« De Gaulle était-il un insoumis ? » – Grand entretien avec Jean-Luc Mélenchon

lundi 22 juin 2020.
 

Cette interview a été publiée dans le numéro 1094-1095 de La Revue politique et parlementaire et sur le site Le Monde Moderne. Propos recueillis par Alexis Poulin.

De Gaulle peut-il être vu comme un insoumis ?

Jean-Luc Mélenchon : Evidemment non, si on se réfère au courant politique moderne fondé en 2017. Il y a trop de différences entre nous. Il est le père de cette monarchie républicaine. Les insoumis placent au cœur de leur programme sa fin et la convocation d’une Assemblée constituante. La rupture avec le capitalisme et ses effets d’épuisement des hommes et de la nature ne faisaient pas parti des préoccupations du Général. Et n’oublions pas 1968 ! Il fut alors l’adversaire de l’un des plus grand mouvements sociaux de l’Histoire de notre pays.

Evidemment oui, si on se réfère aux évènements de la seconde guerre mondiale. Car l’insoumission est davantage qu’un programme politique. C’est aussi un état d’esprit, une façon d’être. Être insoumis, c’est refuser d’être dominé à titre individuel et collectif, quelles que soient les circonstances. En ce sens, on peut dire que le De Gaulle de la Seconde Guerre Mondiale s’est comporté comme un insoumis. Il nous fournit même un exemple vertigineux. Après la capitulation des principaux chefs militaires et la trahison politique de la France en 1940, il est totalement isolé. Au sein de l’armée française, il ne représente qu’une poignée d’hommes. Il est réfugié à l’étranger, au Royaume-Uni, où il n’est pas considéré dans un premier temps comme un interlocuteur sérieux. Pourtant, il trouve en lui la force de refuser l’occupation de son pays par une armée étrangère et la soumission du peuple français au joug nazi. Son obsession pour l’indépendance, y compris contre des forces apparemment tellement puissantes est une forme d’insoumission héroïque qui doit servir de modèle. Le même raisonnement s’appliquera a sa vision des rapports au monde ensuite après 1958, qu’il s’agisse de la souveraineté militaire ou des solutions pour la guerre du Vietnam face aux Américains.

Quel inventaire peut-on faire du gaullisme un demi-siècle après la disparition de son fondateur ?

JLM : Cet inventaire est une tâche bien ample. Dans l’imaginaire national, il est pour toujours le héros de l’appel du 18 juin 1940 et de la lutte contre l’occupation nazie. Cette figure-là, comme celles des résistants socialistes et communistes, fait partie de notre patrimoine mémoriel commun. Elle n’appartient pas à un camp politique. Après, il y a les politiques menées par De Gaulle Président de la République. Sur ce plan, c’est sûrement à la droite de faire l’inventaire. J’observe que beaucoup se sont réclamés du « gaullisme » tout en démantelant l’État planificateur, en s’alignant sur les positions internationales des États-Unis ou laissant vendre à des capitaux étrangers des fleurons industriels quand ils étaient au pouvoir. De Gaulle, n’a jamais adhéré à l’idée de la main invisible du marché. Le libéralisme est un produit d’importation en France. À l’heure actuelle la politique des insoumis est plus proche de la pratique gaulliste sur ces questions que des gens qui se réclament du Général.

Quelle est la part du gaullisme que vous revendiqueriez dans votre propre démarche ?

JLM : En premier lieu une connivence inexprimable a propos de l’amour de la France. Plus concrètement, je me suis défini comme un « indépendantiste français » dans la Revue de la défense nationale. En 1966, De Gaulle décide de retirer la France du dispositif militaire intégré de l’OTAN et de chasser les bases militaires états-uniennes du territoire national. Je me sens plus proche de cette position que de celle des trois derniers Présidents français qui ont opéré un réalignement atlantiste du pays. Pourquoi a-t-il voulu que la France soit une puissance nucléaire « tous azimuts » ? Parce que c’était à ses yeux la garantie de l’indépendance du pays. Je m’identifie à la volonté gaullienne, reprise par François Mitterrand, d’une France non-alignée, qui puisse parler avec tout le monde. Dans la guerre contre les nazis, il a voulu que des Français combattent aussi avec l’armée rouge. Ce fut l’épopée de l’escadrille Normandie-Niémen. Pourtant il était très éloigné de Staline sur le plan politique, cela va sans dire. Mais il avait compris que la force de la France résidait dans le fait de n’être pas alignée sur un camp, de n’être la vassale de personne. De même a-t-il été le premier et le seul quelque temps à reconnaitre la République populaire de Chine en 1964.

