Les essais nucléaires français dans le Pacifique n’étaient pas « propres »

vendredi 14 février 2020.
 

45 ans après le premier tir nucléaire atmosphérique sur l’atoll de Moruroa, en Polynésie française (2 juillet 1966), 15 ans après le dernier essai souterrain (27 janvier 1996), après un total de 193 tirs nucléaires (41 + 5 essais dans l’atmosphère entre 1966 et 1974 et 147 essais souterrains, entre 1975 et 1996), la loi Morin d’indemnisation des victimes de la contamination radioactive de l’époque, et de ses « retombées », vient de reconnaître la légitimité de sa demande à l’un des travailleurs de l’époque, un métropolitain, qui se voit indemnisé au niveau d’un taux d’invalidité évalué à 2 %.

Un centre de consultations spécialisé, pour le suivi des anciens travailleurs de Moruroa, fruit d’un accord entre l’armée, le gouvernement français et des autorités polynésiennes alors très complaisantes, s’est ouvert en 2007, sous la responsabilité d’un médecin militaire. Eu égard aux décennies de dissimulations, de mensonges et de propagande sur la prétendue innocuité de ces essais nucléaires, l’association des anciens travailleurs de Moruroa avait souhaité la création d’un centre de suivi médical indépendant. Mais, l’Etat français persistant dans son manque d’impartialité confia le suivi des essais nucléaires au Ministère de la Défense, qui a porté l’entière responsabilité de ces expériences funestes.

Ce centre serait chargé de « traiter » la population tahitienne exposée aux pollutions radioactives subies à l’époque des essais par les vétérans du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) et les populations civiles des atolls « survolés » à l’époque par les nuages radioactifs, quand bien même aucune pollution résiduelle des produits alimentaires maritimes ou terrestres de ces atolls n’est actuellement reconnue par les autorités française. Selon la CRIIRAD, après le tir du 2 juillet 1966, par exemple, les Iles Gambier ont été exposées à un niveau de radiation 1700 fois supérieur à celui enregistré par les capteurs de la centrale du Bugey, après le passage du nuage de Tchernobyl en mai 1986[1]. Selon l’AIEA, seulement 5 des 46 tirs atmosphériques ont été reconnus comme « polluants ». Il semble bien, rétrospectivement, que le nombre d’essais polluants ait été bien supérieur, et même s’il s’agit de faibles doses, on note de façon résiduelle aux Tuamotu et aux Gambier, la persistances de radionucléides d’origine artificielle, et en particuliers de radionucléides émetteurs de rayonnement alpha (uranium, plutonium, americium, et des quantités importantes de tritium et de carbone 14 radioactif, dont les conséquences à la suite d’ingestions chroniques, en terme d’exposition interne à l’organisme, ne sont certainement pas neutres.

Aucune recherche indépendante techniquement satisfaisante n’a encore été effectuée sur ce sujet. Seuls les résultats d’analyse du laboratoire local de l’IRSN sont censés permettre une surveillance du « panier de la ménagère ». Mais ce laboratoire, au-delà de la recherche d’une activité alpha et bêta globale, du strontium 90 et du césium 137, procède-t-il à une recherche quantitative des radionucléides « lourds », tels que le plutonium et son « descendant » l’américium, ou l’uranium 235 ? Or, les connaissances sur les effets de l’ingestion chronique de très faibles doses montrent que ces pollutions échappent aux règles établies de la radiobiologie classique.

Les preuves s’accumulent remettant en cause la thèse officielle selon laquelle seuls les essais aériens auraient été nocifs et que le passage aux essais souterrains aurait « enterré » les risques de contact avec la radioactivité. Là encore, la vérité est très différente. Quelle que soit la période, essais aériens ou souterrains, les risques de contaminations ont persisté : aujourd’hui encore, il est impossible d’enquêter sur les tonnes de déchets radioactifs stockés en dépit des réglementations applicables en France sur l’atoll corallien de Moruroa ou immergées au large des atolls de Moruroa et de Hao. La porosité du milieu corallien ne met pas à l’abris de remontées radioactives à partir des « cheminées » et des puits de forage bouchés lors des essais.

La pollution environnementale est énorme, mais il est bien connu que dans le « monde de la guerre », comme au Ministère de la Défense, l’environnement n’a jamais été un bien à préserver, et encore moins à restaurer après l’action… Et la « parade » juridique est toujours là : la loi du 13 juin 2006 sur la transparence et la sécurité nucléaire exempte les activités et installations nucléaires intéressant la Défense, de la loi commune, notamment du principe « pollueur payeur », et laisse à la Défense le soin de s’auto-contrôler.

