou la même opportunité a doublé, réduisant de moitié les possibilités d’accéder à ces biens, mais aussi la nouvelle classe moyenne d’origine populaire indigène dispose d’un ensemble de nouveaux capitaux (langue indigène, liens syndicaux) de plus grande valeur et de plus grande reconnaissance étatique pour prétendre aux biens publics disponibles.

Il s’agit par conséquent d’un effondrement de ce qui était caractéristique de la société coloniale : l’ethnicité comme capital, autrement dit du fondement imaginé de la supériorité historique de la classe moyenne sur les classes subalternes, parce qu’ici, en Bolivie, la classe sociale n’est compréhensible et ne devient visible que sous la forme de hiérarchies sociales. Que les enfants de cette classe moyenne aient été le fer de lance de l’insurrection réactionnaire est le cri violent d’une nouvelle génération qui constate que l’héritage du nom de famille et de la peau s’évanouit devant la force de la démocratisation des biens. Bien qu’ils arborent des drapeaux de la démocratie comprise comme vote, ils se sont soulevés en fait contre la démocratie comprise comme égalisation et distribution des richesses. D’où le débordement de haine, l’étalage de violence, parce que la suprématie raciale est quelque chose qui ne se rationnalise pas ; elle se vit comme une pulsion primaire du corps, comme tatouage de l’histoire coloniale sur la peau. D’où aussi le fait que le fascisme n’est pas seulement l’expression d’une révolution ratée, mais aussi, paradoxalement, la marque du succès d’une démocratisation matérielle réelle dans des sociétés postcoloniales.

Il n’est donc pas surprenant que, tandis que les Indiens ramassent les corps de près d’une vingtaine de personnes assassinées par balle, leurs bourreaux matériels et moraux racontent qu’ils l’ont fait pour sauvegarder la démocratie. Même s’ils savent très bien qu’ils l’ont fait en réalité pour protéger le privilège de caste et de nom de famille.

Mais la haine raciale ne peut que détruire ; elle n’est pas un horizon ; elle n’est rien d’autre qu’une vengeance primitive d’une classe historiquement et moralement décadente qui prouve que derrière chaque libéral médiocre, il se cache un putschiste consommé.

Álvaro GARCIA LINERA, vice-président de la Bolivie.

Tiré de La Jornada (Mexico), dimanche 17 novembre 2109


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