Les enjeux politiques d’un mouvement social - Contre les réformes de Macron, pour « un monde meilleur » (NPA)

vendredi 14 février 2020.
 

Macron « joue » à Thatcher

Macron avait donc décidé de se payer l’un des derniers bastions de la résistance ouvrière organisée avec les cheminots. Un symbole au moment où il devient possible pour la classe capitaliste de franchir une étape majeure dans l’approfondissement des politiques libérales mises en œuvre depuis près de 40 ans. La formule « Macron =Thatcher » est revenue de nombreuses fois, entre-autre dans un article de Médiapart daté du 8 janvier dernier [1], lequel concluait néanmoins sur les différences significatives avec la grève des mineurs de 1984-1985 : ni les mêmes moyens, ni les mêmes enjeux, ni surtout le même contexte. Quarante ans après, c’est à la fois la force et la faiblesse de Macron de vouloir nous servir les vieilles recettes des années 1980.

Un atout car le rouleau compresseur avance malgré tout, y compris sur le plan idéologique. La bataille de l’opinion est certes perdue semble-t-il pour Macron, avec une condamnation stable et très majoritaire de sa réforme. Mais une majorité continue en même temps (!) à condamner les régimes spéciaux, essentiellement parce que peu de monde imagine encor tirer l’ensemble du système de retraite vers le haut avec des droits supérieurs, encore moins revenir aux acquis antérieurs comme les 37,5 ans de cotisations pour l’ensemble des salariés du public et du privé, tant l’idée de faire des sacrifices inéluctables, voire les contraintes de la mondialisation, pèsent sur les consciences.

Il faut bien sûr distinguer l’ensemble de la population de ses couches les plus exploitée et/ou les plus jeunes, celles de sa fraction aujourd’hui engagée dans l’action à des degrés divers et les autres que nous fréquentons moins, mais nous ressentons les un-e-s et les autres cette difficulté au-delà du mot d’ordre unifiant du « retrait » à formuler des revendications offensives mettant en cause quatre décennies de discours sur « l’austérité » et la nécessité des « réformes » bien ancrés dans les consciences.

Une faiblesse pourtant car les veilles recettes libérales ont décidément mal vieillies : Thatcher bénéficiait de la crise de l’Etat providence des années 1970 et de la faillite de la gauche (déjà !). Aujourd’hui le contexte est radicalement différent : il est avant tout marqué par la crise financière de 2008 et l’impasse sur le plus long terme d’un système incapable de faire face aux défis majeurs du XXIe siècle. Ce sentiment est largement partagé parfois par les mêmes qui ont encore du mal à imaginer d’autres horizons. La bataille politique reste largement ouverte.

Prolétaires – exploité.e.s – opprimé.e.s

Le conflit a surtout eu pour effet dans l’immédiat de réactualiser l’idée que les classes sociales jouent un rôle majeur dans la vie politique. A l’inverse, les notions de « gauche » et de « droite » semblent moins pertinentes que jamais. La politique du président des riches a rencontré bien peu d’opposition face à une gauche pour le moins aphone et bien incapable de définir une politique réellement alternative. Par contre, un camp social est en train de se solidifier peu à peu dans les luttes et gagne même ses premiers galons symboliques « pour l’honneur des travailleurs et un monde meilleur » comme aiment répéter mes collègues enseignants parisiens, lesquels regardaient de haut il y a encore peu les gilets jaunes.

Cette affirmation progressive d’un nouveau camp social fait suite à plusieurs décennies de rhétorique anti-ouvrière. Dans les années 1980, l’abbé Pierre s’était fait le chantre d’une prétendue opposition entre les « exclus » et les « privilégiés », c’est-à-dire l’ensemble du salariat disposant encore d’un travail et de quelques droits. Une autre forme de polarisation s’était affirmée depuis entre la fraction supérieure du salariat, ses cadres et autres « couches éduquées » ayant fait quelques études supérieures, lesquels semblaient incarner une certaine forme de « progressisme » face à ses couches inférieures, jugées globalement réactionnaires et fortement lepénisées.

