Les réformes de 2018 ont fait bondir les inégalités en France

samedi 12 septembre 2020.
 

L’Insee confirme qu’en 2018, sous l’effet des réformes de la fiscalité du patrimoine, notamment la fin de l’ISF et le bouclier fiscal sur les revenus du capital, les inégalités se sont fortement aggravées en France. Pourtant, le gouvernement y tient plus que jamais.

Lors de la présentation du « plan de relance » le 3 septembre, le ministre de l’économie et des finances Bruno Le Maire a insisté sur le fait que la politique de ce gouvernement, comme celle du précédent, était la « lutte contre les inégalités ». Mais derrière cette vitrine, il faut bien constater une grande indifférence de l’exécutif aux inégalités de niveau de vie, alors même que la réforme de la fiscalité du capital de 2018 et d’autres mesures ont contribué à les creuser de façon inédite.

Car si les responsables de la majorité présidentielle ont prétendu que l’exonération de l’ISF du patrimoine et la création d’un « bouclier fiscal » très bas (30 %) sur les revenus du capital n’étaient pas un « cadeau fait aux riches », les données de l’Insee prouvent très clairement le contraire. Une étude de l’institut de statistiques publiée ce 9 septembre confirme ainsi les éléments préliminaires déjà publiés en 2019.

Première constatation : les inégalités de niveau de vie se sont très fortement creusées en France en 2018. L’indice de Gini, qui mesure le degré d’inégalités de la redistribution des revenus (à 0, l’égalité est parfaite, à 1, l’inégalité est totale, une personne ayant la totalité des revenus), est ainsi passé en un an de 0,289 à 0,298. Ce niveau n’a été historiquement dépassé depuis 1996 qu’une fois, en 2011, en pleine crise de la zone euro. Mais c’est aussi une des plus fortes hausses enregistrée en une année. Cette hausse de 0,09 point n’a été dépassée que par celle de 2009, au cœur de la crise financière.

L’évolution de 2018 est donc singulière. Elle se produit dans une période de croissance relative (1,8 %), même si cette dernière ralentit par rapport à 2017. L’année 2018 n’est pas celle d’un effondrement de l’économie comme en 2009. La source de cette nouvelle inégalité n’est donc pas celle d’un partage des pertes, comme en 2009 ou comme cela se traduit traditionnellement en cas de crise, mais d’un partage des gains de la croissance. C’est donc directement le fruit des politiques publiques.

De fait, une autre étude de l’Insee, publiée le 8 septembre, estime que la réforme de la fiscalité du capital a eu, à comportement inchangé, un effet d’augmentation de 0,2 point sur l’indice de Gini. Le mécanisme est logique et il a été largement dénoncé et documenté, notamment par les travaux de l’OFCE en 2017 : les revenus bénéficiaires par les réformes de 2018 sont ceux des ultra-riches, car plus on monte dans l’échelle sociale, plus la composante financière pure de la richesse augmente. À cela s’est ajouté un effet d’aubaine pour les détenteurs du capital qui ont profité de la baisse de la fiscalité pour se verser de généreux dividendes. Cet effet avait déjà été identifié par l’Insee qui avait constaté en 2018 une hausse inédite de 8,3 % des revenus financiers des ménages.

L’étude du 8 septembre souligne ainsi que l’effet des réformes de la fiscalité du capital et de celle de la CSG (qui a augmenté pour supprimer en deux temps les cotisations maladie et chômage) sur les niveaux de vie des 5 % les plus aisés est de 1,5 % (la hausse de leur niveau de vie en 2018 est de 1,2 %), soit 1 010 euros, contre 1 % pour les 20 % les plus riches et un effet quasiment nul sur les 80 % les plus pauvres. Il s’agit donc bien de réformes centrées sur les plus riches et qui profitent aux plus riches. Emmanuel Macron, qu’il le veuille ou non, est donc bien le président des riches et un partisan de la pseudo-théorie du ruissellement. Le discours permanent de dénégation ne peut dissimuler ces faits.

