Pierre Poujade et le poujadisme

mercredi 24 juillet 2024.
 

Pierre Poujade

Pierre Poujade naît le 1er décembre 1920 à Saint Céré dans le département du Lot. Elève de l’enseignement privé catholique, il adhère à l’adolescence au parti fasciste de Jacques Doriot : le Parti Populaire Français. De 1940 à 1942, il s’enthousiasme pour la Révolution nationale du maréchal Pétain. Profondément "national", après l’invasion de la zone libre ( Sud de la France) par l’armée hitlérienne, il rejoint l’armée française en Algérie . C’est là qu’il rencontre sa femme et sa belle-famille qui pèseront plus tard sur son orientation "Algérie française".

En 1953, Pierre Poujade exerce la profession de libraire-papetier. Le 23 juillet, à la tête d’une vingtaine de commerçants menacés de contrôle fiscal, il empêche les agents du fisc d’accéder aux comptes de l’un d’entre eux. Après ce "succès", il décrète qu’il n’y aura plus de contrôle. La grève des impôts s’étend rapidement sur le Lot puis sur tout le Sud du Massif central.

L’UDCA

Le 29 novembre 1953, le mouvement commence à s’organiser en Union de Défense des Commerçants et Artisans. Son premier thème de combat, c’est la défense des petits commerçants contre les "gros", contre l’industrialisation et l’urbanisation, contre la modernisation à l’américaine qui désertifie la France rurale. Le pays compte alors 1 300 000 petits commerces effectivement très menacés par l’évolution économique et souvent perdus dans la jungle complexe de la fiscalité : impôts directs forfaitaires, taxe professionnelle, surtaxe progressive, taxe indirecte sur les transactions... De plus, Antoine Pinay veut juguler l’inflation et fait surveiller étroitement les étiquettes. Ce contexte explique la nature sociale de l’UDCA à ses débuts : un mouvement de masse national des petits commerçants.

Mouvement ouvrier et UDCA

En cet automne 1953, le Parti Communiste Français soutient le mouvement à ses débuts, à juste titre à mon avis. La très grande majorité des adhérents de partis de gauche dans le milieu des commerçants et artisans y participe.

Je me rappelle d’un essai de réflexion sur l’intégration des aspirations des petits commerçants et petits artisans dans un projet socialiste anticapitaliste (coopératives d’achat ? aides à la gestion ? animateurs de pays ? formation professionnelle ? banque publique spécifique ?...).

Est-ce erroné en raison de la personnalité de Pierre Poujade lui-même ? Non.

Poujade et l’extrême droite

Celui-ci a été marqué par son adhésion de jeunesse au fascisme. En 1953, il use de propos effectivement antisémites pour attaquer Pierre Mendès France, « qui n’a de français que le mot ajouté à son nom ». Ceci dit, rationnellement, je ne l’analyse pas comme un fasciste à la grande époque de l’UDCA, un populiste de droite animant un mouvement de masse de petits commerçants et artisans, c’est tout. Roland Barthes (critique littéraire et professeur au Collège de France) le caractérisait comme fasciste en raison de son aversion pour la "culture". Il considérait « la culture comme une maladie, ce qui est le symptôme spécifique des fascismes ». Premièrement, il ne s’agit pas d’un point de programme déterminant du poujadisme. Deuxièmement, ce n’est pas « le symptôme spécifique des fascismes ».

Fascismes de 1918 à 1945 : naissance, caractéristiques, causes, composantes, réalité par pays

L’explosion de l’UDCA

D’abord antifiscale, l’action du mouvement Poujade prend un caractère politique à partir du mois de mars 1955, quand sont créées des unions parallèles visant à rassembler toutes les catégories sociales, dans la perspective d’une transformation institutionnelle majeure. Cinquante-deux députés poujadistes entrent au Palais-Bourbon lors des élections législatives du 2 janvier 1956.