La crise des gilets jaunes puis celle des retraites ont mis peu à peu en lumière une autre réalité que la dernière enquête sur la pénibilité publiée dans le Monde a bien mis en valeur [2] : les ouvriers-employés rejoints par une partie des « indépendants » (qui ne représentent pas uniquement les petits patrons artisans mais aussi les différentes moutures d’un prolétariat ubérisé) défendent leurs intérêts de pauvres face à une fraction aisée et très aisée (salariée ou non) qui voient dans Macron non seulement l’incarnation de la modernité, mais aussi le dernier rempart d’une prétendue démocratie qui devrait être dirigée par les « élites » censées être compétentes et donc légitimes (une aristocratie au sens littéral du terme), face aux dangers du « populisme ».

Cette évolution peut bien sûr faire l’objet de discours confus voire contradictoires comme tout processus en cours qui prend conscience de lui-même par tâtonnements successifs. Mais c’est bien la lutte de classe qui reprend ses droits autour des couches les plus exploitées du prolétariat, à charge pour elles d’incarner à nouveau un projet politique susceptible d’unifier plus largement le salariat face aux capitalistes et aux vrais privilégiés de cette société.

On notera aussi au passage (mais ce n’est pas un détail) que ce conflit aura permis de mettre en évidence à une échelle sans doute plus large qu’auparavant la place particulière occupée par les femmes, particulièrement touchées par ces nouvelles réformes, déjà victimes de multiples discriminations au travail. Une place particulière avec toutes les raisons d’être ensemble pour peu que les revendications spécifiques soient entendues. On notera également l’inconsistance des tentatives de Macron durant ce conflit pour tenter d’allumer des contre-feux sur la « sécession des quartiers populaires » et « l’islam radical », ainsi que l’incapacité pour le RN de se faire entendre quand le monde du travail s’affirme par ses luttes, si on avait un doute sur le sujet.

La grève sert encore à quelque chose

La force de la grève est redevenue soudainement une évidence. Quand les travailleuses et les travailleurs posent la sacoche ou jettent à la face des puissants leurs outils de travail, ça se voit contrairement à ce que prétendait Nicolas Sarkozy.

Cette évidence avait été noyée encore récemment par de nombreux débats qui relevaient sans doute davantage de la posture que de l’analyse au sein des milieux militants. La grève ou les blocages ? La grève ou l’occupation ? La grève ou les places (et les ronds-points) ? Une évidence semble heureusement devoir s’imposer : un mouvement social se nourrit de toutes ces formes d’action sans avoir besoin de les opposer de manière artificielle. C’est encore plus vrai lorsque la crise prend une dimension révolutionnaire [3].

Le premier acquis de la grève est d’avoir bousculé le calendrier imaginé par Emmanuel Macron. Le projet de loi sur les retraites devait être discutés dès janvier 2019, la crise des gilets jaunes a tout fait capoter. Puis ce devait être durant l’été 2020, la grève a tout bousculé. Le chef n’est plus le maître des horloges. Fait remarquable : les salariés de ces secteurs stratégiques que sont les transports se sont posés d’emblée le problème de l’élargissement, dépassant le piège corporatiste de la défense des seuls régimes spéciaux. La grève pas procuration et la radicalité découpée en tranche ont fait leur temps. Mais la grève ne s’est pas non plus étendue au privé ni à la jeunesse, fait capital qui jusqu’à présent à conforté le pouvoir dans la conviction qu’il pouvait tenir.

Bien des facteurs pèsent sans doute négativement. La dispersion du prolétariat par exemple est une réalité que l’on observe à plusieurs niveaux. Il est éclaté géographiquement, dispersé entre de nombreuses petites entreprises, et fragmenté juridiquement en de multiples statuts. Toutes et tous subissent les conséquences d’une précarisation croissante qui va bien au-delà de la mise en cause d’un contrat de travail stable, tant la mise sous pression sur les lieux de travail s’est considérablement aggravée.

Il n’y a pourtant aucune fatalité. A bien des égards, la situation n’est pas pire qu’il y a un siècle lorsque le mouvement ouvrier était autrement plus vigoureux. Le poids des trahisons de la gauche et l’intégration croissante des syndicats dans la logique d’accompagnement du système pendant des dizaines d’années ont pesé bien davantage que n’importe quelle prétendue fatalité sociologique sur le manque de confiance dans ses propres forces [4].