Aujourd’hui, force est de constater qu’aucune recherche épidémiologique d’envergure à même d’objectiver d’éventuelles pathologies radio-induites (en dehors d’une enquête INSERM – Institut Gustave Roussy, sur les cancers de la thyroïde), n’a été menée, ni chez les anciens travailleurs de Moruroa, ni parmi les populations des îles Gambier, des Tuamotu, des Australes et des Marquises, et de Tahiti, survolées par les nuages radioactifs, ni chez leurs descendants de la première et de la deuxième génération.

La radiobiologie, jusqu’à ces dernières années, a établi ses normes et ses hypothèses en terme de pathogénie, en grande partie à partir des résultats épidémiologiques liés à la surveillance sur plusieurs générations des survivants des deux premières bombes atomiques lancées en 1945 à Hiroshima et Nagasaki. Dans ce cas, il s’agissait d’étudier des effets liés à une irradiation violente externe, extrêmement limitée dans le temps, et non à une contamination interne à faibles doses par des particules radioactives microscopiques ingérées ou inhalées comme après l’incident de Tchernobyl, ou sur les sites ayant été contaminés par de multiples retombées d’essais nucléaires. Au total, les 46 essais atmosphériques en Polynésie représentent, en matériel fissile et en radionucléides alpha, l’équivalent de 675 fois les explosions d’Hiroshima et Nagasaki.

L’étude Adult Health Study / Life Span Study, sur plusieurs milliers de survivants durant ces cinquante dernières années, et sur leur descendance, effectuée par les autorités sanitaires japonaises avec le soutien de l’UNSCEAR, n’ayant pas montré de façon évidente une augmentation d’anomalies génétiques et de problèmes de développement, cette question a été « enterrée » pendant un demi siècle. Ainsi, dans toute la littérature médicale jusqu’au début des années 2000, le dogme officiel était qu’ « on n’a retrouvé aucun effet génétique héréditaire, c’est à dire à la descendance, que l’irradiation concerne les enfants in utero, les enfants ou les adultes. C’est d’ailleurs un sujet d’étonnement, car c’est un phénomène qu’on connaît chez l’animal, chez la souris notamment, mais qu’on a jamais mis en évidence chez l’homme ; on ne connaît pas d’effet héréditaire radio-induit chez l’homme et les malformations héréditaires majeures ou mineures après irradiation ne sont pas significativement différentes des malformations spontanées ».

Mais ce dogme est désormais battu en brèche par un certain nombre d’observations cliniques, et par certaines études épidémiologiques, même si l’augmentation du nombre de pathologies héréditaires est difficile à mettre en évidence, en raison d’une fréquence non négligeable, mais relativement peu élevée, et des nombreux biais des études statistiques. Le retard d’apparition de pathologies héréditaires, voire même semble-t-il, d’apparitions plusieurs générations après l’irradiation princeps, complique l’observation.

Sur le plan radiobiologique, deux nouvelles notions viennent étayer la remise en question du dogme jusque là établi : la réalité des effets génétiques imputables à l’ingestion chronique de faibles doses de radionucléides alpha d’une part[2], et la transmission d’une instabilité génomique à partir de l’irradiation des gamètes des sujets exposés à la radioactivité[3] ; cette instabilité génomique peut être « compensée » pendant plusieurs générations, puis s’exprimer par des manifestations anormales, sans que l’on comprenne aujourd’hui encore la raison de ce déclenchement de troubles au départ « récessifs », mais qui échappent aux règles de la génétique mendélienne[4]. De la même manière, l’observation d’effets stochastiques, et de l’effet by-stander (transmission d’une information génétique « fautive » d’une cellule irradiée à une autre cellule non irradiée), apportent des éléments de compréhension quant à l’apparition retardée de certains cancers.

Les mécanismes biochimiques qui conduiraient à ce type d’anomalies génétiques commencent à être explorées dans de multiples laboratoires de recherche en biologie moléculaire : il s’agit essentiellement aujourd’hui, d’hypothèse de dysfonctionnement de la méthylation de l’ADN, d’anomalie au niveau des télomères, et au niveau des mini satellites du génome, au-delà des habituelles doubles cassures de brins d’ADN, ou de mutations massives, jusque là considérées comme les seuls marqueurs biologiques des effets de la radioactivité.

Les résultats des premières recherches effectuées dans ce domaine depuis le début du siècle commencent à être connus :

- L’étude du Professeur Al Rowland de l’Université Massey en Nouvelle-Zélande, publiée en 2008[5], réalisée sur 50 vétérans des essais nucléaires britanniques des années 1957 et 1958 à Christmas Island, a permis de montrer que, même cinquante ans après une irradiation due aux essais nucléaires, on peut constater des altérations de l’ADN trois fois plus importantes que pour un groupe contrôle. A la même époque le Professeur Parmentier de l’Institut Gustave Roussy, soignant des patientes polynésiennes atteintes de cancers de la thyroïde, avait réalisé une étude ADN, et aboutissait à des conclusions identiques à celles de l’étude néo-zélandaise[6].

