Bergame, le massacre que le patronat n’a pas voulu éviter

jeudi 30 avril 2020.
 

Le secteur de l’Italie le plus ravagé par le COVID 19 est un grand pôle industriel. Il n’a jamais été déclaré zone rouge du fait des pressions des entrepreneurs. Le coût en vies humaines a été catastrophique.

Il y a des images qui marquent une époque, qui restent gravées dans l’imaginaire collectif d’un pays. Celle que les Italiens ne pourront oublier avant des années, c’est celle que les habitants de Bergame ont photographiée depuis leurs fenêtres la nuit du 18 mars. Soixante-dix camions militaires traversèrent la ville au milieu d’un silence sépulcral, l’un derrière l’autre, en marche lente, en signe de respect : ils transportaient des cadavres. On les emportait vers d’autres villes hors de la Lombardie parce que le cimetière, le funérarium, l’église transformée en morgue d’urgence et le crématorium qui fonctionnait 24 heures sur 24 étaient déjà saturés. L’image donnait forme à l’ampleur de la tragédie en cours dans le secteur d’Italie le plus touché par le coronavirus. Le lendemain, le pays se réveillait en apprenant qu’il était le premier au monde en morts officielles par Covid-19, la plupart en Lombardie. Mais pourquoi la situation est-elle si dramatique justement à Bergame ? Qu’est-ce qui s’est passé dans cette zone pour que, en mars 2020, il y ait eu 400% de morts de plus que le même mois de l’année antérieure ?

Le 23 février, il y avait dans la province de Bergame 2 cas positifs de coronavirus. En une semaine, ils atteignaient le chiffre de 220 – presque tous dans la Val Seriana. A Codogno, petite ville lombarde où fut détecté le 21 février le premier cas de coronavirus, il suffit de 50 cas diagnostiqués pour fermer la ville et la déclarer zone rouge. Pourquoi n’en fit-on pas autant dans la Val Seriana ? Parce que cette vallée du Serio concentre un des pôles industriels les plus importants d’Italie, et les patrons de l’industrie firent pression sur toutes les institutions pour éviter de fermer leurs usines et de perdre de l’argent. C’est ainsi, aussi incroyable que cela paraisse, que la zone comptant le plus grand nombre de morts par habitant de l’Italie – et d’Europe - par coronavirus n’a jamais été déclarée zone rouge, à la grande stupeur des maires qui le réclamaient, et des citoyens qui, maintenant, demandent qu’on recherche les responsables. Les médecins de famille de la Val Seriana sont les premiers à parler clairement : si on l’avait déclarée zone rouge, comme le conseillaient tous les experts, on aurait sauvé des centaines de personnes, assurent-ils, impuissants.

L’histoire est encore plus trouble : ceux qui ont intérêt à garder les usines ouvertes sont, dans certains cas, les mêmes qui ont des intérêts dans les cliniques privées. La Lombardie est la région d’Italie qui incarne le mieux le modèle de marchandisation de la santé, et elle a été victime d’un système de corruption à grande échelle, dirigé par celui qui fut son gouverneur pendant 18 ans (de 1995 à 2013), Roberto Formigoni, membre éminent de Communion et Libération (CL). Il était du parti de Berlusconi, qui l’appelait « le gouverneur à vie de la Lombardie », mais il avait toujours bénéficié du soutien de la Ligue, qui gouverne la région depuis que Formigoni est parti, accusé – puis condamné -pour corruption dans la Santé. Son successeur, Roberto Maroni, a engagé en 2017 une réforme de la santé qui taille encore plus dans les investissements dans la santé publique et qui a pratiquement fait disparaître le personnage du médecin de famille, le remplaçant par celui du « gestionnaire ». « C’est vrai, dans les 5 prochaines années, 45 000 médecins de famille disparaîtront ; mais qui consulte encore son médecin de famille ? » a dit, imperturbable, en août dernier, Giancarlo Giorgetti, membre de la Ligue, alors vice-secrétaire d’Etat du Gouvernement Conte-Salvini.

JPEG - 95.4 ko L’épidémie dans la zone de Bergame, ce qu’on appelle le Bergamasque, a officiellement commencé dans l’après-midi du dimanche 23 février, bien que les médecins de famille – en première ligne dans la dénonciation de la situation – assurent que, dès la fin du mois de décembre, ils soignaient de très nombreux cas de pneumonies atypiques, même chez des personnes de 40 ans. Dans l’hôpital Pesenti Fenaroli, d’Alzano Lombardo, petite ville de 13 670 habitants, située à quelques kilomètres de Bergame, arrivèrent ce 23 février les résultats des tests de coronavirus de deux patients hospitalisés : ils étaient positifs. Comme tous deux avaient été en contact avec d’autres patients et avec des médecins et des infirmiers, la direction de l’hôpital décida de fermer ses portes. Mais, sans aucune explication, elle les rouvrit quelques heures après, sans désinfecter les installations ni isoler les patients atteints de Covid-19. Plus encore : le personnel médical continua à travailler sans protection pendant une semaine ; une grande partie du personnel sanitaire de l’hôpital fut contaminée et le virus se répandit parmi la population. Les contaminations se multiplièrent dans toute la vallée. L’hôpital fut le premier grand foyer d’infection : des patients hospitalisés pour un simple problème de hanche mouraient contaminés par le coronavirus.

Les maires des deux petites villes les plus touchées de la Val Seriana, Nembro et Alzano Lombardo, attendaient tous les jours, à 19 heures, que leur parvienne l’ordre de fermeture, comme cela avait été décidé. Tout était prêt : les ordonnances rédigées, l’armée mobilisée ; le chef de la police avait communiqué les tours de garde, et les tentes étaient dressées. Mais l’ordre n’est jamais arrivé, sans que personne ait pu leur expliquer pourquoi. Par contre, arrivaient constamment des coups de téléphone des entrepreneurs et patrons des usines de la région, très soucieux d’éviter à tout prix l’arrêt de leurs activités. Ils ne se cachaient pas.

Le 28 février, en pleine urgence coronavirus, - en 5 jours, on était arrivé à 110 contaminés officiels dans cette zone, dès lors hors contrôle – le patronat de l’industrie italienne, la Confindustria, lance sans aucune pudeur une campagne sur les réseaux avec le hashtag ≠ YesWeWork. « Nous devons baisser le ton, faire comprendre à l’opinion publique que la situation est en cours de normalisation, que les gens peuvent se remettre à vivre comme avant », déclara dans les médias le président de Confindustria Lombarda, Marco Bonometti.

Le même jour, Confindustria Bergamo lança sa propre campagne à l’adresse des investisseurs étrangers, pour les convaincre qu’il ne se passait rien et qu’il n’était absolument pas question de fermer. Le slogan était sans ambiguïté : « Bergamo non si ferma / Bergame is running » (Bergame ne s’arrête pas).

Le message de la vidéo promotionnelle pour les associés internationaux était absurde : « On a diagnostiqué des cas de Coronavirus en Italie, tout comme dans beaucoup d’autres pays », minimisaient-ils. Et ils mentaient : « Le risque de contamination est faible ». Ils s’en prenaient aux médias pour leur alarmisme injustifié et, montrant des ouvriers au travail dans leurs usines, assuraient que toutes les usines resteraient « ouvertes et tournant à plein régime, comme toujours ». (voir la suite dans lien)


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