De leur côté, les gilets jaunes n’ont pas fait grève : ils ont occupé les ronds-points avant de multiplier les manifs sauvages du samedi. Le rond-point est devenu au fil du temps le lieu où s’agglomèrent les forces jusqu’ici éparpillées, un lieu où se construit peu à peu une nouvelle conscience collective même si ce n’est pas le lieu de travail. La manifestation du samedi est devenue toute autre chose que ce qu’en avaient les organisations syndicales quand elles ont décidé de ne plus appeler à une journée de grève en semaine. Ainsi rien n’est vraiment figé à l’avance (pas même le sens de la couleur jaune !), à rebours de toutes les théorisations trop rapides et des périodisations qui tiennent rarement la longueur. Le mouvement social se cherche, il est opportuniste, c’est aussi sa force. Et peut-être même qu’il accumule pour la première fois depuis longtemps de l’expérience.

Car depuis 2016 et la Loi travail, il y a sans doute une évolution encore modeste mais somme toute remarquable : de l’occupation des places en fin de manifestation jusqu’aux grèves actuelles en passant par les gilets jaunes, il n’y a pas simplement succession mais imbrication et au final accumulation. Des collectif « interpro » se créent : pas vraiment des comités de grève au sens strict car on y vient aussi à titre individuel et parfois comme retraité actif, pas simplement des comités citoyens non plus car ce sont bien les secteurs en grève qui l’animent le plus souvent…on fait plutôt dans l’hybridation et dans le métissage, dans la structuration comme dans les formes d’action, entre blocage, occupation et tentatives d’extension de la grève. Parfois les choses se décantent aussi : les avant-cortèges tendent à devenir le cortège principal mais ils ne sont plus forcément le terrain de jeu privilégié et contre-productif des black blocks.

Bien sûr toutes les dérives restent possibles. Les petites minorités sans base réelle peuvent voir dans le blocage une opportunité pour ne pas faire grève et même y contribuer négativement mais l’inverse est aussi vrai, des actions diverses contribuent effectivement à construire la grève, elles ne sont pas nécessairement une forme de détournement. Et même quand le blocage ou l’occupation ont d’abord une vertu symbolique, ils contribuent à la construction d’un rapport de force politique qui compte parfois autant à certains moments que le fait de bloquer l’extraction de la plus-value.

Il n’en reste pas moins que le gouvernement pour l’instant ne cède pas même s’il est encore bien trop tôt pour se prononcer sur l’issue du conflit. Parions qu’en cas d’échec, la discussion tournera inévitablement autour de deux questions qu’il serait stupide là encore d’opposer : la grève n’a pas marché car elle n’a pas eu la force de s’étendre à l’ensemble des secteurs vs la grève en tant que telle ne suffit plus, c’est un autre niveau d’affrontement, politique, qu’il faut construire dans la période actuelle. Nous y reviendrons un peu plus loin.

Les syndicats pour quoi faire ?

Du côté de Macron, le projet est clair : il n’y a désormais plus de place pour la négociation avec les syndicats renvoyés à l’échelon des seules entreprises, ce qui n’empêche pas les directions syndicales de la CFDT mais aussi de la CGT et de FO de participer depuis quelques jours à une prétendue conférence destinée à rechercher à la place du gouvernement des solutions pour rétablir l’équilibre financier sans augmenter les salaires et avant que le gouvernement ne signe la fin de la récréation dans trois mois… La déroute (politique) des organisations est tout aussi évidente que la volonté du pouvoir de les humilier !

Sur le terrain néanmoins, la situation pourrait sembler moins nette à première vue. L’UNSA-RATP deux mois après l’avoir annoncé n’a pas cédé à la veille du 5 décembre à la tentation de mener des négociations d’appareil purement corporatistes et cela a joué un rôle décisif dans la préparation et le lancement du conflit bien au-delà de la seule régie. Jusqu’à aujourd’hui, ce sont bien les directions syndicales de la CGT et de FO qui ont donné le rythme de la mobilisation autour de temps forts à dates rapprochées. Mais les mêmes se sont contentées d’en rester à un langage hypocrite de « soutien » à la reconduction « là où les équipes localement l’ont décidée ». Pas question de lancer un appel clair et net à la reconduction ou à la généralisation de la grève incluant une stratégie réelle de montée en puissance du mouvement. Ce dernier aspect est le plus décisif, en tout cas bien plus que d’autres considérations certes réelles sur l’état du mouvement.

