Covid-19 : « Le gouvernement ne se rend pas compte de l’exposition des ménages modestes à la crise »

vendredi 1er mai 2020.
 

L’économiste Michaël Zemmour constate, dans une tribune au « Monde », que la politique de soutien aux entreprises et aux salariés met de côté les chômeurs, les « bénéficiaires » des minima sociaux et les indépendants précaires.

La France bénéficie d’un atout sérieux pour faire en sorte que la crise sanitaire et économique qui commence ne soit pas immédiatement amplifiée par une crise sociale majeure. Une partie significative du revenu des ménages (retraite, chômage, congé maladie, allocations familiales, RSA…) n’est pas strictement dépendante des soubresauts de l’économie. De plus, dès les premières heures de la crise, le gouvernement a annoncé des mesures volontaristes qui devraient permettre, à court terme, de protéger une grande partie du revenu d’une large fraction des salariés du privé en emploi stable. Les traitements des agents publics fonctionnaires ou sous contrat sont également maintenus. Ces mesures, si et seulement si elles sont correctement et rapidement mises en œuvre, pourraient protéger les revenus d’un grand nombre de ménages.

Mais pas tous, loin de là. Car le gouvernement qui, à juste titre, fait la liste des risques économiques par secteur (spectacle, commerce, agriculture, librairie…) et des réponses qui pourraient y être apportées, ignore jusqu’ici des segments entiers de la population, particulièrement exposés aux conséquences immédiates de la crise.

En premier lieu, les ménages les plus modestes, allocataires de minima sociaux et en particulier du RSA. Ces minima sociaux sont fixés à des montants trop faibles pour vivre (par exemple 841 € de RSA pour un couple avec enfant), dans le but de ne pas « désinciter » au travail. Ils sont articulés à des dispositifs comme la « prime d’activité » dont le montant augmente en fonction du nombre d’heures travaillées dans le mois. En temps normal, ces montants très faibles conduisent les « bénéficiaires » à un travail quotidien intense pour trouver des ressources, sous forme de travail informel, d’échange de services, ou de quelques heures d’intérim ou de CDD.

Annonces éparses

Cette économie, déjà difficile en temps ordinaire, est incompatible avec le confinement. De plus, la fermeture des cantines scolaires et des marchés augmente la facture alimentaire. Les ménages concernés (1,8 million de foyers au RSA en 2019) vont voir s’aggraver leurs difficultés financières pour s’approvisionner, payer leur loyer, se soigner, et rester confinés dans des logements inadaptés à la situation.

En second lieu, il y a tous les ménages qui ne sont pas ou mal couverts par la protection sociale. Un chômeur sur deux n’a pas assez de « droits » pour être indemnisé. C’est notamment le cas des autoentrepreneurs, dont le nombre a considérablement augmenté dans la dernière décennie, qui ne sont quasiment pas couverts. Parmi ceux-ci, les jeunes de moins de 25 ans n’ont même pas accès au RSA. Côté emploi, il y a toutes celles et ceux dont les emplois ne sont pas protégés par les mesures de chômage partiel : les intérimaires, les personnes en fin de CDD, les intermittents ou encore les pigistes, ont déjà très massivement perdu leur emploi. Leurs revenus risquent de décrocher fortement.

Un relèvement exceptionnel et inconditionnel des minima sociaux, une extension des garanties de l’assurance-chômage et un relèvement exceptionnel de son montant seraient techniquement simples à mettre en œuvre et seraient un pendant logique aux mesures décidées pour le reste de la population. Mais pour l’heure, le gouvernement n’a fait que quelques annonces éparses : il a évoqué un versement des minimums sociaux anticipé de… deux jours en avril ; les chômeurs en fin de droit verront leurs droits maintenus en avril ; pour les indépendants, un versement de 1 500 euros est prévu, mais limité à ceux qui peuvent justifier d’une baisse d’activité de plus de 70 % par rapport à mars 2019. Ces réponses ne sont clairement pas à la hauteur.

La stratégie du « choc d’offre »

On peut avancer deux explications possibles à cet « oubli » de millions de ménages.

La première est que l’imaginaire social du gouvernement est biaisé au point qu’il est capable d’envisager les difficultés économiques des entreprises et de leurs dirigeants, d’encourager à la suspension du paiement des loyers des entreprises, de demander (poliment) aux actionnaires une « modération » dans le versement des dividendes, mais qu’il ne se rend tout simplement pas spontanément compte de l’exposition des ménages modeste à la crise présente.

La seconde explication, encore plus inquiétante, est suggérée par les importantes mesures de dérégulation du droit du travail contenues dans le plan d’urgence sanitaire pris par ordonnances. Pour gérer la crise économique et en sortir, le gouvernement organise, de fait, dès aujourd’hui un « choc d’offre », permettant un ajustement des salaires à la baisse. Sous cet angle, ne pas relever les minima sociaux et ne pas étendre la couverture chômage n’est pas une omission ; faire rouler les livreurs à vélo coûte que coûte n’est pas un oubli, mais une stratégie. Elle permet de mettre à disposition des entreprises et des ménages aisés une main-d’œuvre bon marché, pendant le confinement et en sortie de crise. Cette stratégie n’ignore pas l’absence de protection sociale et au travail d’une partie de la population, elle en a besoin.

