Laïcité : « 1905 a été le moment le moins identitaire du républicanisme français »

lundi 24 août 2020.
 

Entretien avec le philosophe Jean-Yves Pranchère, sur les différents camps qui s’affrontent autour de la laïcité à la française. La loi de 1905 : un principe d’unité ou de séparation ?

L’hommage national à Samuel Paty n’était pas encore rendu, que la discussion publique portait déjà sur la défense de la laïcité. Le 25 octobre, une tribune a d’ailleurs été publiée par Le Journal du dimanche, réclamant une restauration de « l’édifice laïque » en France. Parmi la liste des signataires, on trouve de nombreux contempteurs de l’Observatoire de la laïcité, dont la direction a été remise en cause par des membres de l’exécutif au prétexte que « la menace contre la République a radicalement changé ».

Le débat n’est pas nouveau, qui resurgit régulièrement depuis « l’affaire du foulard » de Creil en 1989, avec parfois les mêmes protagonistes, auxquels s’ajoutent régulièrement de nouvelles figures. Mais le lien est-il si évident entre l’acte terroriste du 16 octobre et un éventuel « défaut » de laïcité en France ? Les équilibres cristallisés dans la loi de 1905 sont-ils obsolètes ? Comment caractériser les camps qui s’affrontent autour de son interprétation ?

Pour évoquer ces questions, Mediapart a interrogé le philosophe Jean-Yves Pranchère, vice-président du département de science politique à l’Université Libre de Bruxelles. Auteur avec Justine Lacroix de plusieurs ouvrages défendant une conception politique des droits l’homme (le dernier, Les droits de l’homme rendent-ils idiot ?, a été publié au Seuil en 2019), il a récemment publié une longue analyse des « tourmentes laïques » qui agitent notre pays. Il y dénonçait une « interprétation nationaliste de la laïcité », d’autant plus dommageable qu’elle ne serait d’aucune aide à « l’indispensable lutte contre le fanatisme ».

Mediapart : Après l’assassinat de Samuel Paty par un djihadiste, le débat s’est rapidement porté sur la laïcité, ses interprétations et les moyens de la faire respecter. Est-ce que le lien entre les deux vous semble « naturel » ?

Jean-Yves Pranchère : Il y a plusieurs choses qui posent problème. D’abord la manière dont le débat est posé, souvent à coups d’invectives et de propos simplistes. Ensuite, sur le fond, il est frappant qu’après cet événement atroce, sidérant par sa violence et la mise à mort déshumanisée dont a été victime cet enseignant, on n’ait finalement pas beaucoup parlé de terrorisme et de contre-terrorisme. Sous couvert de laïcité, on a assisté à la recherche de responsabilités parmi des acteurs sans rapport avec les mouvances islamistes. L’événement est ainsi utilisé pour pousser des agendas qui n’ont pas un lien si clair avec lui.

Il y aurait pourtant bien des choses à discuter : la surveillance et le repérage d’individus susceptibles de passer à l’acte ; les moyens qu’on y met ; les modes de diffusion de la propagande islamiste ; les conditions sociales (qui ne sont pas à proprement parler des causes) qui créent la réceptivité à cette propagande ; et enfin les conditions de travail des enseignants. Beaucoup d’entre eux témoignent du manque de soutien de leur administration, de leur solitude face à des pressions extérieures, de l’agressivité de certains élèves, de la difficulté à faire entendre des enseignements importants… Tout cela relève de mécanismes structurels, pas de défaillances individuelles. Il faut interroger la culture du « pas de vagues », qui est intégrée dans les modes d’évaluation et de constitution des carrières des personnels de l’Éducation nationale.

Selon vous, il n’y aurait donc pas d’obsolescence de la loi de 1905 sur la laïcité, ni de mise à jour à accomplir contre les atteintes qui y sont faites ?

La République a tout l’arsenal juridique nécessaire pour défendre ses principes. Ce qu’il faut c’est la volonté d’appliquer la loi. Et il serait crucial de reconsidérer les réformes passées et présentes de l’Éducation nationale qui ont, d’une part, affaibli l’enseignement des savoirs historiques et critiques où se joue le sort des Lumières, et, d’autre part, dégradé la relation entre l’administration et les enseignants et facilité la contestation de l’autorité du corps professoral par les jeunes et les familles.

À ce sujet, il est choquant de voir Jean-Michel Blanquer répéter le geste de l’abandon des enseignants en pointant les universitaires qui véhiculeraient des thèses complaisantes avec l’islamisme. Au lieu d’imputer le crime aux idéologies mortifères et à leurs réseaux effectifs, on va chercher des boucs émissaires… chez les enseignants, qui se trouvent ainsi accusés d’être coupables de ce qui leur arrive.

