Younous Omarjee : " la traite négrière et l’esclavage sont des crimes contre l’humanité "

vendredi 19 juin 2020.
 

Député européen de La France insoumise, Younous Omarjee propose que le Parlement de Strasbourg reconnaisse solennellement que la traite négrière et l’esclavage sont des crimes contre l’humanité.

Paris Match. Pourquoi proposer aujourd’hui que le Parlement européen devienne la 1er institution internationale à reconnaître solennellement que la traite négrière et l’esclavage sont des crimes contre l’humanité ?

Nous sommes dans un moment important dans l’histoire des luttes contre les discriminations raciales. Un fait divers tragique, le crime raciste de Georges Floyd par la police de Minneapolis est devenu un évènement politique à l’échelle planétaire. Et partout dans le monde les consciences se réveillent sur le racisme persistant dans les sociétés.

Les 8 minutes glaçantes de la mise à mort de Georges Floyd au cours desquelles plusieurs fois il disait ne plus pouvoir respirer, ont paradoxalement donné du souffle dans le monde entier pour toutes celles et ceux engagées dans ces luttes contre les discriminations raciales et des millions d’afro descendants. Les débats souvent tabous jusqu’ ici, font irruption parfois à la surprise générale ; dans le débat public et tout est mis sur la table. C’est comme un déferlement. Comme si l’étouffement de la victime faisait dire à toutes celles et ceux qui se sont reconnus en lui qu’ils refusaient également d’être plus longtemps encore étouffés dans l’affirmation de ce qu’ils sont, de leurs souffrances, de ce qu’ils ont à dire et à revendiquer. C’est assez saisissant.

Dans ce moment, les actes et les gestes symboliques ont toute leur importance et le Parlement européen, ne peut ni ne doit rester en dehors de ce débat. Car l’histoire du racisme comme la réalité contemporaine du racisme disent une histoire européenne, et une réalité dans les pays européens. Nous ne pouvons occulter que les pires théories de hiérarchisation raciales sont nées en Europe et qu’elles ont longtemps servi de justification à l’esclavage, à la colonisation et à l’holocauste ainsi que les crimes perpétrés contre les peuples autochtones d’Amérique et les peuples de Tasmanie. Nous ne pouvons occulter que cette histoire a des prolongements en ce qu’elle participe à une à tout un continent mental qui assoit la suprématie de l’homme blanc qui favorise ou justifie parfois les actes racistes. Le Parlement doit non seulement condamner tout acte raciste et les violences policières, mais doit également se saisir de cette occasion historique d’accomplir son devoir de mémoire. Et de réaffirmer les valeurs de civilisation qui la fondent et qui dans un combat séculaire avec la barbarie ont fini globalement par triompher.

Concrètement comment cela pourrait–il se passer, êtes-vous suivi par les autres députés ?

J’espère l’être. J’ai proposé dans une résolution commune élaborée par la quasi-totalité des groupes politiques, à l’exception de l’extrême droite que soit retenu une date européenne de commémoration ou du souvenir pour les crimes de l’esclavage, comme cela existe en France avec le 10 mai. Ainsi qu’une reconnaissance solennelle que la Traite négrière et l’esclavage sont des crimes contre l’humanité. Cela ne concerne pas seulement la France qui a été le premier pays au monde à le proclamer, mais aussi nombre d’autres puissances européennes. J’appelle mes collègues à voter cette proclamation, sans réticence ni réserve.

Comment expliquez-vous que ce devoir de mémoire ait autant de retard sur le plan international ? Que l’ONU ne l’ait toujours pas fait ?

L’ONU a retenu la date du 2 décembre, celle que je propose, comme journée européenne de commémoration. Mais n’a pas été en effet jusqu’à cette reconnaissance formelle que la traite négrière et l’esclavage sont des crimes contre l’humanité.

