« C’est un temps propice aux grands basculements intimes ou sociaux » – Interview dans « Le Figaro »

jeudi 23 avril 2020.
 

Tous les jours, Le Figaro interroge une personnalité sur la façon dont elle envisage l’après coronavirus. Le chef de file de La France Insoumise, veut croire à « un très grand changement » au sein de la société pour « tourner la page » du libéralisme. Il pense que les Français doivent dès maintenant, et sans attendre l’après-crise, s’« enthousiasmer pour des causes communes » . Selon lui, le pays doit désormais « s’obséder de souveraineté et de coopération ».

LE FIGARO. – Édouard Philippe a dit que cette crise allait révéler ce que l’humanité « a de plus beau et de plus sombre ». Qu’avez-vous observé pour le moment ?

Jean-Luc MÉLENCHON. – Par principe, je m’en tiens au meilleur, c’est là que je puise de l’énergie et surtout des raisons de continuer le combat. L’appétit pour les valeurs d’entraide éclate au grand jour. Jusqu’ici, la déshumanisation d’une société noyautée par les valeurs néolibérales saturait l’espace. L’entraide semblait absurde. Elle était donc reléguée dans l’espace privé, l’entre-soi familial. Toutes ces valeurs s’imposent désormais comme une exigence pour la société elle-même. Les valeurs publiques se renversent.

La réalité n’est-elle pas plus contrastée ?

Je le sais bien. Mais c’est cette émergence qui m’intéresse. Évidemment, les valeurs altruistes ont leur fragilité. Elles se rétractent quand elles sont humiliées par le mensonge gouvernemental, la rouerie des profiteurs, l’impunité des comportements antisociaux… Tout cela ridiculise l’altruisme comme s’il était une naïveté. Mais la vertu, le bien commun, l’intérêt général sont désormais la condition de la vie en société en même temps que la condition de la survie individuelle dans l’épidémie. Qu’allez-vous apprendre de cette épreuve de confinement ?

Sur un plan personnel ? C’est un peu trop récent pour en parler de manière construite. J’ai été aidé en reprenant Le Hussard sur le toit , plus que par La Peste , car il ouvre davantage sur le romanesque et l’humour de la situation. Comme je relis L’Histoire de France de Jules Michelet, j’ai été attentif aux épisodes d’épidémies. Ils étaient si fréquents et si destructeurs ! Les historiens se sont peu intéressés à leurs résultats politiques. Pourtant, elles ont provoqué des bifurcations de l’histoire. Voyez Guillaume de Nangis, un chroniqueur du XIIIe siècle, quand il traite de la peste ! Voyez Boccace et son Décaméron , dont les nouvelles sont contées dans le cadre de la grande peste de 1348 à Florence. On réalise qu’à ces époques, comme aujourd’hui, les gens sont ramenés à l’essentiel de leur humanité lors de l’épidémie. La constance des comportements nous aide à nous comprendre nous-mêmes.

Sur un plan plus général, quelles conséquences aura ce confinement ?

C’est une situation contre naturelle. Le confinement met à vif les relations entre les personnes. Elles vont être gravement et longuement perturbées. Car il ne permet aucune échappatoire. Du coup peut-être que beaucoup vont mieux identifier ce qui est essentiel. C’est un temps propice aux grands basculements intimes ou sociaux. Souvenons-nous que la plupart des révolutions du passé n’ont pas été motivées par des revendications idéologiques, mais par des enchaînements de demandes concrètes. Elles font cristalliser un contexte où le pouvoir politique a plongé la société dans une impasse. Par exemple, la révolution de 1917, c’est d’abord le refus de la guerre que les pouvoirs ne savaient plus arrêter après des millions de morts.

Vous êtes en train de nous dire que ce temps est propice au déclenchement d’une révolution ?

Du moins d’un très grand changement. C’est ce que donne en général la conjonction d’un système à bout de souffle devant une population qui exige des réponses concrètes. Comment détacher cette séquence de la série des révolutions citoyennes qui avaient lieu juste avant partout dans le monde du Liban au Chili et dans plus de dix pays ? Ce temps n’est pas une mise entre parenthèses de la pensée politique. Si ce confinement empêche les actions physiques de masse, il n’empêche pas les esprits de travailler. Beaucoup comprennent à présent la valeur pratique et concrète de principe comme l’indépendance nationale, la relocalisation, la souveraineté alimentaire et sanitaire et ainsi de suite. Bien sûr, le chaos est toujours possible. C’est vrai dans les nations et entre elles. On ne peut le souhaiter. Mais comment le bloquer de façon positive sinon en changeant l’ordre des choses d’une façon maîtrisée ?

Que faut-il changer en France ?

Tant de choses ! Les règles du jeu d’abord : la réorganisation des pouvoirs politiques et des technostructures qui ont aggravé la catastrophe sanitaire, la restauration de la souveraineté du peuple et de l’indépendance sur les domaines qui engagent son existence. La prise en compte de l’expertise des salariés dans la production et l’échange. L’État, la Nation, le bien commun doivent occuper toute leur place et ne plus être décriés. Je ne parle pas de la Nation d’un point de vue chauvin, mais comme une communauté d’appartenance qui s’impose des règles communes protectrices. Mais aussi de fierté. J’aime beaucoup la Chine, tout le monde le sait. Mais j’ai honte de dépendre d’elle pour survivre. La France pourrait faire mieux. Elle le doit pour survivre et pouvoir à son tour aider les autres dans l’espace francophone auquel nous sommes organiquement liés ! Assez d’amour déçu européen. Ce cadre a fait faillite. Il n’y a pas eu le moindre dispositif sanitaire commun depuis trois mois ! Les pays ont fermé leurs frontières tout en laissant d’ailleurs les travailleurs détachés poursuivre leur cabotage d’un pays à l’autre, venant parfois de zones non confinées. L’Union n’a trouvé le temps en pleine épidémie que de signer un traité de libre-échange avec le Vietnam et accélérer l’adhésion au marché unique de l’Albanie et du Monténégro. Une caricature !

Comment y parvenir ?

Jusque-là notre ligne stratégique était de conflictualiser pour produire de la conscience. Là nous sommes dans une situation où nous devons produire de « la cause commune ». La survie du peuple se joue dans l’idée qu’il se fait de lui-même et dans la mise en œuvre des moyens pour cela. Réquisition, planification, démocratisation sont incontournables dans le moment et ils annoncent un autre monde. Ce n’est pas cette « union sacrée » que demande la macronie aux abois pour faire taire tout le monde. Nous devons pouvoir nous enthousiasmer pour des causes communes, donner son espace à l’amour de la patrie qui est l’autre nom de l’intérêt général. La France doit s’obséder de souveraineté et de coopération et tourner la page désastreuse du néolibéralisme qui l’a saignée et abaissée. Les Français savent qu’ils sont une communauté unie par une civilisation de l’entraide. C’est ce qu’a montré déjà l’adhésion massive à la défense des retraites.

Est-ce que cette période va changer des choses dans votre vie ?

Cela confortera mon détachement des choses. Mais cela renforcera mon lien avec ceux que j’aime, que j’ai fréquenté, qui sont dans mon paysage. J’aime mon pays plus profondément quand je vois la bravoure de son peuple dans l’épreuve.


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