On peut bien sûr gloser sur les difficultés, notamment dans le privé, avec parfois localement des équipes militantes qui ont bien du mal à mobiliser leurs collègues même avec la meilleure volonté. Cela existe évidemment car même après deux mois de conflit, il y a encore d’énormes angles morts au niveau de la mobilisation. Le gouvernement le sait parfaitement, de même qu’il connait parfaitement les chiffres réels des manifestants qui ne sont certes pas ceux qui ont été communiqués par ses services mais qui sont quand même bien éloignés des chiffres claironnés par les organisateurs, malheureusement repris par de nombreux militants qui s’illusionnent eux-mêmes. Dans le monde réel des entreprises - même de très grande taille - la situation est loin d’être brillante, avec des équipes CGT parfois complètement décomposées, ou même des équipes de Solidaires bien plus découragées que leur matériel ne le laisserait supposer. Mais ce n’est pas cela qui compte réellement du point de vue de la dynamique du mouvement. Ce qui compte, c’est ce que font à un moment donné les directions syndicales, d’abord au niveau des secteurs mobilisés, afin d’aider à consolider et étendre le mouvement. Le bilan est largement négatif.

Lancé beaucoup trop tard à la veille des congés de Noël (mais en fonction de considérations corporatistes avec le 13e mois des agents de la RATP), le mouvement aurait pu et sans doute dû mourir de sa belle mort entre le 17 décembre et le 9 janvier. Le choix de cette date par la CGT et FO (comme toujours accompagnées par Solidaires) revenait tout simplement à accompagner la « trêve » voulue par le gouvernement et revendiquée par la CFDT et l’UNSA. Le choix des mêmes organisations d’appeler dans un délai beaucoup trop court à une nouvelle journée le mercredi 29 janvier a été un nouveau coup dur. Non seulement le choix était démobilisateur (dans l’éducation mais surtout dans les transports à cause du délai pour déposer ses intentions de grève) alors même que la journée de vendredi avait été une grande réussite, mais il était clairement subordonné au choix d’appuyer l’intervention des syndicats dans les négociations bidon du lendemain sur les équilibres financiers des systèmes de retraite ! Un soutien de fait au gouvernement au moment où son projet de loi était retoqué par le Conseil d’état.

D’autres aspects sont frappants, notamment le fait que l’élargissement de la grève - parfois des semaines après le début du conflit - à des secteurs clés comme l’énergie ou les ports, n’a pas du tout été pensé par les directions syndicales comme un moyen d’amplifier l’élan initial dans une stratégie de généralisation de la grève. L’enjeu parait davantage de prolonger la grève dans la durée jusqu’à l’ouverture du débat parlementaire…

La grève elle-même a surtout été le fait de la base. Déjà à la RATP où l’organisation autonome des agents et leur pression maximale ont amené les syndicalistes de l’UNSA à aller beaucoup plus loin que leur direction nationale, et sans doute plus loin que ce qu’imaginaient les équipes locales initialement. Cela s’est aussi et surtout vérifiée durant le long tunnel entre le 17 décembre et le 9 janvier, au niveau de la multitude d’action de toutes sortes destinées à élargir et renforcer la grève, et à faire pression sur les autorités en empruntant au mouvement des gilets jaunes une certaine forme de radicalité qui a été l’un des paramètres décisifs de cette mobilisation malgré un nombre plus faible de grévistes qu’en 1995.

Dans le même temps, force est de constater que le mouvement n’a jamais été capable de mettre sur pied même l’embryon d’une réelle direction alternative aux directions syndicales. Le contraste est saisissant avec la défiance généralisée envers ces directions, ou avec le fait que l’avant-cortège syndical a fini par représenter la majeure partie du cortège tout en étant très désorganisé (même si c’est justement ce qui plait, avec toutes les limites…).

Cette faiblesse du mouvement à mettre sur pied sa propre direction est évidemment à relativiser. En 1995, la CGT - précisément parce qu’elle avait été fortement bousculée par les grèves de 1986 et ses coordinations nationales cheminotes – avait su prendre la main dès le départ sur le mouvement et l’avait pratiquement terminé au coup de sifflet (en négociant au passage de substantiels avantages pour son appareil et… la création du RFF !). De son côté, l’extrême gauche n’est pas restée inactive dans le mouvement actuel : la coordination RATP-SNCF en l’IDF a eu une existence réelle pour ne prendre que cet exemple. Mais force est de constater que le résultat est très en-deçà (c’est un euphémisme !) de ce qu’on avait vu en1986. De même dans l’éducation nationale si on compare avec 2003, alors même que le milieu est en ébullition, au moins dans les lycées depuis la réforme du bac.