Car, en bas de l’échelle sociale, la situation est différente. Les réformes des allocations logement ont touché directement les plus faibles. Selon l’étude de l’Insee du 9 septembre, le niveau de vie des 30 % les plus pauvres recule. Certes, l’effet est aggravé par un biais statistique qui prend en compte la baisse de l’allocation logement du parc social, qui est un revenu, sans considérer la baisse contemporaine des loyers. Mais il n’empêche : même en corrigeant cet effet, les niveaux de vie des 10 % les plus pauvres s’affaissent en 2018 de 0,3 %. Une baisse est enregistrée jusqu’à 30 % de la population la plus pauvre, alors que le revenu médian (qui coupe la population en deux parties) est en hausse de 0,3 %. Le ratio de revenus entre les 20 % les plus pauvres et les 20 % les plus riches s’accroît ainsi de 0,13 point, là encore une hausse assez rare en période de croissance en France. En 2018 en France, les 20 % les plus riches détiennent 39 % de la « masse totale des niveaux de vie », contre 9 % pour le cinquième le plus pauvre.

Bref, la première année du quinquennat Macron peut être résumée factuellement de cette façon : des riches beaucoup plus riches et des pauvres plus pauvres. L’évolution du taux de pauvreté, qui mesure la part de la population disposant d’un niveau de vie inférieur à 60 % du niveau médian (soit 12 750 euros par an ou 1 062 euros par mois), ne saurait tromper de ce point de vue : il a bondi statistiquement de 0,7 point à 14,8 %, passant le seuil des 9 millions de personnes à 9,33 millions. Certes, il faut aussi le corriger de l’effet loyer du parc social, mais même dans ce cas, la hausse du taux de pauvreté est significative à + 0,3 %, soit, là encore, un record depuis la crise. D’ailleurs, l’Insee pointe les effets de la réforme des allocations logement (gel du barème et baisse forfaitaire de 5 euros) mais aussi une faible croissance des revenus d’activité qui met en évidence les effets désastreux des réformes structurelles du marché du travail engagées en 2015 sur les personnes pauvres, qui sont davantage précarisées et ne peuvent peser sur la formation de leurs revenus et leurs salaires.

Une politique inégalitaire qui se poursuit

Il faut donc en convenir : si le « sentiment d’insécurité » ne se traduit pas dans la réalité, le sentiment d’inégalité, lui, n’est pas une chimère mais correspond précisément à des faits. Quand bien même il ferait moins l’objet d’un débat quotidien sur les chaînes d’information en continu. Malgré le déni du gouvernement, il a marqué le début d’un quinquennat en détruisant brutalement la relative résistance de la France depuis 2011 à la montée globale des inégalités.

Certes, l’année concernée n’est que la deuxième du quinquennat. Mais elle est aussi celle où la stratégie économique d’Emmanuel Macron a pu être pleinement déployée avec une loi de finances 2018 qui prétendait être celle du « pouvoir d’achat ». Comme toujours avec ce pouvoir, les mots ont décrit l’inverse de la réalité concrète vécue. Ces chiffres permettent aussi de comprendre ce qui a pu se produire à la fin de l’année 2018 avec, à partir du 17 novembre, le mouvement des « gilets jaunes ». Le pouvoir a certes, en 2019, légèrement corrigé le tir, sous la pression de ce mouvement dont on rappellera qu’il a un temps menacé concrètement le pouvoir.

Mais ni ce mouvement ni la crise du coronavirus n’ont amené Emmanuel Macron et ses gouvernements à revenir sur ces réformes de la fiscalité du capital au cœur de l’augmentation des inégalités. Ce refus signifie que la situation de 2018 perdure et que, donc, structurellement, les inégalités sont désormais plus fortes en France. Les effets de la crise sanitaire risquent encore d’aggraver cette situation. Si l’État a pu contenir et compenser une partie de la baisse des revenus liée au confinement, ce filet de sécurité n’a été que partiel.

L’Insee a ainsi rappelé, lors de la publication des chiffres du PIB trimestriel le 26 août, que le revenu disponible brut des ménages avait reculé de 2,3 % au cours du deuxième trimestre 2020, soit sa plus forte baisse depuis 1949. Certes, l’impossibilité concrète de consommer a conduit à une augmentation de l’épargne, mais comme l’a montré l’OFCE dans une étude du 26 juin les classes les plus aisées ont constitué la plus grande partie de l’épargne forcée. Autrement dit, dans la « deuxième vague » de la crise qui se met en place doucement et que la note de conjoncture du 8 septembre de l’Insee pointait, avec un taux de chômage proche de 10 % et une spirale récessive induite par un « choc de demande » que le « plan de relance » ne traite pas, les plus aisés seront beaucoup plus à l’abri que les plus fragiles qui auront tôt fait d’utiliser le peu d’épargne forcée issue du confinement pour faire face à leurs besoins les plus pressants.