Vous avez pointé que ceux qui ont mis le sujet de la laïcité sur le tapis souhaitent en fait en modifier les équilibres. Mais dans quel sens, alors qu’ils se réclament volontiers de la loi de 1905 ?

Il me semble que leur idée consiste en un contrôle étatique plus fort sur l’islam en France. C’est ce qu’on appelle une interprétation « gallicane » de la laïcité. Mais la loi de 1905 a refusé cette voie. Sur ce point précis, Jean Baubérot [sociologue des religions – ndlr] a raison de dire qu’avec l’article 4 de la loi de 1905, c’est l’interprétation libérale qui l’a emporté. 1905 est une loi de pacification qui respecte l’autonomie des Églises.

Ce que défendaient au contraire les partisans d’Émile Combes [radical de gauche, président du Conseil entre 1902 et 1905 – ndlr], c’était une nationalisation du catholicisme. Ils ont perdu : la loi dispose que l’organisation des Églises leur appartient. Et si le pape a condamné le texte, c’est moins pour des raisons de fond, que parce qu’il s’inquiétait d’une révocation unilatérale du Concordat qui unissait l’État français et l’Église de Rome.

Si certains souhaitent restaurer cet esprit combiste à l’égard des religions et de l’islam, autant le formuler ainsi. Mon impression, c’est qu’un certain nombre de « laïques » autoproclamés et bruyants sont en réalité insatisfaits de la laïcité telle qu’elle est inscrite dans la loi, parce qu’elle ne permet pas de contrôler l’islam. Ils ont le droit de le penser, mais alors il faut le dire. Au contraire, on assiste à une promotion de la laïcité de 1905, accompagnée d’un discours qui en dément l’esprit. La confusion se joue alors entre une laïcité imaginaire et la laïcité réellement codifiée dans les textes. Cela ne favorise pas une discussion claire.

C’est le cas, selon vous, des signataires de la tribune du JDD qui s’en prend à mots couverts à l’Observatoire de la laïcité présidé par Jean-Louis Bianco ?

Cette tribune se proclame en faveur d’une « laïcité pleine et entière », une expression vide qui signale en effet un mécontentement à l’égard de la loi existante et de ses contraintes. Ce texte aux accents souverainistes est typique d’un double discours : d’un côté, elle se présente comme une défense de la « liberté d’expression » ; d’un autre côté, elle appelle à un unanimisme de pensée en vertu duquel quiconque a des désaccords avec les signataires fait figure de traître à la patrie. Il semble que le nouveau nom pour cet ennemi public imaginaire soit « islamo-gauchiste ».

La rhétorique du « salut public » utilisée par cette tribune n’est pas innocente : elle implique que nous sommes en guerre et qu’il nous faut donc, comme en 1914, une « union sacrée » (qui s’est accompagnée alors du rétablissement de la censure). Mais si on veut l’union sacrée, on ne se situe plus exactement dans la défense de la laïcité, de la liberté d’expression et de l’État de droit démocratique. Ce qu’on suggère, c’est qu’il faut faire reculer l’État de droit ou, en termes euphémisés, le « remettre à sa place » comme le suggère le philosophe Marcel Gauchet. Autrement dit, rien moins que se défaire du fardeau des « droits de l’homme » qui gênerait la souveraineté nationale du Peuple-Un.

Plus largement, comment caractériser les différents rapports à la laïcité qui s’affrontent dans le débat public ?

Je distinguerais volontiers quatre camps.

Il existe d’abord, du côté de ceux qui sont influencés par les études décoloniales, une hostilité diffuse à l’égard de la laïcité, réduite à la loi de 2004 et, pour ce qui concerne la loi de 1905, rattachée par amalgame au contexte colonial. Je parle d’hostilité diffuse, car elle ne s’accompagne d’aucune proposition politique alternative et n’a donné lieu, dans l’espace francophone, à aucune production théorique notable. Elle se rattache à une production anglophone très hâtive – citons La Religion de la laïcité de Joan Scott, traduit en français en 2018 – qui a été magistralement déconstruite par Cécile Laborde. Selon moi, il s’agit d’une vue de surplomb, anhistorique, qui efface la complexité du réel pour démoniser une « République » pensée comme un logiciel immuable. Rappelons qu’un défenseur acharné de la laïcité comme Clemenceau était anticolonialiste.