L’autre certitude que je partage avec De Gaulle concerne la place particulière de l’État en France. Depuis dix ans, je remets en circulation le mot « planification » dans le débat politique. Ses détracteurs convoquent aussitôt le souvenir de l’Union soviétique et du Gosplan pour le décrédibiliser. Mais en France, la planification est une invention gaullienne ! Il met en place le commissariat général au plan après la seconde guerre mondiale pour diriger la reconstruction. Pendant ses mandats, il a fait du plan l’instrument principal de sa politique économique. Dans une allocution en 1961, il disait « il faut que le plan devienne une institution essentielle, plus puissante dans ses moyens d’action (…) Il faut que cela soit, pour tous les Français, une ardente obligation ». Il était bien éloigné des couplets sur le marché, la concurrence libre et non faussée et les autres mantras ridicules des liquidateurs actuels.

D’autre part, il a été partie prenante à l’application du programme des Jours Heureux à la Libération, même si la paternité en revient d’abord au Parti communiste. Dans ses mémoires, il déclare que la propriété publique nationale est la « seule en mesure de développer comme il faut » le secteur de l’énergie. Sur la finance, qu’il fallait « assurer le monopole du crédit afin que son activité ne soit pas à la merci du monopole financier ». Et sur la condition ouvrière : « il n’y a pas de progrès véritable si ceux qui le font de leurs mains ne doivent pas y trouver leur compte ». Je pourrais réciter ces mots sans rougir.

La figure du « grand homme » est-elle une force et un moteur de l’Histoire ?

JLM : Je crois en effet au rôle des « grands hommes » ou des « grandes femmes » dans l’Histoire. Encore faut-il comprendre lequel. Les grands évènements historiques sont toujours le produit de la mise en mouvement de forces sociales collectives. La Résistance française aux nazis n’est rien sans les centaines de milliers de maquisards, combattants issus principalement des rangs communistes mais aussi du parti socialiste et de certains secteurs de la droite. De même, les évènements révolutionnaires. Sans la prise de la Bastille ou la marche des Parisiennes sur Versailles, pas de Révolution française. Sans la manifestation des femmes ouvrières de Saint-Pétersbourg en 1917, pas de Révolution russe. Et ainsi de suite. Mais il faut toujours un individu pour trancher dans les différentes possibilités offertes par la réel et, en marchant devant, offrir à ceux qui le veulent un chemin d’action. Sinon, ces possibilités ne se réalisent jamais. La politique est cet art de réalisation. Il s’agit de faire le bon geste au bon moment. Par son appel à la résistance en juin 1940, De Gaulle a dénoué une situation et précipité les évènements. Quand bien même fort peu de monde l’a entendu. Pour reprendre une expression de François Mitterrand, « la où il y a une volonté il y a un chemin ».

Que pensez-vous de la pratique du pouvoir de De Gaulle ?

JLM : Il y a beaucoup d’éléments dans lesquels je ne peux pas me reconnaître. Il y a chez De Gaulle un fort mépris pour le débat parlementaire. Il voit globalement la discussion parlementaire comme un bavardage inutile. Je suis en radical désaccord avec cette vision.