La question du pourquoi est sans doute intéressante, forcément complexe (l’extrême gauche y a sa part de responsabilité, on y reviendra). Mais la question la plus essentielle est bien de savoir comment sortir d’une telle situation. Cette discussion militante est infiniment plus importante que tous les commentaires sur les responsabilités des organisation syndicales, surtout si c’est pour se réfugier derrière les limites du mouvement pour en atténuer les conclusions. Interpeler les directions alors qu’on sait qu’elles n’appelleront jamais à la grève générale est au mieux un question secondaire. Savoir comment il est possible de mettre sur pied des directions alternatives même dans des conditions difficiles est autrement plus important [5].

Politiser le mouvement

Le mouvement sur les retraites est depuis le début un mouvement hautement politique. Macron en est sans doute le premier responsable, tant il est évident que ceux qui se mettent en mouvement le détestent ou finissent pas le détester après deux ou trois charges policières, ce qui ne compte pas pour rien et contribue à sa durabilité et à sa profondeur malgré les faibles perspectives d’élargissement à l’étape actuelle, tout en contribuant aussi dans la durée à alimenter les rebonds d’un mouvement social qui accumule les échecs depuis quelques années sans jamais faiblir. A croire que nous avons toutes et tous un compte à régler avec le président des banquiers !

La politisation a néanmoins d’autres sources. Le fait que les cheminots et les agents de la RATP aient indiqué dès le départ leur volonté de gagner pour tout le monde avec tout le monde donnait d’emblée une dimension hautement politique à leur engagement. L’absence de marge réelle de négociation et de compromis avec un gouvernement manifestement soucieux de faire une démonstration est un autre aspect. Mais n’oublions pas d’autres enjeux : les interrogations et les souffrances de plus en plus perceptibles au sein des collectifs sur le sens à donner à son travail est une question qui s’imbrique assez facilement avec celle sur les retraites… Le mélange est souvent détonnant dans les secteurs mobilisés comme les transports, l’éducation, la santé… dans les services publics en général (et pas uniquement parce qu’il est plus facile d’y faire grève mais bien sur la valeur que l’on donne à son travail).

Le décalage n’en est que plus frappant avec l’absence d’expression politique consciente et organisée à une échelle un peu large. Certes on déteste volontiers Macron « et son monde », on est forcément un peu toutes et tous devenu.e.s « anticapitalistes » dans l’enthousiasme du mouvement si on ne l’était pas au départ… Mais il n’y a pas de plan B, ni sur le plan électoral (avec le duel attendu entre Macron et Le Pen en 2022, et une gauche impuissante à tous les niveaux), ni d’un point de vue révolutionnaire (un mai 68 qui irait jusqu’au bout ? Avec qui et pourquoi faire ?). Un décalage qui n’est pas sans rapport avec celui qui a été souligné plus haut concernant la direction de la grève : une défiance à l’égard des direction syndicales, le souci manifeste des grévistes de contrôler leur propre grève au niveau local, et l’incapacité à mettre sur pied des directions alternatives crédibles à une autre échelle qui supposerait l’existence de forces politiques ayant le crédit et une dimension militante suffisante pour mener jusqu’au bout ce travail qui ne peut simplement résulter des pressions de la base.

Le pouvoir le sait et le mesure de la même manière que le nombre réel de manifestants et de grévistes. C’est même une des coordonnées fondamentales de la situation si l’on fait le bilan de l’année 2019 dans le monde : des mouvements sociaux extrêmement puissants mais qui ne font nullement trembler la bourgeoisie faute de perspectives et d’alternatives politiques.

L’absence de revendications adéquates a sans doute aussi pesé négativement même si l’explication est moins déterminante. Les « Macron dehors ! » fleurissent volontiers mais ne servent à rien, faute de plan B. Par contre il est frappant de voir à quel point le mouvement (à l’image des gilets jaunes) a gagné une certaine radicalité dans l’action tout en étant très en retrait, même sur le seul plan des revendications de type plus syndicales. « On ira jusqu’au retrait ! » : la formule est sans doute chatoyante, mais elle laisse en suspens le fait de savoir s’il faut en rester au système actuel. Pour prendre un exemple personnel, je vais perdre 25 % sur le montant initialement prévu de ma pension de fonctionnaire grâce aux lois de 2003 et 2010 et seulement 5 % supplémentaires avec la sauce Macron. Quant au privé… comment convaincre des millions de travailleuses et travailleurs soumi.se.s à des conditions de travail extrêmement dures de se mettre en mouvement si au mieux on peut espérer continuer à cotiser jusqu’à 62 ans, après 43 ans de cotisations au minimum ?