Une grande partie de la droite, qui y avait été hostile, a au contraire rallié la laïcité. Elle a compris que la loi permettait des formes de « discrimination positive » pour l’Église catholique. Elle a également été satisfaite des lois favorisant le financement public de l’enseignement privé, notamment la loi Debré de 1959. Cette « catho-laïcité » française est un courant latent, silencieux, car il tient son efficacité de ne pas être bruyant. Cela marche, si l’on en juge par l’hypocrisie qui entoure le régime concordataire de l’Alsace-Moselle, qui contredit le droit commun de la loi de 1905. On pourrait le supprimer, ou au contraire s’en inspirer pour financer des facultés publiques de théologie musulmane, mais aucun de ces débats n’a lieu.

J’ai déjà parlé des républicains « gallicans », qui souhaitent une nationalisation du religieux. Ils n’ont pas de souci avec le catholicisme, car ils pensent qu’il est suffisamment nationalisé. Leur inquiétude porte essentiellement sur l’islam. Mais encore une fois, la laïcité n’a pas été faite pour nationaliser une religion, mais pour séparer l’État d’une Église qui venait de réaffirmer, avec l’infaillibilité pontificale, son caractère international, tandis qu’une partie considérable de l’Église française s’était adonnée à l’agitation antisémite pendant l’affaire Dreyfus.

Enfin, il y a tous ceux qui adhèrent à l’esprit pacificateur de 1905. Ils en acceptent le coût, à savoir que les religions ont une liberté qu’elles n’avaient pas durant le Concordat. Mais parmi eux, il y a tout un spectre de positions possibles, en fonction de la place qu’on accorde au dialogue interreligieux. De ce point de vue, le texte de 1905 contient une tension, à mon avis difficile à dépasser.

« Historiquement, le républicanisme est la politique des droits de l’homme »

Quelle est cette tension interne à la laïcité française ? La retrouve-t-on à l’étranger ?

Selon la loi, la République ne reconnaît aucun culte. En même temps, elle reconnaît aux cultes le droit de s’organiser selon leur propre canon, et affirme que l’État est prêt à subventionner certains services du culte lorsque des individus ont l’impossibilité de pratiquer. Cela implique de savoir ce qu’est un culte et ce qui n’en est pas, et de faire ainsi la différence entre une religion et une secte, ce qui équivaut à une sorte de « reconnaissance faible ».

À partir de cette base, certains pensent que la loi nous invite à reconnaître le moins possible les religions, et d’autres que ce régime implique un certain dialogue avec les religions. Une des critiques faites à l’Observatoire de la laïcité a ainsi été d’avoir trop donné dans l’œcuménisme. Ces débats renvoient à une spécificité de la laïcité à la française, qui n’incite pas à la constitution d’associations athées ou laïques, qui seraient des partenaires des pouvoirs publics. En conséquence, lorsque le dialogue se fait, c’est uniquement avec les communautés religieuses.

Cette tension ne se retrouve évidemment pas dans les pays qui accordent des privilèges à une religion d’État, comme le Royaume-Uni ou le Danemark. En comparaison, le système français a pour immense vertu d’assurer la pleine égalité des croyants et des non-croyants. Mais il ne permet pas l’organisation des laïcs en tant que communauté philosophique, comme en Belgique, où la neutralité de l’État s’accompagne d’une reconnaissance institutionnelle des religions et de ce qu’on appelle la « laïcité organisée », c’est-à-dire des associations fondées sur la défense du « libre examen » et du refus des autorités ecclésiales.

Dans votre texte « Tourmentes laïques », vous pointez que la laïcité de 1905 a vu le jour contre les partisans d’un « communautarisme national ». Pouvez-vous expliquer ce terme, et en voyez-vous aujourd’hui des héritiers ?

Il s’agissait d’une provocation délibérée, car je suis insatisfait de l’usage actuel des termes de communautarisme et de séparatisme, que je trouve à la fois trop englobants et euphémisants (peu adéquats pour désigner la violence terroriste et la radicalité djihadiste).

En philosophie politique, notamment dans le monde anglo-américain, on identifie comme « communautariens » ceux qui insistent sur la nécessité que la société politique s’organise comme une communauté morale, autour d’une identité « épaisse » qui ne soit pas seulement civique. La position communautarienne peut donner lieu à des positions nationalistes (au sens premier d’attachement à l’État-nation) mais aussi multiculturalistes (le pays étant vu comme une communauté morale de communautés morales).

