L’espérance de vie en bonne santé : « Une retraite tardive, c’est un corps qui s’abîme »

jeudi 3 janvier 2019.
 

Dans une tribune au « Monde », les médecins Françoise Sivignon et Alfred Spira regrettent que les données d’espérance de vie en bonne santé ne soient pas prises en compte dans le projet de réforme des retraites.

Alors qu’il devrait être question de bien-être et de solidarité, la comptabilité est venue s’installer confortablement dans les propositions de la réforme des retraites.

En figeant un pourcentage de 14 % du produit intérieur brut (PIB) consacré à la dépense pour les retraites pour une population de bénéficiaires qui va augmenter, il est mécaniquement prévu de faire baisser les prestations tout en poussant les personnes à travailler plus longtemps pour atteindre l’âge pivot de 64 ans. L’objectif d’un tel dispositif est clairement d’inciter les Français à travailler et à cotiser plus longtemps.

Outre le fait que cette réforme percute le principe de solidarité et de protection sociale pour nous mener vers une société où l’individualisme et les systèmes privés inégalitaires et lucratifs de protection sociale seront florissants, il est évidemment légitime de questionner la pertinence de travailler plus longtemps, en particulier du point de vue de la santé.

Et puisqu’il nous est proposé de la « comptabilité » et un catalogue de chiffres d’une vie, au travail puis à la retraite, allons sur ce terrain en consultant les chiffres de l’Insee.

A 65 ans, les Français peuvent espérer profiter d’une longue durée de vie. En 2017, elle était en moyenne de 23,2 années pour les femmes et de 19,4 années pour les hommes. Vivre longtemps est une perspective agréable, mais vivre vieux en bonne santé devrait être la seule préoccupation dès lors que l’on parle de retraite. Cependant, la notion de « bonne santé » est difficile à mesurer et c’est le concept de durée de vie « sans incapacité » dans les gestes de la vie quotidienne qui sert d’indicateur.

Une espérance de vie en bonne santé au-dessous de la moyenne

Or l’espérance de vie en bonne santé est en France au-dessous de la moyenne européenne. Elle est stable depuis quinze ans, aujourd’hui en moyenne de 64,5 ans pour les femmes et de 63,4 ans pour les hommes, c’est-à-dire juste l’âge pivot aujourd’hui en débat.

Ces indicateurs révèlent en outre des inégalités importantes entre les ouvriers et les cadres, puisque, d’après l’Insee, les hommes cadres vivent en moyenne six ans de plus que les hommes ouvriers, ceux ayant les revenus les plus élevés pouvant espérer vivre en moyenne treize ans de plus que ceux qui ont les revenus les plus faibles.

« Entre 2013 et 2016, le montant des arrêts maladie a augmenté de 13,4 % du fait de la présence plus importante sur le marché du travail des plus de 60 ans »

Il est un autre indicateur qui témoigne de l’incohérence d’un départ tardif à la retraite : entre 2013 et 2016, d’après la Caisse nationale d’assurance-maladie, le montant des arrêts-maladie a augmenté de 13,4 % du fait de la présence plus importante sur le marché du travail des plus de 60 ans. Cela est la conséquence directe du fait qu’une proportion importante des personnes âgées sont amenées à continuer à travailler alors qu’elles sont porteuses d’un handicap lié à leur âge. Cet indicateur est sans appel : travailler plus longtemps entraîne une hausse des arrêts-maladie, liée en grande partie à l’âge et au travail, incompatible pour certains avec leur état de santé.

De plus, le terme de « pénibilité » n’a guère ému les instigateurs de la réforme des retraites et le projet du gouvernement a retiré quatre critères de pénibilité : port de charges, postures éprouvantes, vibrations mécaniques et risques chimiques. Les infirmiers, aides-soignants et autres personnels médicaux apprécieront. Ces professionnels vivent leur quotidien dans l’attention portée à autrui et la sollicitude auprès des plus fragiles. Mais comment ignorer que ce travail de soin s’accompagne aujourd’hui d’une augmentation de la charge de travail par manque d’effectifs, dont la conséquence est l’épuisement, les lombalgies liées à la manutention des malades et les troubles musculo-squelettiques ?

Une nouvelle offensive antisociale et antiécologique

Une retraite tardive, c’est un corps qui s’abîme. C’est aussi une planète qui se détériore. Quelle irresponsabilité que d’envisager de faire travailler plus longtemps une population pour produire plus, épuiser un peu plus les ressources de la planète, consommer de l’énergie, rejeter des déchets et des gaz à effet de serre… alors que des décisions politiques urgentes sont attendues face à la crise climatique et à la crise de la biodiversité !

Comment ne pas refuser énergiquement ces propositions de réforme qui ne feront qu’aggraver les crises climatiques et écologiques en cours ?

Cette réforme propose d’indexer l’évolution des retraites sur le PIB, donc sur la croissance économique, elle-même liée aujourd’hui à l’exploitation des ressources. C’est ce que pointe une étude publiée par le club de réflexion Autonomy, qui décrypte l’impact du temps de travail sur le dérèglement climatique. Cette étude indique qu’il faudrait réduire rapidement et massivement le temps de travail hebdomadaire pour enrayer le réchauffement climatique. Moins produire, moins envoyer de courriels aussi… Ainsi, pour ne pas dépasser le seuil des 2 °C, la Suède devrait passer à la semaine de 12 heures !

« Alors que la demande sociétale est de consacrer du temps à d’autres activités que le travail, cette réforme des retraites est un contresens historique »

Alors que la demande sociétale est de consacrer du temps à d’autres activités que le travail, cette réforme des retraites est un contresens historique. Nous voulons conserver les tissus de solidarité qui ont fondé notre modèle social. Plutôt que de faire travailler plus longtemps nos anciens, qui sont plus malades au travail, faisons travailler les plus jeunes, qui, sinon, restent dans des emplois précaires et mal payés. Et prenons en compte dans nos projections les modifications du travail, l’automatisation et la montée en charge très rapide de la robotisation, qui est en train de révolutionner les modes de production.

Nous ne voulons pas travailler plus en mauvaise santé, mais faire grandir la solidarité intergénérationnelle dans notre pays. Or les données d’espérance de vie en bonne santé ne sont pas prises en compte dans le projet de réforme des retraites.

Il est urgent de stopper cette nouvelle offensive antisociale et antiécologique du gouvernement. Aujourd’hui, l’espérance de vie en bonne santé est plus importante que l’espérance de vie tout court. Si bilan comptable du gouvernement il y a, c’est celui de rajouter non pas des années de travail, mais du bien-être, de la qualité de vie et un environnement sain pour toutes et tous.

Françoise Sivignon Médecin

Alfred Spira Médecin

• Le Monde. Publié le 18 décembre 2019 à 03h26 - Mis à jour le 18 décembre 2019 à 16h45 :

https://www.lemonde.fr/idees/articl...

Françoise Sivignon est médecin radiologue, ancienne présidente de Médecins du monde et membre du collectif national de Génération.s.

Alfred Spira est professeur honoraire de santé publique et d’épidémiologie à la faculté de médecine de Paris, membre de l’Académie nationale de médecine.


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