Pareillement en Europe, la France est le seul pays en tant que tel à l’avoir fait. Et au Parlement européen c’est un Français qui le propose ! Peut-être faudrait-il que la France se saisisse de cette question à l’ONU. Je suis certain qu’elle trouverait un débouché positif. 22 secrétaires généraux adjoints de l’ONU ont pris des positions fortes à ce sujet en lançant un appel interne à l’ONU.

La France, grâce à Christiane Taubira a voté cette loi en 2001 mais estimez-vous qu’il y a eu réparation morale de l’esclavage en France comme le prévoyait la loi ?

Le vote de cette loi en tant que telle est une réparation morale. Je me souviens du moment du vote de cette loi et comment elle avait été accueillie dans l’ensemble des Outremer. Exactement comme une réparation morale et symbolique. C’est ce qu’il convenait de faire. Il y a aussi la journée du 10 mai honorée par tous les Présidents de la République depuis le vote de la loi, tous sans exceptions.

Mais à ce jour cette loi n’a pas atteint son plein effet dans des dimensions qui sont absolument essentielles et qui consistent à favoriser l’appropriation de cette histoire par l’ensemble des Français et non pas seulement par les ultramarins et les afrodescendants. Sur ce plan, il serait bienvenu que les Maires de France dont les villes sont concernées par cette histoire, suivent l’exemple de Jean Marc Ayrault à Nantes qui a accompli un travail formidable.

Selon le préambule de la loi, l’oubli de réparation a été organisé administrativement, économiquement, juridiquement et moralement, êtes-vous d’accord avec cela ?

Je suis d’accord parce que c’est la réalité historique. Il y a d’abord et avant tout l’oubli des esclaves qui ont été les principaux acteurs de l’abolition. Leur mémoire a été effacée. Le comble c’est qu’au moment de l’abolition de l’esclavage ce sont les esclavagistes qui sont indemnisés ! Aucune terre n’est redistribuée mais c’est le système économique qui prévalait qui est consolidé. C’est ainsi par exemple à l’ile de la Réunion, que lorsque les 82 000 esclaves sont affranchis, qu’il est organisé la venue de ce qu’on appelle des engagés indiens, qui avec des contrats de travail de misère et des conditions de vie épouvantables prennent la place des esclaves dans les champs de canne à sucre. Dans les Outremers, le système esclavagiste s’éteint peu à peu pour laisser place à un système colonial qui organise l’inégalité en droit. La marche pour l’Égalité sera longue. Il faudra attendre François Mitterrand en 1981 puis Jospin en 1997 pour qu’elle soit définitivement parachevée. Voyez le temps pris ! Et aujourd’hui encore à Mayotte l’égalité n’est pas totale.

Le crime contre l’humanité est imprescriptible. Doit-on ouvrir un procès comme l’a été Nuremberg même sans coupable à la barre, mais contre les anciennes puissances esclavagistes ?

Je ne crois pas. On ne répare pas l’irréparable. Cela servirait à quoi ? Pour tendre vers quoi ? Des réparations matérielles ? Mais c’est inquantifiable ! Tant les pays européens ont assis la construction de leur puissance sur ce passé. Tant les lignes de fracture du monde d’aujourd’hui, les inégalités à l’échelle planétaire portent toujours les stigmates de ce passé. Je crois davantage à des solutions comme l’annulation de la dette des pays africains qui doit finir par s’imposer. Par ailleurs, ces puissances esclavagistes n’existent plus. L’abolition est passé par là, la déclaration des droits de l’homme et du citoyen aussi et elles ont été aussi le fait de forces européennes.

La France continue-t-elle à occulter l’esclavage de son récit national ? N’y a-t-il pas un silence officiel ?

Il y a une difficulté à regarder le passé en face. L’histoire de l’Europe comme un balancier oscille entre barbarie et civilisation. La barbarie c’est l’esclavage et l’holocauste. L’un comme l’autre sont une histoire européenne. Mais le miroir tendu sur ce passé est douloureux. Donc on préfère détourner les yeux et se raccrocher aux mythes qui fondent les récits nationaux. La France n’échappe pas à cette règle.