- Le rapport du parlement australien sur les « Participants australiens aux essais nucléaires britanniques », publié le 6 octobre 2006, reprend les études de Sue Rabbit Roff[7], de l’Université de Dundee (1997, 1998 et 2003), qui démontrent une augmentation indéniable de la fréquence des cancers dans la population exposée de ces « vétérans » des essais nucléaires australiens (études de 1997 et 1998), mais pas chez les vétérans britanniques (étude de 2003).

- De même, une étude conduite par le Professeur Busby[8] (Green Audit) a pu mettre en évidence, en 2007, une augmentation d’un facteur 10 du taux de malformations congénitales dans la descendance de ces vétérans (8,5 pour les petits-enfants), et un taux de fausses couches 2,75 fois supérieur, par rapport à un groupe témoin. Il semble probable que ces effets soient liés, moins à une irradiation aiguë externe, qu’à une exposition interne chronique à de faibles doses de radionucléides.

- En 2008, le docteur Jean-Louis Valatx, à partir étude sur 1800 questionnaires adressés aux vétérans métropolitains des essais de l’association AVEN, met en évidence que 18,8 % des couples ont subi une ou plusieurs fausses couches, 32,9 % de couples n’ont pas eu d’enfants, dont 25 % en raison de stérilité masculine.

Parmi les 3022 enfants nés après les essais , 405 enfants (13,4 %) présentent des anomalies congénitales plus ou moins importantes. 23,5 pour mille des enfants sont décédés à la naissance ou au cours de la première année de vie, ce qui représente plus de trois fois la mortalité infantile en France[9].

- Dans les années qui ont suivi l’accident de Tchernobyl, on a pu montrer[10] que dans les zones rurales biélorusses contaminées (région de Gomel), la fréquence de malformations a clairement augmenté depuis 1987 : elle est de 39 % dans les districts « témoins » (césium137 < 1 Ci/km2) et elle croit avec le niveau de contamination du sol, jusqu’à 79 % pour les zones contaminées à plus de 15 Ci/ km2. Ces malformations consistent essentiellement en des anomalies de formation du cerveau, des becs de lièvres et fentes palatine, des polydactylies, reins doubles et urètres doubles, atrophies des membres.

De même en Ukraine, où les anomalies de développement cérébral ont augmenté de 63,7 % pendant les 5 ans qui ont suivi l’accident de Tchernobyl. On note en particulier augmentation de 110,4 % des cas d’hydrocéphalie[11].

- Bien après l’accident nucléaire de Tchernobyl, les travaux du Pr Dubrova et coll.[12], fruit de la collaboration d’une équipe de généticiens russes, anglais et biélorusses, ont montré un nombre élevé d’aberrations chromosomiques chez les habitants des zones contaminées, signe d’un effet des rayonnements qui peut se traduire par des effets somatiques et génétiques. Cette étude a utilisé des marqueurs particuliers du génome, les « minisatellites », qui ont dans cette étude, un taux élevé de mutations « spontanées »[13]. Il y a mutation quand le locus minisatellite est un fragment d’ADN dans l’empreinte génétique de l’enfant, qui ne peut être attribué ni au père ni à la mère ; par contre, il peut être transmis de façon « invisible », par les cellules germinales des parents, et réaliser une « instabilité génomique », qui va être à l’origine, dans la descendance, d’une tendance accrue de l’ADN à ne pas se réparer correctement. Cette carence a pour effet d’augmenter le risque de carcinogenèse et semble poser de sérieux problèmes quant à la synthèse correcte des protéines neuronales lors de l’embryogenèse, pouvant conduire à de sévères « troubles envahissants du développement » cérébral.

Dubrova et coll. ont ainsi mesuré, par prises de sang, la fréquence des mutations nouvelles apparues chez les enfants nés entre février et septembre 1994, de 79 familles résidant dans trois districts ruraux de la région de Moghilev où la valeur médiane de contamination du sol en césium 137 est élevée (6,8 Ci/ km2). Cette fréquence est deux fois supérieure à celle d’un groupe témoins d’enfants anglais. Ces chercheurs ont également pu montrer que la fréquence des mutations nouvelles est corrélée au niveau de contamination du sol. Cette étude pourrait fournir la première preuve expérimentale que la fréquence des mutations dans les cellules germinales des êtres humains peut être augmentée par les rayonnements ionisants.