Ce mouvement politique va rapidement exploser en raison de désaccords entre Poujade lui-même (resté essentiellement un petit commerçant entouré de petits commerçants) et les personnalités d’extrême droite entrées dans le mouvement (Tixier Vignancourt, Jean-Marie Le Pen...) représentatives d’autres forces sociales et porteuses d’un tout autre projet.

De 1953 à 1968

En Aveyron, j’ai vu réapparaître des petits commerçants, anciens animateurs locaux de l’UDCA, durant le mouvement de mai 1968. Ils se sentaient naturellement partie prenante de l’aspiration à prendre en mains les choix collectifs d’avenir. Parmi mes regrets, je pointe notre incapacité à prendre sérieusement en compte cet aspect.

En tout cas, nous ne les avons pas rejetés a priori, ce qui aurait été ridicule.

Généralisation

L’histoire des mouvements sociaux du 20ème siècle lègue quelques leçons :

* le mouvement ouvrier (représentant des salariés) reste globalement lié à la gauche malgré des hauts et des bas.

* le patronat reste globalement encore plus lié à la droite

* la couche sociale des commerçants et artisans d’une part oscille majoritairement entre ces deux forces avec un glissement vers la droite, d’autre part est très sensible au rapport de force politique du moment, enfin compte dans ses rangs quelques animateurs plutôt attirés par l’extrême-droite.

Or, de 1953 à 1958, la France connaît :

* une période où le parti socialiste SFIO embourbe la gauche dans l’alliance gouvernementale avec "le centre" et se décrédibilise au jour en jour.

* une montée de fièvre nationaliste due aux guerres coloniales ( défaite de Dien Bien Phu, début de l’insurrection algérienne...) qui redonne vigueur à l’extrême droite.

Pierre Poujade va rapidement reprendre des thèmes issus du fond idéologique de cette extrême droite, contre les "métèques", pour la défense jusqu’au bout de l’Algérie française, contre l’Etat "rapetout et inhumain".

En 1955, l’UDCA (400 000 adhérents) est devenu un mouvement de masse parmi les commerçants et artisans dans tout le pays avec une branche agricole et une branche jeune (dirigée par Jean Marie Le Pen). Quels sont ses mots d’ordre ? grève générale de l’impôt, retrait des dépôts de toutes les caisses publiques, Etats Généraux pour fonder un nouveau régime politique.

Pour les élections législatives de janvier 1956, l’UDCA se transforme en Union et Fraternité Française ; elle remporte un succès couronné par 2,5 millions de suffrages, 11,6% des voix, 52 députés (dont Le Pen). L’électorat provient essentiellement de la France rurale.

A l’Assemblée comme dans ses meetings, Pierre Poujade va se faire remarquer par son sens de l’esclandre et ses propos xénophobes.

Le succès politique du poujadisme prépare son éclatement rapide. Des désaccords apparaissent entre les activistes d’extrême droite qui rêvent de coup d’Etat et des représentants des commerçants dont l’objectif est souvent autre.

La reprise économique, le durcissement de l’extrême droite pied-noir, l’arrivée au pouvoir de De Gaulle vont rejeter le poujadisme dans l’oubli.

Son heure de gloire politique passée, Pierre Poujade va acheter une ferme à Labastide L’Evêque en Aveyron. Pour les élections présidentielles de 1965, il soutient Jean Lecanuet, en 1981 et 1988 François Mitterrand, en 1995 Jacques Chirac, en 2002 Jean-Pierre Chevènement.

Un constat historique local pour terminer : lors de la grande grève des mineurs de Decazeville en 1961-1962 comme au début de la grève générale de 1968, l’aspiration majoritaire des commerçants et artisans du département de l’Aveyron (dont un nombre important d’anciens poujadistes) s’est portée vers ces mouvements sociaux et vers la gauche, confirmant l’oscillation des commerçants entre identification aux capitalistes et alliance avec le mouvement ouvrier, confirmant aussi leur sensibilité au rapport de force politique conjoncturel.

L’aspiration de commerçants et artisans vers la gauche dépend aussi de la capacité de celle-ci à intégrer dans son projet des propositions progressistes et sociales les prenant en compte.

Jacques Serieys


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