Au final, force est de constater que l’idée de revenir aux 37,5 années de cotisation est devenue si peu crédible qu’elle a fini par disparaître du paysage, comme si le rouleau compresseur de la propagande libérale avait fini par faire son travail sur ce qu’il est possible d’espérer ou pas… En ce sens, le mouvement a des limites politiques qui ne se limitent pas à la question du pouvoir même si ce n’est pas sans lien. Faire reculer les limites de ce qu’il est possible d’obtenir ou non dans le système actuel (sur le financement des retraites, l’interdiction des licenciements…) est justement ce qui aide concrètement à poser la question du pouvoir. C’est la base de toute démarche transitoire. Il n’y aura aucun raccourci en la matière.

Les responsabilités de l’extrême-gauche

L’extrême gauche existe en France. C’est une force considérable que l’on peut raisonnablement estimer à 15 ou 20 000 militant.e.s. Ils/elles sont partout, en tout cas partout où ça bouge, véritables chevilles ouvrières de toutes les résistances sociales à l’heure actuelle, et cela d’autant mieux que le mouvement ouvrier et la gauche sont arrivés à un point de décomposition particulièrement important quand il s’agit d’impulser et organiser des luttes. Mais cela se voit peu. Le mouvement est fragmenté, éparpillé en de multiples chapelles et sous-chapelles, avec un halo de plus en plus important d’ex-militant.e. parfaitement autonomes et qui savent faire, et même un halo non négligeable désormais de militant.e.s qui n’ont jamais été organisé.e.s mais qui sont fortement imprégné.e.s par les idées, la culture, les habitudes militantes de l’extrême-gauche.

Cette réalité trop souvent sous-estimée joue un rôle essentiel dans la construction du mouvement. Fait réjouissant, malgré les divisions, ils/elles ont plutôt tendance (et intérêt !) à agir dans le même sens sur une toute une série de questions essentielles pour mettre en place des structures démocratiques d’organisation, œuvrer à l’extension et à la généralisation du mouvement, souligner la dimension globale de cette contestation qui s’exprime au travers du rejet des mesures du gouvernement.

L’absence d’habitudes de travail en commun et de cadres de confiance pour en discuter – lesquels pourraient exister malgré toutes nos différences – est néanmoins un frein puissant qui nuit gravement à la possibilité pour qu’au-delà du militantisme de terrain, cette contestation puisse s’exprimer de manière visible et un minimum crédible à une autre échelle. C’est aussi un des facteurs qui explique le décalage si frappant entre la richesse des initiatives locales et la très grande faiblesse des structures au niveau régional et national. Des structures qui apparaissent souvent comme des têtes d’épingle - émanation de telle ou telle chapelle au point de susciter presque immédiatement un fort rejet des autres – et qui sont au final très faiblement reliées au reste du mouvement. Or ce qui est en cause n’est pas tant le « volontarisme » à vouloir construire par en haut de telles structures (avec un peu de doigté, de telles initiatives aident généralement à accélérer les rythmes sans se couper nécessairement de la base), mais bien leur faiblesse militante pour les faire vivre à tous les échelons du fait de l’absence de toute coopération entre les divers courants issus de l’extrême gauche.

L’important pour notre propos n’est évidemment pas de nier l’ampleur des divergences politiques entre courants et traditions différentes. Elles sont réelles, importantes et elles ne sont pas non plus déconnectées des problèmes actuels. On le voit en particulier à l’occasion des élections municipales qui pourraient et devraient être une étape politique importante dans la contestation de la politique de Macron sans opposer de manière simpliste les élections aux luttes. C’est bien un même combat politique que nous pourrions mener sous des formes différentes, en évitant le double piège de l’abstention sous prétexte de radicalisme, et de suivisme notamment en direction de la France insoumise, toujours aussi acritique à l’égard des politiques menées par les directions syndicales. Mais comme d’habitude et de manière bien plus caricaturale encore sur le terrain électoral, c’est le chacun pour soi dans les élections comme dans les luttes. Or il n’est pas vrai qu’à notre échelle, nous comptions si peu dans la situation au point de penser que notre responsabilité dans la réussite ou dans l’échec du mouvement serait négligeable.  