Michaël Zemmour, économiste

• Le Monde. Publié le 27 mars 2020 à 12h48 - Mis à jour le 27 mars 2020 à 12h58 :

La France bénéficie d’un atout sérieux pour faire en sorte que la crise sanitaire et économique qui commence ne soit pas immédiatement amplifiée par une crise sociale majeure. Une partie significative du revenu des ménages (retraite, chômage, congé maladie, allocations familiales, RSA…) n’est pas strictement dépendante des soubresauts de l’économie. De plus, dès les premières heures de la crise, le gouvernement a annoncé des mesures volontaristes qui devraient permettre, à court terme, de protéger une grande partie du revenu d’une large fraction des salariés du privé en emploi stable. Les traitements des agents publics fonctionnaires ou sous contrat sont également maintenus. Ces mesures, si et seulement si elles sont correctement et rapidement mises en œuvre, pourraient protéger les revenus d’un grand nombre de ménages.

Mais pas tous, loin de là. Car le gouvernement qui, à juste titre, fait la liste des risques économiques par secteur (spectacle, commerce, agriculture, librairie…) et des réponses qui pourraient y être apportées, ignore jusqu’ici des segments entiers de la population, particulièrement exposés aux conséquences immédiates de la crise.

En premier lieu, les ménages les plus modestes, allocataires de minima sociaux et en particulier du RSA. Ces minima sociaux sont fixés à des montants trop faibles pour vivre (par exemple 841 € de RSA pour un couple avec enfant), dans le but de ne pas « désinciter » au travail. Ils sont articulés à des dispositifs comme la « prime d’activité » dont le montant augmente en fonction du nombre d’heures travaillées dans le mois. En temps normal, ces montants très faibles conduisent les « bénéficiaires » à un travail quotidien intense pour trouver des ressources, sous forme de travail informel, d’échange de services, ou de quelques heures d’intérim ou de CDD.

Annonces éparses

Cette économie, déjà difficile en temps ordinaire, est incompatible avec le confinement. De plus, la fermeture des cantines scolaires et des marchés augmente la facture alimentaire. Les ménages concernés (1,8 million de foyers au RSA en 2019) vont voir s’aggraver leurs difficultés financières pour s’approvisionner, payer leur loyer, se soigner, et rester confinés dans des logements inadaptés à la situation.

En second lieu, il y a tous les ménages qui ne sont pas ou mal couverts par la protection sociale. Un chômeur sur deux n’a pas assez de « droits » pour être indemnisé. C’est notamment le cas des autoentrepreneurs, dont le nombre a considérablement augmenté dans la dernière décennie, qui ne sont quasiment pas couverts. Parmi ceux-ci, les jeunes de moins de 25 ans n’ont même pas accès au RSA. Côté emploi, il y a toutes celles et ceux dont les emplois ne sont pas protégés par les mesures de chômage partiel : les intérimaires, les personnes en fin de CDD, les intermittents ou encore les pigistes, ont déjà très massivement perdu leur emploi. Leurs revenus risquent de décrocher fortement.

Un relèvement exceptionnel et inconditionnel des minima sociaux, une extension des garanties de l’assurance-chômage et un relèvement exceptionnel de son montant seraient techniquement simples à mettre en œuvre et seraient un pendant logique aux mesures décidées pour le reste de la population. Mais pour l’heure, le gouvernement n’a fait que quelques annonces éparses : il a évoqué un versement des minimums sociaux anticipé de… deux jours en avril ; les chômeurs en fin de droit verront leurs droits maintenus en avril ; pour les indépendants, un versement de 1 500 euros est prévu, mais limité à ceux qui peuvent justifier d’une baisse d’activité de plus de 70 % par rapport à mars 2019. Ces réponses ne sont clairement pas à la hauteur.

La stratégie du « choc d’offre »

On peut avancer deux explications possibles à cet « oubli » de millions de ménages.

La première est que l’imaginaire social du gouvernement est biaisé au point qu’il est capable d’envisager les difficultés économiques des entreprises et de leurs dirigeants, d’encourager à la suspension du paiement des loyers des entreprises, de demander (poliment) aux actionnaires une « modération » dans le versement des dividendes, mais qu’il ne se rend tout simplement pas spontanément compte de l’exposition des ménages modeste à la crise présente.

La seconde explication, encore plus inquiétante, est suggérée par les importantes mesures de dérégulation du droit du travail contenues dans le plan d’urgence sanitaire pris par ordonnances. Pour gérer la crise économique et en sortir, le gouvernement organise, de fait, dès aujourd’hui un « choc d’offre », permettant un ajustement des salaires à la baisse. Sous cet angle, ne pas relever les minima sociaux et ne pas étendre la couverture chômage n’est pas une omission ; faire rouler les livreurs à vélo coûte que coûte n’est pas un oubli, mais une stratégie. Elle permet de mettre à disposition des entreprises et des ménages aisés une main-d’œuvre bon marché, pendant le confinement et en sortie de crise. Cette stratégie n’ignore pas l’absence de protection sociale et au travail d’une partie de la population, elle en a besoin.

Michaël Zemmour, économiste

P.-S. • Le Monde. Publié le 27 mars 2020 à 12h48 - Mis à jour le 27 mars 2020 à 12h58 : https://www.lemonde.fr/idees/articl...

• Michaël Zemmour est économiste au Centre d’économie de la Sorbonne/CES-Université-Paris-I et au Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques-Sciences Po

• Michaël Zemmour est économiste au Centre d’économie de la Sorbonne/CES-Université-Paris-I et au Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques-Sciences Po


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