Pour lutter contre un nouveau risque d’explosion des inégalités, à l’égal de ce qui s’est passé en 2009, il était donc urgent d’agir sur la répartition des richesses. On est évidemment loin du compte. Le gouvernement en est resté à sa défense acharnée du capital et a préféré consacrer 10 milliards d’euros par an à la baisse des impôts à la production plutôt qu’à une politique sociale qui ne pèse que 0,8 % du plan de relance, soit 800 millions d’euros.

L’exécutif a également décidé de maintenir certaines réformes anti-redistributives comme la fin de la taxe d’habitation pour les 20 % les plus riches, autrement dit pour ceux qui, précisément, sont déjà les principaux bénéficiaires des réformes de 2018. Évidemment, tout cela est enrobé sous un discours d’« égalité des chances » ou de « soutien à l’emploi », mais il ne s’agit là que des stratégies rhétoriques habituelles de la pseudo-théorie du ruissellement à laquelle l’exécutif reste aujourd’hui attaché, qu’il le veuille ou non.

Qu’en est-il précisément des conséquences des réformes de 2018 à long terme ? Les partisans du ruissellement et l’exécutif demandent d’attendre. À long terme, cette baisse de la fiscalité du capital devrait favoriser l’investissement productif et les emplois. On voit mal comment un tel scénario pourrait se réaliser alors que les seules espaces de croissance dans le capitalisme contemporain sont les marchés financiers et l’immobilier, ainsi que quelques marchés émergents de plus en plus rares. Selon la Banque de France, en 2018 44 % de l’épargne française était investie à l’étranger. Dès lors, il n’y a guère de raison d’utiliser son épargne pour investir dans l’économie réelle. Et même si c’était le cas, cela se ferait au détriment des salaires et des conditions de travail puisque la demande de rentabilité financière dans une économie où la productivité ralentit ne peut se faire que par le biais d’une pression croissante sur le travail.

En revanche, on peut identifier des risques majeurs. Le premier est le dépérissement de l’État social par la stratégie dite « starve the beast » (« affamez la bête ») qui vise à réduire les recettes de l’État pour contraindre à une plus faible redistribution devenue incontournable. Ce 9 septembre, Les Échos se réjouissaient que les réformes de 2018 coûtent moins que prévu à l’État. Mais le quotidien se prend les pieds dans les chiffres en prétendant que le coût « n’est que de 2,9 milliards d’euros contre 5,1 milliards d’euros prévus ». En réalité, les 5,1 milliards d’euros ne prenaient pas en compte la hausse de 2 milliards d’euros de la CSG que le chiffre de 2,9 milliards de l’Insee intègre dans le calcul. L’amélioration par rapport à la prévision ne serait donc que de 200 000 euros et ne peut être liée à des effets de comportement qui ne sont pas pris en compte par l’étude.

Bref : « l’effet Laffer » qui veut que la baisse d’un impôt en augmente le rendement ne se vérifie pas et le coût est immense pour les finances publiques. À près de 3 milliards d’euros par an, on aurait eu de quoi financer la moitié du « Ségur de la santé » du plan de relance non pas en une fois, mais dans la durée. Il y a donc bien un risque que ces réformes anti-redistributives se traduisent par une dégradation de l’État social et donc une nouvelle croissance des inégalités.

Le deuxième risque est lié au premier. En favorisant la fiscalité du capital par rapport au travail, on favoriserait les rémunérations par les dividendes plutôt que par le salaire. Outre le fait que la priorité donnée aux dividendes pourrait peser sur l’investissement, il pourrait y avoir un effet de transfert des revenus pour les indépendants vers les dividendes au détriment des salaires. Ce risque, que l’économiste Gabriel Zucman avait identifié fin 2017, est d’ailleurs rappelé par l’étude de l’Insee du 8 septembre. S’il se concrétisait, il viendrait encore réduire les recettes de l’État et de la Sécurité sociale.

Globalement, aujourd’hui, les effets constatés de cette réforme et les risques identifiés conduisent à penser que rien en dehors de l’idéologie et de la politique de classe menée par le gouvernement ne permet de défendre la fin de l’ISF et la « flat tax » sur les revenus du capital. Compte tenu des chocs sociaux et économiques que le pays a connus, il est significatif que ces deux réformes restent des lignes rouges défendues bec et ongles par le gouvernement et l’Élysée. Sous le vernis de la communication, il y a donc une politique néolibérale assumée et constante.

Romaric Godin


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