Des formes de dissidence durables

Le mouvement actuel est-il sur le point d’échouer, ou a-t-il encore les moyens de l’emporter ? Il est trop tôt pour le dire. Une première étape s’achève avec la grève reconductible dans les transports. Mais le mouvement en particulier dans l’éducation nationale recèle bien d’autres potentialités. Ce qui est en jeu depuis une dizaine de jours autour des épreuves partielles du nouveau bac (dites E3C) n’est rien d’autre que la naissance d’un mouvement de la jeunesse (en lien avec les enseignants et les parents), toujours aussi imprévisible et potentiellement explosif. Un mouvement qui peut être tout aussi rapidement victime d’une répression qui se déchaine à un niveau rarement atteint !

Pourtant la victoire de Macron n’est peut-être pas si facile à obtenir, même après quelques coups matraque. Aucun système ne fonctionne sans un minimum d’adhésion et de légitimation de la classe dirigeante et de ses institutions, et sans une bonne dose de « servitude volontaire ». Or ce qui frappe de ce point de vue, ce sont plutôt les difficultés de Macron à faire adhérer à son projet politique, même s’il arrive jusqu’à présent à passer en force et à imposer ses mesures. Nous n’avons certes pas de plan B – ce qui pèse considérablement sur la dynamique et les perspectives du mouvement – mais ils ont malgré tout de sérieux problèmes à faire vivre leurs réformes, y compris dans l’hypothèse d’une (nouvelle) défaite de notre camp social.

Sur le plan militant, je fais bien sûr l’hypothèse d’une victoire, mais évoquer dès maintenant la possibilité d’une défaite a son utilité si l’on cherche à comprendre le moment dans lequel nous nous situons dans une perspective plus large, tant la crise que connait « leur monde » est profonde.

Pour l’illustrer, je partirais d’une situation que je connais bien dans l’éducation nationale et de la crise quasi-existentielle que connait aujourd’hui la profession (notamment dans les lycées) confrontée à la réforme du bac et à ParcoursSup (c’est à dire l’accès à l’enseignement supérieur désormais sur dossier puisqu’il n’y aura pas de place pour tout le monde) : à quoi sert notre métier ? Que voulons-nous enseigner ? Comment nous situer dans cette tension généralement bien mal assumée par les enseignants entre projet d’émancipation intellectuelle et machine à produire de la sélection sociale ? D’ailleurs qu’est-ce que la « réussite » des élèves ? Pour aller où ? Pour quel projet ? Et qu’est-ce qui peut nous motiver, nous et nos élèves, avec une telle crise au niveau de la société et de son avenir, alors que Blanquer achève de tout casser, en imposant au pas de charge une logique de compétition et de bachotage permanents jusqu’à l’absurde…

Le milieu n’est pas moins secoué qu’en 1968 mais selon des modalités infiniment moins joyeuses et bien plus douloureuses, tout en ayant bien des difficultés à le formuler jusqu’au bout en termes politiques. La rupture est profonde. Cela fait près de 40 ans que le milieu accepte humiliations et sacrifices dans l’intérêt des élèves pour faire fonctionner vaille que vaille la machine. Sur fond d’écœurement et heureusement parfois de colère, c’est ce cycle qui est en train de s’épuiser. A force de tout casser, Blanquer et ses successeurs prennent le risque de transformer le mammouth en grand paquebot soviétique, avec à la clé des formes de dissidence durable et un retrait un peu général de la profession, un faux-semblant d’adhésion et de soumission désormais en trompe l’œil… Autant dire une crise accélérée du système.

A première vue, on pourrait évidemment objecter que la bourgeoisie n’a pas forcément besoin d’un service public d’éducation de qualité puisque la norme dans la plupart des pays est de former les élites dans le privé. Mais jusqu’à quel point ce projet est-il vraiment rationnel et réfléchi ? Quarante années de contre-réformes libérales modifient inévitablement le système et impacte jusqu’au milieu dirigeant lui-même : un milieu qui fonctionne et se forme du berceau à la tombe de plus en plus en vase clos, sans même l’appel d’air d’un minimum de débat contradictoire, jusqu’à l’épuisement.