La généticienne bélarusse Rosa Goncharova[14] a par ailleurs démontré ce phénomène épigénétique lié aux effets des « faibles doses » de radioactivité, sur les petits mammifères chroniquement exposés aux retombées de Tchernobyl, chez qui il existe une accumulation transgénérationnelle de l’instabilité génomique, croissante sur 22 générations, pendant les dix années qui ont suivi l’accident de Tchernobyl, alors même que la radioactivité du sol décroît, et que le même phénomène se réalise pour les femelles prélevées dans la nature, puis élevées en laboratoire.

Alors que ce type de suivi sanitaire est préconisé par les récents rapports français et polynésiens concernant le suivi des conséquences des essais nucléaires, aucune enquête scientifique, épidémiologique, clinique et biologique n’est réalisée en Polynésie. Pourtant, quelques cas d’enfants présentant des troubles envahissants du développement - « oligophrénies », d’étiologie génétique - ont été mis en évidence dans la descendance de vétérans du CEP, par le service de pédopsychiatrie de Polynésie française ; ces enfants sont les petits enfants d’anciens travailleurs civils sur les sites de Moruroa ou de Hao, exposés à des retombées radioactives durant plusieurs années à l’époque des tirs atmosphériques.

Il est donc urgent de mettre en place, de façon indépendante des autorités militaires et du Service de Santé des Armées, une telle enquête scientifique, afin d’objectiver la réalité de ces pathologies génétiques transmises de façon transgénérationnelles, et de prévoir la mise en place des structures sanitaires de dépistage et de soins médico-psychologiques, et des structures médico-éducatives nécessaires pour ces enfants et leurs familles.

Dr Christian Sueur, psychiatre, responsable du service d’Hospitalisation de Jour de Pédopsychiatrie, Direction de la Santé, PF.

Notes

[1] Compte rendu de la mission préliminaire de contrôles radiologiques sur l’île de Mangareva et les atoll de Tureia et Hao (Polynésie française), octobre 2006 (Commission d’enquête de l’Assemblée de la Polynésie)

[2] AZZAM E.I., LITTLE J.B. et coll. : Direct evidence for the participation of gap-junction-mediated intercellular communication in the transmission of damage signals from alpha-particle irradiated to non-irradiated cell, Proc. National Academy of Science, U.S.A., 2001, 98, 473-478.

[3] STREFFER C. : Strong association between cancer and genomic instability, Radiation and Environmental Biophysics, 2010, 49, 2, 125-31.

[4] LITTLE J.B. : Radiation induced genetic instability and bystander effects implications for radiation protection, Radioprotection, 2002, 37, 3, 261-282.

[5]WAHAB M.A.,NICKLESS E.M.,NAJAR-M’KACHER R., PARMENTIER C., PODD J.V., ROWLAND R.E. : Elevated chromosome translocation frequencies in New Zealand nuclear test veterans,Cytogenetic Genome Research, 2008, 121, 79–87.

[6] VIOLOT D., M’KACHER R., ADJADJ E., DOSSOU J., DE VATHAIRE F., PARMENTIER C. : Evidence of increased chromosomal abnormalities in French Polynesian thyroid cancer patients, European Journal of Nuclear Medicine and Molecular Imaging, 2005, 32, 2.

[7] RABBITT ROFF S. : Mortalité et morbidité parmi les enfants et petits-enfants des membres de l’association des vétérans des essais nucléaires britanniques, Revue Damoclès Hors-Série, n°1, 2000.

[8] http://www.llrc.org/epidemiology/su... ou http://www.greenaudit.org/new_page_6.htm

[9] Les principales données de l’étude santé du Dr JL Valatx se trouvent sur le site www.aven.org/aven-acceuil-ac... .

[10] LAZJUK G. I. et al : Changements dans l’incidence des anomalies héréditaires en République de Belarus après l’accident de Tchernobyl, Radiation Protection Dosimetry, 1995, 1/2, 71-74.

[11] BELBEOCH B. : Tchernobyl : quelques faits dérangeants, www.dissident-media.org

[12] DUBROVA Y.E. : Radiation-induced transgenerational instability, Oncogene, 2003, 22, 7087-7093.

[13] DUBROVA Y.E. et coll. : Elevated minisatellite mutation rate in post-Chernobyl families from Ukraine, American Journal of Human Genetic, 2002, 71, 801-809.

[14] RYABOKON N.I., GONCHAROVA R. I. : Transgenerational accumulation of radiation damage in small mammals chronically exposed to Chernobyl fallout, Radiation Environnemental Biophys., 2006, 45, 3, 167-177. P.-S.


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