Le débat argumenté, contradictoire et public est le seul moyen rationnel à mes yeux pour prendre des décisions utiles à l’intérêt général. Tout dans sa Constitution exprime au contraire le désir d’éloigner le plus possible des députés de la prise de décision. Jusque sa méthode de rédaction est anti-parlementaire puisqu’elle confie le pouvoir constituant à un comité d’experts plutôt qu’à une Assemblée élue par le peuple. Je suis plus nuancé sur sa pratique du référendum. Certes, je m’oppose à l’usage plébiscitaire et dirigé comme une arme contre le Parlement. Ce fut le cas en 1962. Mais s’il s’agit d’inviter le peuple à exprimer régulièrement et directement sa souveraineté, je suis d’accord. De Gaulle, au moins, respectait le choix du peuple exprimé ainsi. Nos dirigeants récents n’ont tenu aucun compte de résultat au référendum de 2005. Quand De Gaulle a perdu, en 1969, il est parti. Sans doute incarnait-il son époque mieux et plus complètement que tous les autres alors. Sa sincérité et sa cohérence étaient alors totales. On peut récuser bien des choses de lui mais on ne peut pas le mépriser. Je n’en dirai jamais autant de plusieurs de ses successeurs.

De Gaulle se méfiait de la construction européenne, une souveraineté nationale est-elle compatible avec une souveraineté européenne ?

JLM : La souveraineté européenne est une chimère dangereuse. Où est le peuple européen qui l’incarnerait ? Où est la communauté légale une et indivisible qui instituerait ce peuple ? Quel esprit commun le décrirait ? Les Allemands pensent que ce « volkgeist » des peuples en Europe serait le christianisme ! Quelle aberration ! Ce n’est même pas la République tant il y a de régimes monarchiques sur le vieux continent ! De Gaulle le savait. Il avait compris que la construction européenne ne peut se faire que dans le respect des souverainetés nationales. À propos de l’Europe, il a dit « on ne fait pas de politique autrement que sur des réalités ».

Il n’a pas eu peur de dire les choses à nos partenaires, voir d’engager avec eux le rapport de force. Il a pratiqué la « politique de la chaise vide » pour refuser qu’on puisse nous imposer des décisions allant contre nos intérêts ou la souveraineté du peuple français. Les autres ont fini par lui donner raison. De Gaulle avait aussi conscience que la réconciliation entre la France et l’Allemagne ne pouvait être réelle qu’à la condition de la « stricte égalité » entre nos deux nations. Aujourd’hui, nous vivons sous la domination de l’Europe allemande. Il en résulte une menace d’explosion de l’Union européenne qui lui donne raison.

La Ve République a été taillée sur mesure et montre ses limites en matière d’équilibre des pouvoirs. Qu’apporte la réforme des institutions de la VIème République ?

JLM : Je suis un opposant radical à la Constitution de la Cinquième République devenue au fil de ses réformes de plus en plus propice aux dérives autoritaires les plus désolantes. Entrer dans une polémique avec De Gaulle à ce sujet serait absurde. Car la Constitution de la Cinquième répondait à un contexte précis. La France était alors engagée dans une guerre de décolonisation. La République était sous la menace d’un putsch militaire en Algérie. Aujourd’hui, c’est une nouvelle France que nous avons sous nos yeux. Sa population est devenue radicalement plus urbaine, plus éduquée et plus mélangée. La décolonisation est heureusement finie.

Le grand défi de la Patrie désormais c’est notre rapport à notre écosystème. Un texte écrit il y a 62 ans ne correspond plus à la société telle qu’elle est. D’ailleurs, observons que ce texte a été modifié 24 fois depuis et seulement 3 fois avec un vote populaire. On voit en ce moment à quel point la figure du monarque présidentiel est épuisée et produit plus de chaos que d’ordre. Il faut tourner la page de ce régime, quoi qu’on puisse penser par ailleurs des conditions de sa naissance et de ses premières année. Du point de vue institutionnel, il nous faut inventer des formes qui combinent la possibilité de l’intervention populaire spontanée et la stabilité institutionnelle. Le referendum révocatoire et le referendum citoyen en général sont désormais des nécessités incontournables Contrairement à ce qui s’est passé en 1958, il faudra cette fois que le peuple lui-même se saisisse de cette question par une Assemblée constituante.


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