On a peut-être trop tendance à considérer l’Etat comme étant un outil parfaitement rationnel au service des intérêts bien compris de la classe capitaliste. Heureusement il y a des brèches, des lignes de ruptures, ou plus durablement et plus profondément des affaissements de terrain… et parfois le sol qui se dérobe. De la même manière qu’on observe sur le plan électoral une montée continue de l’abstention depuis des décennies, tout particulièrement dans les classes populaires (mais plus seulement…), une forme de sécession. Pas de plan B donc, mais un monde qui s’étiole. Ca n’aide pas forcément à construire une alternative et ça ne remplace évidemment pas un combat victorieux. Mais ça accentue peut-être de manière significative la crise d’un pouvoir désormais condamné à n’être légitime que parce qu’il est le pouvoir et guère davantage, tout en brassant de vieilles formules des années 1980 de plus en plus dévitalisées.

Faire de la politique dans ces conditions est donc plus que jamais indispensable. L’enjeu on l’a vu est à plusieurs niveaux. Il y a la politique que devrait mener au jour le jour l’extrême gauche pour construire des outils démocratiques à la hauteur du mouvement, exprimer jusqu’au bout et de manière consciente les enjeux d’une lutte « pour un autre monde ». L’absence de parti révolutionnaire reste au final la meilleure assurance-vie de la classe dominante qui peut affronter la contestation sociale, vagues après vagues jusqu’à épuisement, en France comme partout dans le monde. Mais au-delà de la seule formule du parti, c’est la question du « débouché politique » sur laquelle il nous faut revenir.

Elle a été particulièrement maltraitée ces dernières années par des discussions souvent mal posées. Le « débouché politique » ne peut évidemment pas être une sorte de levier miracle censé mobiliser notre camp social jusque dans les luttes. C’est se faire par trop d’illusions et sans doute lire de travers certains épisodes du passé. Le « débouché politique » ne peut pas non plus se transformer en solutions plus ou moins bricolées d’alliance large avec un réformisme prétendument radical. Ou alors, c’est que nous n’avons toujours pas bien compris ce qui s’était passé avec les expériences de Lula au Brésil, Tsipras en Grèce, Iglésias dans l’Etat espagnol, et de tant d’autres…

On ne peut pas pour autant se passer d’un « débouché politique ». Les luttes pour les luttes qui produiront d’autres luttes n’ouvrent pas par elles-mêmes des perspectives. On en voit aujourd’hui plus que jamais toutes les limites.

C’est bien la nécessité de reconstruire un projet révolutionnaire, communiste, qui se pose : un dépassement de nos petites chapelles, une actualisation de nos programmes, une réflexion ouverte sur nos débats stratégiques.

Jean-François Cabral 02 février 2020

Notes

[1] Romaric Godin : Le « moment Thatcher » d’Emmanuel Macron, 8 janvier 2020. Disponible sur ESSF (article 51766), Le « moment Thatcher » d’Emmanuel Macron – Retour au temps de la grande grève des mineurs (1984-1985) : http://europe-solidaire.org/spip.ph...

[2] Le Monde daté du 21 janvier 2020 : Les Français les plus exposés à la pénibilité du travail sont les plus hostiles au projet de réforme des retraites.

[3] L’ouvrage de Rosa Luxembourg (« Grève de masse, parti et syndicat ») nourri par l’expérience de la révolution de 1905 en Russie mérite pour cette raison et bien d’autres d’être relu. La « grève de masse » va bien au-delà de la seule grève professionnelle lorsque le monde ouvrier arrête de travailler. Elle ne se confond pas non plus avec le mythe anarchiste de la « grève générale » tel que le syndicalisme révolutionnaire en particulier en France l’a théorisé à la même époque.

Texte disponible sur ESSF (article 20747), Grève de masse, parti et syndicat : http://europe-solidaire.org/spip.ph...

[4] Jean-François Cabral ESSF (artice 31068), Au-delà du mythe - Retour sur la classe ouvrière et le mouvement ouvrier en France et aux Etats-Unis htttp ://www.europe-solidaire.org/spi...

[5] Dans le BTP, il semblerait qu’une tentative de coordination ait commencé à voir le jour via Facebook, à explorer davantage sans doute. Par ailleurs il serait intéressant de voir si l’existence de nombreux réseaux d’échange d’informations type Whatsapp ou Signal (fonctionnant aussi bien au niveau local que national) ne jouent pas dans une faible mesure un rôle de substitution et/ou d’adjuvent. CC by-nc-nd


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message