Ce qui est perturbant en France, c’est que ceux qui utilisent le mot « communautarisme » sont justement des communautariens, qui pensent que la République doit correspondre à une forme de communauté morale. Ces gens sont républicains de la même manière que l’est le parti républicain américain. À preuve un de leurs textes fondateurs, un article publié en 1989 par Régis Debray, qui opposait République et démocratie. Cet article reproduit exactement les arguments que développaient dans les années 1970 des néoconservateurs reaganiens comme Irving Kristol. Ce dernier expliquait que la démocratie donne le pouvoir aux « consommateurs de biens économiques », tandis que la république exige des citoyens éclairés « participant à la production de biens politiques ».

Pour cette mouvance, à défaut d’une religiosité commune comme aux États-Unis, c’est la laïcité qui devrait remplir la fonction de substrat moral à la communauté politique. À les suivre, la laïcité est censée devenir un principe d’unité et de lien social, alors qu’elle est un principe de séparation. On comprend mieux pourquoi la question sociale est absente de leurs préoccupations : la question de l’intégration sociale par des politiques de solidarité et d’éducation – qui exigeraient de s’intéresser par exemple aux travaux de Thomas Piketty au lieu de les dédaigner en leur imputant un prétendu « économisme » – est remplacée par le rêve de l’inculcation d’un catéchisme laïque qui unirait les nationaux autour d’une profession de foi.

C’est un autre trait de la semaine écoulée, et des polémiques liées à l’islam et à la laïcité : la référence tous azimuts à la République. On finit par se demander ce qu’elle recouvre réellement…

Historiquement, le républicanisme est la politique des droits de l’homme, comme l’illustre la Révolution française en 1789. Dès ce premier moment, mais de façon plus évidente encore avec la révolution de 1848, le républicanisme prolonge les droits de l’homme dans la revendication de la solidarité sociale. Les luttes de l’affaire Dreyfus au tournant du XXe siècle et la loi de 1905 s’inscrivent dans ce mouvement d’extension des droits. Le noyau de l’identité républicaine est composé de ces trois dimensions : l’égalité des droits, les institutions de la solidarité, la laïcité.

Si rien n’est simple, c’est que le républicanisme est aussi lesté d’un héritage rousseauiste, c’est-à-dire de la vision selon laquelle le citoyen est celui qui s’identifie à la volonté générale. Or il est facile, sous ce nom de « volonté générale », de substituer à la délibération collective sur les questions d’intérêt général l’idée d’une identité nationale en laquelle tout individu est tenu de se reconnaître sans aucune distance. Il existe ainsi un républicanisme identitaire, incarné par exemple par Maurice Barrès dans la dernière partie de sa vie, lorsqu’il a abjuré son antisémitisme mais continue d’incarner une sensibilité de droite nationaliste. Il ne s’agit cependant que d’une version, et non pas de l’essence du républicanisme.

Pour en revenir à 1905, on peut dire que ça a été le moment le moins identitaire, et donc le plus libéral du républicanisme français. Ce qui distinguait ce dernier du libéralisme, ce n’était pas l’idée de la liberté de conscience, qui est identique pour les deux courants ; c’était l’affirmation nette que la liberté de conscience des incroyants devait être assurée légalement par la séparation des Églises et de l’État (et pas seulement par une tolérance pragmatique à l’anglaise) ; c’était surtout une interprétation extensive des droits de l’homme et du citoyen, une conception de la République qui passait par la solidarité sociale et l’éducation publique.

Pour vous, républicanisme et droits de l’homme devraient aller ensemble. À la suite de l’attentat, sous couvert de défense de la République, l’État de droit a néanmoins été présenté comme un obstacle à une lutte efficace contre le terrorisme. On a même entendu un député du MoDem déplorer les « marottes bien-pensantes, droits-de-l’hommistes ». Vous avez travaillé sur les critiques des droits de l’homme : à quel type avons-nous affaire ici ?

L’expression que vous citez est très connotée : elle renvoie à une tradition conservatrice, voire réactionnaire, qui pense qu’il ne faut pas « trop respecter » les droits de l’homme.

C’est une reprise des critiques formulées par le contre-révolutionnaire Edmund Burke contre la Révolution de 1789. Burke, qui était un libéral en économie et, en politique, un défenseur du régime parlementaire contre l’absolutisme monarchique, ne récusait pas les droits de l’homme en tant que tels, mais il refusait qu’on en fasse des principes intangibles et constitutionnels ; il voulait qu’ils ne soient qu’une référence souple sans conséquences contraignantes. Il disait déjà, en somme, que « les droits de l’homme ne sont pas une politique », pour reprendre l’expression de Marcel Gauchet.

Nous assistons paradoxalement, chez certains républicains, à la revanche partielle de Burke sur la Révolution française et sur la tradition républicaine historique.


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