Il est saisissant d’observer combien l’histoire de l’esclavage est occultée dans le travail historique. Cette histoire demeure à la marge et les travaux de recherche ne sont que très peu soutenus. C’est regrettable, et c’est signifiant. Il est tout de même assez scandaleux qu’on en soit à ce moment où pèse sur ceux qui parlent de cette histoire le soupçon de vouloir raviver des blessures, quand il s’agit exactement du contraire. On est plutôt dans un moment réactionnaire sur ces questions. Quand Emmanuel Macron en vient à revendiquer dans son intervention télévisée l’esclavage et la colonisation dans des termes très ambigus, on est loin, très loin de jacques Chirac de François Hollande et même de Nicolas Sarkozy.

Gardons à l’esprit cette pensée de Jacques Chirac : le monde est moins menacé par un choc des civilisations que par celui des incultures.

L’onde de choc que provoque la mort de Georges Floyd à travers le monde est-elle le résultat de cette non-réparation ?

Elle est le résultat du prolongement de cette histoire qui se traduit par un racisme toujours prégnant ainsi que par des inégalités sur des bases raciales qui recoupent les inégalités sociales. Partout dans les sociétés européennes, les afro descendants, les noirs sont au plus bas de l’échelle sociale et enfermés dans des stéréotypes. Si la mort de Georges Floyd a provoqué une telle onde de choc c’est qu’elle a rencontré partout sur la planète des réalités de discrimination d’infériorisation organisée et de domination.

Là où existe des inégalités nait la révolte. Saint Just disait que le bonheur est une idée neuve en Europe. Le bonheur sera une idée neuve en Europe s’il est possible pour tous. En fait, la grande affaire c’est l’Égalité. C’est l’Égalité qui doit devenir une idée neuve pour le monde. C’est ce que dit ce mouvement Black Lives Matter.

On voit à travers le monde, des statues de colonialistes ou de négriers déboulonnées, soutenez-vous ces actes ?

Ces actes disent beaucoup plus que ces statues elles-mêmes devant lesquelles on passe et qui n’enseignent rien. Beaucoup de gens aujourd’hui découvrent le Code Noir et découvrent que Colbert n’a pas seulement bâti des forêts. Mais a chosifié les Noirs comme un bien meuble.

Tout de même si nous considérons que l’esclavage est un voyage de l’humanité au bout de la nuit, qu’on s’abstienne d’ériger à la gloire et en pleine lumière des négriers qui sont des criminels contre l’humanité. Il ne viendrait à l’esprit de personne de défendre que soit érigé une statue à la gloire d’un nazi non ? Dans le récit national, on opère des choix. Ceux qui sont faits en disent longs.

Y aura-t-il un problème de cohésion nationale tant que des responsabilités seront occultées ?

La question n’est pas de designer aujourd’hui des coupables, d’être animé d’un esprit de revanche, à très loin de là. Mais de comprendre, d’admettre, de reconnaitre les souffrances qui traversent le temps. De comprendre les enchevêtrements, d’en extirper les prolongements et de faire en sorte que la République soit le refuge, le seul refuge pour tous. Il n’y a qu’un chemin pour la cohésion nationale : il consiste à redonner de la vitalité aux valeurs de la République.

Christiane Taubira défend la notion de déportation pour l’esclavage transatlantique, l’approuvez-vous ?

C’est une réalité pour des millions d’esclaves, qui l’ont été grâce à des complicités locales, arrachés de leurs pays, séparés de leurs familles, dépossédés de leur identité, niés dans leur humanité et transportés à fond de cales des navires négriers, entassés comme des bêtes. Beaucoup sont morts au cours de ces transports. Et pour ceux qui ont touché l’autre rive de l’Atlantique, déportés pour toujours, sans espoir de retour. Ce commerce qui a aussi servi des intérêts capitalistes a duré 4 siècles, 4 siècles en temps de paix.


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